Questions posées en mai 2010, lors de la visite de Noam CHOMSKY au Collège de France
(photo : Daniel Mermet)
Est-ce que le bon sens suffit ? Non, le bon sens peut se tromper. Alors, donc il faudrait tout savoir avant d’agir ? Mais alors il faut s’en remettre au savant, mais comment avoir confiance dans le savoir du savant ? Que peut le bon sens ? Que peut la connaissance scientifique ? Autant de questions posées en mai 2010, lors de la visite de Noam CHOMSKY au Collège de France, à l’invitation de Jacques BOUVERESSE.
Un dialogue stimulant en exclusivité pour nos AMG !
Un entretien de Daniel Mermet, montage de Giv Anquetil.
Cet entretien a été publié dans la revue Agone (2010).
L’habitude de fonder les opinions sur la raison, quand elle a été acquise dans la sphère scientifique, est apte à être étendue à la sphère de la politique pratique. Pourquoi un homme devrait-il jouir d’un pouvoir ou d’une richesse exceptionnels uniquement parce qu’il est le fils de son père ? Pourquoi les hommes blancs devraient-ils avoir des privilèges refusés à des hommes de complexions différentes ? Pourquoi les femmes devraient-elles être soumises aux hommes ? Dès que ces questions sont autorisées à apparaître à la lumière du jour et à être examinées dans un esprit rationnel, il devient très difficile de résister aux exigences de la justice, qui réclame une distribution égale du pouvoir politique entre tous les adultes.
Bertrand Russell (1961)
SOMMAIRE
Éditorial, Jacques Bouveresse
Russell, Orwell, Chomsky : une famille de pensée et d’action, Jean-Jacques Rosat
Pourquoi associer les noms de Russell, Orwell et Chomsky ? Quelles parentés y a‑t-il entre leurs pensées mais aussi entre leurs engagements militants respectifs ? Quel genre de lumières pouvons-nous espérer d’eux sur le thème « Rationalité, vérité et démocratie » ? Il est largement admis que les tyrannies s’appuient sur le mensonge et les préjugés, et que la démocratie suppose l’existence d’un espace public des raisons où s’affrontent pacifiquement des citoyens éclairés. Mais il est largement admis aussi que le savoir confère habituellement à celui qui le possède une supériorité et une autorité sur celui qui ne le possède pas. Le relativisme, nous dit-on, garantit le droit des dominés et des minorités à défendre leur propre vision du monde. Certes, il peut arriver qu’il leur offre temporairement une protection efficace. Mais, fondamentalement, il est contradictoire avec tout projet d’émancipation car il dépossède les dominés des armes de la critique.
La vérité peut-elle survivre à la démocratie ?, Pascal Engel
L’une des raisons pour lesquelles la vérité et la démocratie ne semblent pas faire bon ménage est qu’on a tendance à confondre, d’une part, la liberté d’opinion et de parole avec l’égale vérité des opinions, ce qui revient à adopter une forme de relativisme, et, d’autre part, la règle de majorité avec une règle de vérité, ce qui revient à adopter une forme de théorie de la vérité comme consensus. Parce que la démocratie libérale repose sur le principe de la pluralité des valeurs et sur la neutralité axiologique, on a tendance à penser qu’elle exige de traiter toutes les opinions comme également respectables et, moyennant une confusion de plus, comme également vraies. Parce que la démocratie suppose la règle selon laquelle, en matière de décisions, la majorité doit l’emporter, on suppose que les opinions majoritaires ont le plus de chances d’être vraies, et qu’elles sont vraies parce qu’elles sont celles de la majorité.
Tout ça n’est pas seulement théorique. Notes sur la pratique d’une politique éditoriale, Thierry Discepolo
Comme producteur de « propagande », le métier d’éditeur tient une position paradoxale par bien des aspects. D’un côté, sa marque est bien visible sur le produit « livre » ; de l’autre, on est en droit de se demander ce qu’il fait. L’éditeur n’est ni l’auteur, qui a écrit le livre, ni l’imprimeur, qui l’a fabriqué. Pour une part, il est responsable de la mise en circulation de milliers de phrases ; pour une autre, il ne peut en réclamer la paternité – il ne les a pas écrites. Quelle légitimité cet intermédiaire a‑t-il de revendiquer les idées que portent les livres inscrits à son catalogue ? Parce que, sans son travail, de telles idées ne pourraient être sorties de l’anonymat ? On donnera quelques éléments de réponse à ces questions à partir de la position spécifique de l’éditeur, un métier qui mêle indissociablement l’argent et les idées.
