“L’ordre et la morale” de Kassovitz : retour sur la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle Calédonie

Il a été dit dans les médias que 99% des Kanak sont d’accord avec le film, or la décision a été prise par certaines personnes et contre l’avis d’autres personnes.

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“L’ordre et la morale” de M. Kas­so­vitz : retour sur le 5 mai 1988.

En 1995, Mathieu Kas­so­vitz secouait les pal­miers de la Croi­sette avec son film choc sur les ban­lieues fran­çaises “La Haine”. Cela lui vaut rapi­de­ment d’être ran­gé dans la caté­go­rie des “petits génies pro­met­teurs du ciné­ma fran­çais”, un brin incon­trô­lables. En 2011, fidèle à cette image, il s’en va secouer d’autres coco­tiers, bien loin des rives de la Médi­ter­ra­née. Kas­so­vitz consacre 2h15 de ciné­ma, sans esbroufe, sans arti­fices, mais ten­du, à une des sales affaires de la V° Répu­blique, dans ses sur­vi­vances colo­niales : la prise d’o­tages de la grotte d’Ou­véa en Nou­velle Calé­do­nie. Pour Kas­so­vitz, ici réa­li­sa­teur et acteur, ain­si que pour son équipe, direc­tion le Paci­fique et ce loin­tain “Caillou” sur lequel se joue, en ces années 80 finis­santes, l’é­pi­logue san­glant d’un face à face mul­ti­sé­cu­laire ren­du explo­sif aus­si bien par le poids des contin­gences exté­rieures que par un puis­sant pour­ris­se­ment intérieur. 

L’ordre et la morale” est construit comme un compte à rebours vers un évè­ne­ment qui nous est mon­tré en ouver­ture du film. On y voit des mili­taires ache­ver un assaut en pleine jungle qui l’on devine très violent. Il y a des morts, des bles­sés, des per­sonnes qui se rendent bras levés. L’air est char­gé de cendres, ten­sion extrême et confu­sion pré­cé­dent un retour à la “nor­male”, rendent l’at­mo­sphère bien épaisse, même de l’autre côté de l’écran.

Flash back, quelques semaines plus tôt : le 22 avril 1988 à 7h30. La gen­dar­me­rie de Fayaoué sur l’île d’Ou­véa est atta­quée par un com­man­do armé du FLNKS [[FLNKS : Front de Libé­ra­tion Natio­nal Kanak et Socia­liste.]]. Objec­tif occu­per les lieux de façon à faire pres­sion sur la métro­pole qui, à ce moment là, est davan­tage pré­oc­cu­pée par les der­nières heures de la cam­pagne élec­to­rale. Il s’a­git de mettre la ques­tion calé­do­nienne dans le débat poli­tique fran­çais. Fran­çois Mit­ter­rand, pré­sident de la répu­blique, a ter­mi­né son pre­mier sep­ten­nat par deux années de coha­bi­ta­tion dif­fi­ciles avec un gou­ver­ne­ment de droite issu des légis­la­tives de 86. Son pre­mier ministre, et prin­ci­pal concur­rent pour une ré-élec­tion, est J. Chi­rac. Ber­nard Pons est alors ministre de l’Outre-Mer. 

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B. Pons, ministre de l’Outre-Mer.

A Fayaoué, au cours de l’at­taque, 4 gen­darmes sont tués par les membres du com­man­do. Plus de 20 autres sont pris en otage. Une par­tie est séques­trée au sud de l’île et très rapi­de­ment libé­rée. L’autre par­tie, consti­tuée d’un groupe de 16 gen­darmes, est rete­nue en otage sur le site de la grotte d’Ou­véa, plus au nord, dans la jungle par un groupe armé affi­lié au FLNKS et emme­né par Alphonse Dianou. 