Bertrand Russell, la science, la démocratie et la « poursuite de la vérité », Jacques Bouveresse
Bertrand Russell est convaincu qu’une application stricte, par tout le monde, du principe selon lequel on doit s’efforcer de ne croire, autant que possible, que des choses vraies ou qui du moins ont des chances raisonnables d’être vraies, si elle introduirait assurément des changements importants dans la vie sociale et politique, n’aurait pas le genre de conséquences catastrophiques que l’on prédit généralement. L’illusion et le mensonge ne sont peut-être pas indispensables à la vie en société à un degré aussi élevé qu’on le croit la plupart du temps. Ils ne devraient en tout cas pas l’être dans des sociétés qui ont la prétention d’être réellement démocratiques.
La soif de pouvoir tempérée par l’auto-aveuglement, Noam Chomsky
Traduit de l’anglais par Clément Petitjean
Les doctrines du rationalisme économique qui, depuis une génération, constituent le discours dominant dans les sociétés avancées ont façonné les politiques menées, mais elles l’ont fait de manière sélective : une recette pour les plus faibles, une autre radicalement différente pour les puissants – en somme comme par le passé. Il ne semble pas injuste de dire que cette domination ne reflète ni une quelconque rationalité ni un attachement à la vérité, mais plutôt un engagement en faveur des privilèges et du pouvoir. Les conséquences sont immanquables. Alors qu’ils paraissent très riches en comparaison des autres pays, les États-Unis sont en train de revêtir certaines des caractéristiques structurelles des anciennes colonies, qui ont typiquement des secteurs incroyablement prospères et privilégiés au milieu d’un océan de souffrance et de misère.
Dialogue sur la science et la politique, Jacques Bouveresse et Noam Chomsky (entretien avec Daniel Mermet)
Que peut le bon sens comparé à ce que peut peut-être la connaissance scientifique ? Noam Chomsky a rappelé que le progrès des sciences a amené à se rendre compte que le bon sens, ou sens commun, pouvait se tromper de façon spectaculaire. La même chose n’est-elle pas susceptible de se passer en matière morale et politique ? Après tout, le sens commun un peu éduqué ne peut-il suffire pour nous procurer les lumières dont nous avons besoin pour l’action ? Pierre Bourdieu était évidemment convaincu que la connaissance procurée par les sciences sociales est finalement la seule qui soit susceptible de nous permettre de comprendre réellement les mécanismes qui engendrent l’inégalité, l’injustice, l’oppression, etc. [Jacques Bouveresse se souvient] d’avoir pris la défense de Noam Chomsky, au moins une fois, devant Bourdieu, parce que Chomsky avait écrit que comprendre comment opèrent ces mécanismes d’assujettissement et d’oppression qui engendrent l’inégalité et l’injustice n’est pas très difficile ; il suffit d’un peu de bon sens, de psychologie – et de cynisme, ajoutait-il.
LA LEÇON DES CHOSES
À propos de la « pensée (anti-)68 » selon Serge Audier, Alexander Zevin
Traduit de l’anglais par Clément Petitjean
Présenté par Philippe Olivera
Racisme, sexisme et mépris de classe, Walter Benn Michaels
Traduit de l’anglais par Natacha Cauvin
Notes prises en décembre 1981 et janvier 1982 lors des réunions à la CFDT et des conférences de presse en soutien à Solidarnosc, Pierre Bourdieu
Présenté par Franck Poupeau et Thierry Discepolo
HISTOIRE RADICALE
Au-delà du marxisme, de l’anarchisme et du libéralisme : le parcours scientifique et révolutionnaire de Bruno Rizzi, Paolo Sensini
Traduit de l’italien par Miguel Chueca
Présenté par Charles Jacquier
Noam Chomsky, leçons françaises
Le New York Times l’a baptisé « le plus grand intellectuel vivant » et la revue Foreign Policy « l’intellectuel le plus influent de la planète ». Noam Chomsky, 81 ans, linguiste, critique radical de l’impérialisme américain et des dysfonctionnements de la première démocratie du monde, figure tutélaire de la gauche altermondialiste, a posé le week-end dernier ses bagages dans l’Hexagone. Une petite halte de quatre jours, au cours de laquelle il a enchainé les interventions au pas de course : conférence au CNRS sur la linguistique, débat avec le grand public à la Mutualité, rencontre avec les syndicalistes français a la Maison des métallos, le tout encadré par deux leçons au prestigieux Collège de France, dont il était l’invité.