L’his­toire nous est contée du point de vue de Phi­lippe Legor­jus, envoyé sur place avec ses hommes du GIGN (Groupe d’In­ter­ven­tion de la Gen­dar­me­rie Natio­nale). Sa mis­sion, selon l’ex­pres­sion plu­sieurs fois reprise dans le film, faire “bais­ser la pres­sion” et per­mettre que le dia­logue s’ins­taure pour dénouer la crise. Arri­vés sur place, les hommes de Legor­jus doivent se pla­cer sous l’au­to­ri­té de l’ar­mée qui se déploie de façon impres­sion­nante depuis son Q.G. de Gos­sa­nah et qui est en charge des opé­ra­tions diri­gées par le géné­ral Vidal. Elle ne pri­vi­lé­gie visi­ble­ment pas les mêmes options d’ou­ver­ture que le lea­der du GIGN et que la gen­dar­me­rie locale qui a des rela­tions quo­ti­diennes (pas for­cé­ment cor­diales) avec les Kanak. [[Le Nom Kanak est invariable.]]

Le contact est éta­bli avec les pre­neurs d’o­tages, Legor­jus gagne leur confiance, mais son approche abou­tit à lais­ser dans la grotte 6 membres de son com­man­do. Le nombre de gen­darmes déte­nus par Dia­nou et ses com­parses aug­mente donc. Très vite, Legor­jus se retrouve dépas­sé par la néces­si­té de se plier aux ordres d’une hié­rar­chie qui pri­vi­lé­gie, par cal­cul poli­tique, la manière forte autant que par un FLNKS au jeu trouble. 

Le 5 mai 1988 au matin, il doit enga­ger avec l’ar­mée l’o­pé­ra­tion Vic­tor, coor­don­née par B. Pons qui donne l’as­saut sur le site où sont rete­nus les otages. Bilan 21 morts : deux par­mi les mili­taires, 19 par­mi les Kanak. Leur chef, Alphonse Dia­nou, bles­sé à la jambe et éva­cué en civière, décède lors de son trans­fert à l’hô­pi­tal de façon tout à fait suspecte. 

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Les Kanak se recueillent devant les cer­cueils des 19 tués lors de l’o­pé­ra­tion Vic­tor don­nant l’as­saut à la grotte d’Ouvéa.

Comme disait B. Pons “Il en va de l’hon­neur de la France”.

Réac­tions en chaîne sur une ques­tion vive.

Le film est un pro­jet au long cours pour M. Kas­so­vitz. Les papiers publiés dans la presse à la sor­tie du film res­sassent l’ex­pres­sion consa­crée du “pro­jet por­té depuis …”, ce qui n’est pas tota­le­ment cari­ca­tu­ral, Kas­so­vitz ayant enta­mé la tour­née des chef­fe­ries depuis au moins 2007. Il ne pour­ra tou­te­fois tour­ner sur place, reproche qui lui est adres­sé par une par­tie des Kanak, et se délo­ca­li­se­ra à Tahi­ti. Kas­so­vitz recrute quand même une par­tie de ses acteurs loca­le­ment, on l’en­tend dans le film, ils sont ama­teurs mais méri­tants. Le moins que l’on puisse dire est que le sujet abor­dé, même trai­té de façon ciné­ma­to­gra­phique, réveille les ardeurs des dif­fé­rentes par­tie pre­nante des évè­ne­ments ou de ceux qui en portent la mémoire et qui, à ce titre, pré­tendent déte­nir “LA” véri­té sur l’af­faire d’Ouvéa. 

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3 des acteurs Kanak du film, I. Lapa­kas (A. Dia­nou dans le film, étu­diant de son état), D. Djou­pa, fils de W. Laveo­la, un des pre­nuers d’o­tages et Mathias Waneux, élu d’Ouvéa.

La sor­tie du film a pro­vo­qué immé­dia­te­ment les pro­tes­ta­tions de B. Pons, ancien ministre de l’Outre Mer, qui n’est pas épar­gné par le film, certes, mais en même temps … Il y a aus­si les groupes consti­tués impli­qués dans les opé­ra­tions à Ouvéa qui donnent leur avis : les mili­taires (par voie détour­née mais aus­si par leur repré­sen­tant le plus gra­dé, le géné­ral Vidal, qui mène un vif échange avec Legor­jus sur la télé publique), les anciens du GIGN qui accablent par­fois leur lea­der (celui ci a quit­té ses res­pon­sa­bi­li­tés au sein du groupe en ? et ?), ou pré­tendent faire des révé­la­tions (à ce titre ce qui est publié comme des témoi­gnages exclu­sifs sur le site du GIGN relève d’une pra­tique de la langue de bois assez remar­quable, vu qu’au­cun des 4 témoins cen­sés faire des révé­la­tions ne dit ce qui se passe au moment de l’as­saut), les gen­darmes ou fils de gen­darmes, notam­ment de Fayaoué y vont éga­le­ment de leurs protestations.

La presse évi­dem­ment donne aus­si son inter­pré­ta­tion du film.

Sans sur­prise, le Figa­ro Maga­zine, chez qui Kanak s’é­crit encore à la mode colo­niale (Canaque), monte au cré­neau titrant “Les men­songes de Kas­so­vitz” un article signé T. Deran­sart, ancien direc­teur des Nou­velles Calé­do­niennes, proche du RPCR (par­ti anti indé­pen­dan­tiste de Nlle Calé­do­nie), et aujourd’­hui de “Valeurs actuelles”. Très par­tiale, l’ana­lyse du papier menée par l’é­quipe d’ ”arrêt sur images” per­met de déjouer faci­le­ment tous les pro­cé­dés édi­to­riaux uti­li­sés par le jour­na­liste pour don­ner, de fait, SA vérité. 

Dans le Paci­fique, enfin, le film sus­cite des réac­tions. Benoit Tan­go­pi, un des pre­neurs d’o­tages qui a sur­vé­cu à l’o­pé­ra­tion Vic­tor, dénonce le fait que Kas­so­vitz se soit uni­que­ment appuyé sur le point de vue de Legor­jus qu’il consi­dère comme un traitre (trai­trise qui n’est pour­tant pas dis­si­mu­lée par le film). 

10.11.2011

Com­mu­ni­qué de Benoît Tan­go­pi, ancien pri­son­nier d’Ouvéa et gar­dien de la grotte, sur le film « L’ordre et la morale » de Mathieu Kassovitz

Je sou­haite appor­ter des infor­ma­tions et des éclair­cis­se­ments sur la posi­tion de la chef­fe­rie de Gos­sa­nah par rap­port au film « L’ordre et la morale » de Mathieu Kassovitz.

Je ne suis pas d’accord avec cer­taines infor­ma­tions don­nées par l’équipe du film dans les médias. Et il me paraît donc impor­tant que la popu­la­tion sache ce qui s’est pas­sé à notre niveau. Depuis l’arrivée de cer­tains membres de l’équipe du film en 2007, nous avons assis­té à toutes les réunions dans les chef­fe­ries d’Ouvéa, dans les­quelles devaient se prendre la déci­sion d’accepter ou non le pro­jet de film por­té par Mathieu Kassovitz.

Il a été dit dans les médias que 99% des Kanak sont d’accord avec le film, or la déci­sion d’accepter ce film a été prise uni­que­ment par cer­taines per­sonnes et contre l’avis d’autres personnes.

En mars 2010, a eu lieu à la chef­fe­rie Bazit la der­nière réunion pour accep­ter le film ou non. Lors de cette réunion, des per­sonnes étaient contre le film et d’autres pour le film. Le pré­sident du dis­trict de Saint-Joseph a alors pris la déci­sion pour tout le monde d’accepter le film. Mais la popu­la­tion d’Ouvéa étant déjà divi­sée sur le film, l’équipe du film a déci­dé de par­tir faire le film à Tahiti.

S’agissant des anciens pri­son­niers d’Ouvéa 88, nous étions au départ d’accord si le pro­jet se fai­sait à Ouvéa car nous aurions été là pour racon­ter. Mais ensuite nous n’étions plus d’accord avec le pro­jet lorsque nous avons appris que le film se tour­ne­rait à Tahiti.