Cette visite – sa première en France depuis trente ans – n’a pas laissé indifférent. Pour faire face à l’affluence, le Collège de France avait exceptionnellement prévu une retransmission en direct de sa conférence sur Internet. Obligé de fermer ses grilles une fois le grand amphithéâtre rempli, il a offert aux 420 « prisonniers volontaires » un pique-nique gratuit, transformant l’élégante cour pavée du collège en sit-in estival. À la Mutualité, les 1800 places (vendues 18 €) se sont, elles aussi, arrachées comme des petits pains. « Tout était complet depuis plus de trois semaines », note Sophie Durand, chargée de l’organisation pour Le Monde diplomatique. À la tribune, Daniel Mermet, animateur de l’émission « Là-bas si j’y suis » sur France Inter, jubile : « Seuls le dalaï-lama et Sœur Emmanuelle ont fait mieux ! »
Depuis une dizaine d’années, Noam Chomsky goutte les fruits d’un engagement ancien. Né en 1928 dans une famille juive laîque de militants de gauche libertaires et socialistes, l’homme a grandi en contemplant les désastres humains causés par la Grande Dépression. Devenu professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il acquiert dans les années 1950 une reconnaissance mondiale pour ses travaux sur la « grammaire générative », qui postule que les structures du langage sont innées. À partir des années 1960, il s’engage sur le terrain politique : dénonciation de l’impérialisme militaire des États-Unis (Vietnam, Cuba, Amérique latine, puis Irak), critique du néolibéralisme et de la financiarisation de l’économie qui place « le profit avant l’homme » (titre de l’un de ses livres). De l’intérieur, il s’attaque aussi aux fonctionnements des démocraties, critique l’influence des milieux d’affaires sur les élections et sur la scène médiatico-intellectuelle. Les attentats du 11-Septembre et l’enlisement américain en Irak ont, depuis, fait malgré eux sa notoriété. « Ces événements ont ouvert les yeux des Américains sur l’extérieur, reconnait-il. Ils se sont mis a essayer de comprendre pourquoi le monde les détestait autant. » Depuis, Noam Chomsky est devenu un globe-trotter, sans doute le premier cas d’un type nouveau : l’intellectuel du « village mondial ».
Si Noam Chomsky a atteint une stature internationale, suscitant des critiques aussi âpres que les siennes, un petit village gaulois résiste a cette vague de fond : la France. « Il existe un désaccord très profond entre Chomsky et la France, analyse Jean Bricmont, qui a coordonné le volumineux Cahier de L’Herne consacré à l’Américain[[ Chomsky, 356 p., 39 euros]]. D’abord parce qu’il fait référence à des notions comme la vérité et l’objectivité qui ont été liquidées de la scène philosophique, ensuite parce que son naturalisme et son matérialisme heurtent à la fois l’héritage catholique et la tradition des sciences humaines, enfin son attitude libérale et sa défense radicale de la liberté d’expression ne sont pas comprises ici, comme l’a montré l’affaire Faurisson. » En 1980, l’affaire Faurisson avait en effet fait couler beaucoup d’encre, Chomsky ayant pris la défense d’un négationniste notoire au nom de la liberté d’expression. « Une position très américaine, commente Jean Bricmont, dont le souvenir s’estompe mais qui l’a durablement éloigné de la scène française. » Que penser alors de l’effervescence de ces derniers jours ? « Beaucoup de gens aiment Chomsky parce que Chomsky n’aime pas Bush, mais cela reste très superficiel. Comme philosophe, Chomsky n’est pas compris. »
Au cours de sa visite, l’intellectuel a d’ailleurs laissé la dispute philosophique à ses quelques amis philosophes français. Au Collège de France, Jean-Jacques Rosat a souligné la parenté de Chomsky avec George Orwell et Bertrand Russell, tous trois inscrits dans un courant philosophique rationaliste inquiet de l’abandon par les courants relativistes de la référence a la vérité : « Si la vérité n’existe plus, l’individu n’a plus rien pour légitimer sa révolte. » Jacques Bouveresse a plaidé que la science constituait toujours « un modèle » pour la recherche de la vérité, fût-elle philosophique. En ligne de mire, les tenants de l’herméneutique comme du postmodernisme et, pêle-mêle, Heidegger et Rorty, Rawls et Habermas. On pourra juger la liste un peu longue et bien hétéroclite…
Chomsky s’est, lui, concentré sur sa critique du système économique et de la politique américaine, dénonçant la « religion du marché » et la faillite de l’« orthodoxie économique » rendue manifeste par la récente crise. Sans effets de manches, d’une voix toujours posée, il a pointé les méfaits d’un système économique qui « considère l’altruisme comme une pathologie », « un système qui n’est pas capitaliste, car dans le capitalisme celui qui fait de mauvaises affaires en paye les conséquences, alors que, là, les profits sont privés et les pertes publiques ». Il a aussi partagé son inquiétude devant la menace de « destruction environnementale », accusant les milieux d’affaires américains de chercher à la faire passer pour « un canular libéral », afin de « poursuivre leur recherche des profits à court terme ».