Sur 33 anciens pri­son­niers, 3 seule­ment sont par­tis à Tahi­ti par­ti­ci­per au tour­nage du film. Je tiens à pré­ci­ser que ce ne sont pas non plus toutes les chef­fe­ries d’Ouvéa qui avaient accep­té le pro­jet. De même, ce ne sont pas tous les gens d’Ouvéa qui ont accep­té le film. Les familles et les chef­fe­ries étaient, et sont tou­jours, divi­sées sur le film, et les déci­sions ont été prises uni­que­ment par quelques personnes.

Il est dit trop sou­vent que Gos­sa­nah était d’accord pour ce pro­jet alors qu’il n’y a que quelques per­sonnes de cer­taines familles qui sont par­ties à Tahi­ti faire le film. La chef­fe­rie de Gos­sa­nah n’était pas à l’unanimité pour le film, et n’était pas non plus à l’unanimité pour la pro­jec­tion du film, mais a fait le choix de lais­ser cha­cun déci­der d’aller ou non regar­der le film.

Beau­coup d’entre nous n’étaient pas d’accord avec le fait que le scé­na­rio du film soit basé sur l’histoire et le livre de Legor­jus. D’autant que l’équipe du film s’était enga­gé à ce que la véri­té de ce que les gens d’Ouvéa ont vécu soit dite. Or, nous consta­tons pre­miè­re­ment que cet enga­ge­ment n’a pas été res­pec­té et que deuxiè­me­ment, le film avance des infor­ma­tions sans preuves. Le FLNKS est accu­sé d’être res­pon­sable de ce qui s’est pas­sé et de nous avoir lâchés. Or jusqu’à aujourd’hui, il nous est encore dif­fi­cile de faire la lumière sur tout ce qui s’est pas­sé. Il nous faut avant tout faire un tra­vail de recherche de véri­té avant d’avancer dans un film des faits sans preuves qui pour­raient avoir des consé­quences dra­ma­tiques pour la lutte de notre peuple.

C’est pour cette rai­son que nous nous deman­dons si ce film va réel­le­ment nous aider, comme nous l’avait pré­ci­sé Mathieu Kas­so­vitz au départ. Nous consta­tons pour l’instant que ce film nous divise encore plus. Mathieu Kas­so­vitz et son équipe nous avaient dit que leur film nous aide­ra à tra­vailler pour notre indé­pen­dance. Nous consta­tons que ce film nous brouille et que ce n’est pas un film de récon­ci­lia­tion comme indi­qué dans les médias.

Nous ne sommes pas contre le film en tant que tel mais contre le fait que ce film soit basé sur l’histoire de Legor­jus qui nous a tra­his. Baser le film sur la ver­sion de Legor­jus a pour objec­tif de le laver de ses res­pon­sa­bi­li­tés dans la mort de nos frères. Nous avions dit que nous allions libé­rer les otages après le 8 mai 1988, deuxième tour des élec­tions pré­si­den­tielles, et Legor­jus le savait, de même l’Elysée et Mati­gnon, puisque Legor­jus était leur intermédiaire.

Nous repro­chons à l’équipe du film de man­quer d’analyse dans cette affaire. Ce manque aura et a déjà des consé­quences néga­tives pour notre peuple ain­si que pour l’ensemble de la popu­la­tion de Nou­velle-Calé­do­nie. Aujourd’hui les consé­quences du film sont contraires à ce que l’équipe du film avait pré­ten­du au départ.

Benoît Tan­go­pi

via Le Cri du Cagou — 09/11/2011

Enfin à Nou­méa, Dou­glas Hick­son, gérant du seul ciné­ma de la ville a refu­sé de dif­fu­ser le film, réser­vant ses jus­ti­fi­ca­tions en exclu­si­vi­té à la radio locale proche de l’UMP. 

Ouvéa :“jus­qu’i­ci tout va bien mais l’im­por­tant ce n’est pas la chute mais l’a­ter­ris­sage”.

Est-ce vrai­ment le “moment Ouvéa” qui est le plus impor­tant dans le film de Mathieu Kas­so­vitz, et la véri­té qu’il en donne ? C’est, certes, le sujet du film, et il mérite atten­tion, mais com­ment com­prendre Ouvéa sans repla­cer ce drame dans un contexte plus large, convo­qué dans le film en touches plu­tôt fur­tives. Ain­si, au lieu de s’en­fer­rer dans un débat sté­rile pour savoir qui détient LA véri­té his­to­rique (débat assez repré­sen­ta­tif de la façon dont est retrans­crit le tra­vail d’his­to­rien dans l’es­pace public), on peut explo­rer à par­tir d’Ou­véa, les carac­té­ris­tiques et les pro­blé­ma­tiques qui défi­nirent la poli­tique fran­çaise en Nou­velle Calé­do­nie, ce qui n’est pas moins édi­fiant et intéressant.

Conquête, spo­lia­tion, exploitation :

150_de_pre_sence_franc_aise.jpgEn 2003, on “célèbre” les 150 ans de la pré­sence française.

Les 8 aires cou­tu­mières méla­né­siennes ont sculp­té une flèche
têtière pour l’oc­ca­sion. L’ar­chi­pel est tou­jours clas­sé par l’ONU
comme ter­ri­toire à décoloniser.

La Nou­velle Calé­do­nie est un archi­pel de 19200 km² (envi­ron deux fois la Corse) consti­tué de la Grande Terre (île prin­ci­pale) et des îles Loyau­té (Maré, Lifou, Ouvéa qui est la plus septentrionale). 

L’ar­chi­pel est décou­vert par James Cook en 1774, et devient ensuite en 1853, une pos­ses­sion fran­çaise lorsque l’a­mi­ral Feb­vrier-Des­pointes en prend pos­ses­sion au nom de Napo­léon III. Les mis­sion­naires maristes tentent de conver­tir, non sans dif­fi­cul­té, les méla­né­siens au chris­tia­nisme, mais le nou­veau des­tin assi­gné à la Nou­velle Calé­do­nie les rat­trape : l’ar­chi­pel doit deve­nir une colo­nie péni­ten­tiaire. Sur les 4250 Com­mu­nards qui y seront dépor­tés par­mi tant d’autres bagnards, il y en eu une, au moins, dont l’his­toire retien­dra le nom, Louise Michel.

Les insur­rec­tions des Kanak contre les colons éclatent dès le début de la colo­ni­sa­tion même si elles res­tent épi­so­diques. La plus impor­tante a lieu en 1878. La popu­la­tion indi­gène décroit rapi­de­ment en rai­son de l’op­pres­sion colo­niale notam­ment (spo­lia­tion des terres, tra­vail obli­ga­toire, can­ton­ne­ment dans des réserves) mais aus­si de la dif­fu­sion de mala­dies : de 45 000 kanak en 1887, il n’y en a plus que 27 000 au début du XX° siècle.

La fièvre minière, évo­quée dans le film lors d’une tirade d’Al­phonse Dia­nou, va sti­mu­ler et faire pros­pé­rer éco­no­mi­que­ment la pré­sence fran­çaise dans ce loin­tain archi­pel. L’or est pré­sent au nord de Grande Terre, mais il y a aus­si toute sortes d’autres res­sources minières dont la plus impor­tante est le nickel.

L’o­pu­lence per­mise par l’ex­ploi­ta­tion de cette res­source va intro­duire dans l’île de nou­velles popu­la­tions sou­vent venues d’autres colo­nies (Indo­chine par exemple) afin tra­vailler dans les mines aux béné­fices de la puis­sance coloniale.

Dans les années 70, sous les gou­ver­ne­ments Pom­pi­dou et Gis­card d’Es­taing, la flam­bée du prix du nickel ouvre de nou­velles pers­pec­tives à la métro­pole qui voit en son archi­pel du Paci­fique un véri­table eldo­ra­do. Une poli­tique ravi­vée de peu­ple­ment blanc est alors enga­gée qui va de pair avec un tour de vis sur la repré­sen­ta­ti­vi­té des Kanak dans les ins­ti­tu­tions locales de l’ar­chi­pel (lois Jac­qui­not annu­lant les dis­po­si­tions de la loi-cadre Deferre) : les Kanak disent qu’il s’a­git de “plan­ter du blanc”. Le rap­port de force numé­rique les péna­lise alors que la lutte sur le ter­rain poli­tique est enga­gée et qu’un nou­vel enjeu stra­té­gique se pose dans le pay­sage : le Paci­fique est deve­nu le site pour des essais nucléaires français.

Domi­na­tions, exac­tions, ten­sions … explosion :

Dans le film de Mathieu Kas­so­vitz, la domi­na­tion colo­niale n’est pas décrite à pro­pre­ment par­ler. Elle est néan­moins évo­quée par deux scènes très fortes qui se déroulent dans le vil­lage de Gos­sa­nah, sur Ouvéa, base arrière des troupes du Géné­ral Vidal. A elles seules, elles révèlent à l’é­cran (ain­si que quelques images plus floues et loin­taines où l’on entre­voit des femmes et des enfants mal­me­nés par les mili­taires), la situa­tion de domi­nés des Kanak. 

Certes, le code de l’in­di­gé­nat (qui dis­tingue les “sujets fran­çais”, sans droits poli­tiques des citoyens fran­çais) est abo­li sur l’ar­chi­pel en 1946, fai­sant de la Nou­velle Calé­do­nie un Ter­ri­toire d’Outre Mer, mais rien ne change pour autant, ou si len­te­ment. Les Kanak prennent donc le par­ti de s’or­ga­ni­ser sur le plan poli­tique. La pre­mière orga­ni­sa­tion qui peut être consi­dé­rée comme une force poli­tique struc­tu­rée est l’U.C. (Union Calé­do­nienne). Dési­reuse de res­ter dans les cadres ins­ti­tu­tion­nels fixés par la métro­pole, l’U.C. n’en avance pas moins des reven­di­ca­tions sur les droits sociaux ou éco­no­miques des Kanak (écoles, éga­li­té sala­riale). L’U.C., cible des par­ti­sans de la domi­na­tion fran­çaise, finit par rejoindre les indé­pen­dan­tistes en 1977, une par­tie euro­péenne de ses membres for­mant le R.P.R.C. (branche locale du R.P.R. de J. Chi­rac). Donc en 1988, l’U.C. n’existe plus, le FLNKS est le seul inter­lo­cu­teur poli­tique Kanak, la radi­ca­li­sa­tion est pas­sée par là.

Les années 80 marquent un tour­nant ain­si qu’un rai­dis­se­ment des ten­sions pour dif­fé­rentes rai­sons. Les espoirs indé­pen­dan­tistes atti­sés par l’ar­ri­vée de la gauche au pou­voir sont assez vite anéan­tis, les assas­si­nats de lea­ders poli­tiques Kanak (Declercq d’a­bord pour l’UC, puis Machio­ro pour le FLNKS) res­tent impu­nis, et sur­tout la pers­pec­tive de gagner l’in­dé­pen­dance par les urnes est bou­chée puisque les Kanak ne repré­sentent que 30% de la popu­la­tion des îles et que les magouilles en redé­cou­page élec­to­ral sont une spé­cia­li­té fran­çaise. Ain­si en 1984, le F.L.N.K.S. tout jeune par­ti, appelle-t-il au boy­cott des élec­tions ter­ri­to­riales de novembre. La pres­sion monte, les affron­te­ments entre colons et indé­pen­dan­tistes se mul­ti­plient (Hieng­hène [[A Hièg­hène, le 5/12/1984, dix mili­tants du FLNKS sont assas­si­nés dans une embus­cade ten­due par des fer­miers cal­doches. Ils seront tous acquit­tés après leur pro­cès.]]) et la paren­thèse Pisa­ni se referme dès mars 86 avec le retour de la droite aux affaires. B. Pons annonce alors sa ligne direc­trice “Si les Kanak bougent, nous leur ser­re­rons le kiki”. C’est le retour en arrière, le sou­tien aux calé­do­niens en matière éco­no­mique, judi­ciaire (acquit­te­ment des res­pon­sables de l’embuscade de Hieng­hène au cours de laquelle deux des frères du JM Tchi­baou sont tués) et sur­tout poli­tique (repres­sion de la mani­fes­ta­tion paci­fique indé­pen­dan­tiste à Nou­méa en août 87) avec la mas­ca­rade du réfé­ren­dum sur l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, ajoute au cli­mat délétère.

Milieu des années 80, les ten­sions sont à leur comble.

Le moment Ouvéa peut donc être consi­dé­ré comme le point culmi­nant des ten­sions dans l’ar­chi­pel, ten­sions qui ne cessent de s’exa­cer­ber depuis plu­sieurs décen­nies, la France sacri­fiant la solu­tion négo­ciée aux enjeux éco­no­miques ou géo­po­li­tiques, à l’in­fluence des lob­bies colo­niaux , et enfin en mai 1988, aux enjeux élec­to­ra­listes de l’é­lec­tion à la man­da­ture pré­si­den­tielle. La radi­ca­li­sa­tion récente des indé­pen­dan­tistes agit de son côté comme un accé­lé­ra­teur. Fina­le­ment “L’ordre et la morale” pro­cède comme une étude de cas, cette situa­tion d’af­fron­te­ment san­glant et de dia­logue impos­sible (ren­du de façon très per­ti­nente par le téles­co­page sonore que consti­tuent les dis­cus­sions les plus vives du film), résu­mant des années de d’es­poir déçus, de pro­messes non hono­rées, de retours en arrière, de pour­ris­se­ment, aggra­vées par une conjonc­ture désas­treuse qui condui­sit à une ges­tion de la crise à courte vue.

Selon l’ex­pres­sion consa­crée, la France a joué jus­qu’au bout la carte du “jus­qu’i­ci tout va bien” mais on sait depuis “La Haine” que “l’im­por­tant ce n’est pas la chute mais l’atterrissage” et à Ouvéa, il fut pas­sa­ble­ment sanglant.

Il est donc assez facile de tirer à vue sur le film de Kas­so­vitz (qui mérite qu’on y porte un regard cri­tique comme sur toute oeuvre ou tra­vail à pré­ten­tion his­to­rique) quand on a par­ti­ci­pé et qu’on par­ti­cipe encore au brouillage des infor­ma­tions sur ce qui s’est pas­sé autour du 5 mai 1988. Fina­le­ment le grand mérite du film c’est peut être de pro­po­ser, à tra­vers un trai­te­ment du sujet, de ré-ouvrir ce dos­sier et d’en éclair­cir défi­ni­ti­ve­ment les zones d’ombre. 

Biblio­gra­phie :

Alban Ben­sa : “La Nou­velle Calé­do­nie, un para­dis dans la tour­mente”, 1990, Décou­vertes Gallimard.

Le dos­sier très com­plet de la LDH TOULON, inti­tu­lé “Kana­ky-Nou­velle-Calé­do­nie”

Le site du film per­met d’a­voir accès à de nom­breuses vidéos de l’INA :

L’his­toire de la Nou­velle Calé­do­nie dans les 80’s :

http://www.nouvellecaledonie.com/histoire/depuis-1981.html

http://www.nouvellecaledonie.com/histoire/mouvement-independantiste.html

Ana­lyses d’ar­rêt sur image :

http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=4457

http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=12460

Des réac­tions et témoi­gnages autour du film :

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/confessions-de-deux-retraites-du-gign_930973.html

http://www.gign.org/groupe-intervention/?p=2870

Bande annonce du film

Source de l’ar­ticle : Blog de Hist­Géo V. Servat