Face à une démocratie décevante, mais toujours nécessaire, Chomsky s’est montré clair sur les moyens de la contestation : « non-violence », « éducation », « mobilisation populaire ». « Recourir à la violence reviendrait à accepter le champ de bataille que votre opposant préféré. » Optimiste, il a aussi noté les progrès déjà accomplis. « Le monde est bien plus civilisé qu’il y a cinquante ans. Aux Etats-Unis, il existe un débat impensable il y a quelques années. »
Utopisme, unilatéralisme ou, au contraire, lucidité et hauteur de vue ? Chacun jugera en fonction de son analyse des inégalités mondiales. Le public venu à sa rencontre est quant à lui conquis. « Ce que j’apprécie, c’est sa critique fondée sur le respect de l’individu », partage Carlos Acosta, 46 ans, artiste peintre mexico-américain. Sœur Marie-Thérèse, 78 ans, qui fut provinciale des Dominicaines de la Présentation et coordinatrice Justice et Paix pour son ordre, consonne à « sa critique d’ensemble, de la guerre en Irak aux conséquences du néolibéralisme ». L’écoute attentive des journalistes de la presse anglosaxonne basés à Paris, rassemblés vendredi soir pour une rencontre conviviale, a laissé, elle, transparaître un respect certain pour le plus intransigeant de ses critiques. Quoi qu’il en soit de ses analyses, Chomsky reste un adversaire avec lequel on peut parler.
Élodie Maurot
La Croix, 03/06/2010
Noam Chomsky à Paris
Pour la 1ère fois depuis 25 ans, l’intellectuel américain Noam Chomsky est venu à Paris pour une série de conférences, notamment dans l’enceinte prestigieuse du Collège de France. Dès les années 1950, ses travaux ont révolutionné la linguistique et du même coup la philosophie et la psychologie puisque la pensée passe par le langage. Excusez du peu ! À 81 ans, il est aussi connu à travers le monde comme le critique le plus radical du capitalisme et de l’impérialisme. Durant 4 jours, celui qui est désormais professeur émérite au très renommé Massachusetts Institute of Technology de Boston a pu échanger avec un public venu nombreux. À chaque fois, les salles étaient combles.
Dans la lignée de son mentor, le mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell (1872 – 1970) et aux côtés de son grand ami l’historien américain Howard Zinn[[http://www.atheles.org/trouver?main=recherche&ref_editeur=1&cherche=zinn&go=Chercher]] (1922 – 2010), Noam Chomsky participe dans les années 1960 à la campagne qui se développe dans les campus américains contre la destruction par les États-Unis du Vietnam du Sud, puis du Nord, du Laos, puis du Cambodge. Avec cet engagement, la trajectoire de sa vie devait changer à jamais. « En raison de ma décision, je me préparais à passer du temps en prison »[[Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, 167’, un film de M. ACHBAR et P. WINTONICK, 1993 ; http://www.google.fr/search?q=les+illusions+n%C3%A9cessaires&hl=fr&client=firefox‑a&hs=GbP&tbo=s&rls=org.mozilla:fr:official&tbs=vid:1,dur:l&prmd=v&source=lnt&ei=-xoGTJj0BMeN4gb44ZzkDA&sa=X&oi=tool&resnum=3&ct=tlink&ved=0CBIQpwU]], se souvient l’intellectuel conscient du sort réservé aux citoyens qui protestent contre la politique étrangère de la première superpuissance.
Depuis, Noam Chomsky continue. Il a, dans les années 1970, tenté d’enrayer les massacres commis au Timor Oriental par les troupes indonésiennes avec l’appui des États-Unis et de l’Europe. Il a fait de même contre les guerres menées par l’Amérique de Carter puis de Reagan en Amérique centrale jusqu’au début des années 1990. Sans oublier son opposition à la politique américaine en Amérique du Sud qui consistait a fomenter des coups d’États et à soutenir des dictatures d’extrême-droite. Les guerres dites « humanitaires » – le Kosovo en 1999, l’Irak en 1991 et depuis 2003, l’Afghanistan depuis 2001 – sont pour Noam Chomsky l’occasion de renouveler ses critiques sur « la responsabilité des intellectuels »[[The Responsibility of Intellectuals, The New York Review of Books, February 23, 1967]] qui soutiennent de telles entreprises.
Sa dernière visite en Europe avait été effectuée aux Pays-Bas. Il était venu débattre avec le champion local du néolibéralisme, Fritz Bolkenstein. Ce dernier pris ses jambes à son cou au cours de l’échange sous l’œil amusé des caméras[[Voir : Chomsky, les médias et les illusions nécessaires]]. C’était au début des années 1990. C’est dire si l’intellectuel américain était attendu en France ! La venue de Chomsky, à l’invitation du Collège de France, a été préparée depuis le printemps 2009 par les philosophes Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat, tous deux liés aux éditions Agone[[ http://www.atheles.org/trouver?main=recherche&ref_editeur=1&cherche=chomsky&go=Chercher]], le principal éditeur français de l’intellectuel américain. Puis, les interventions se sont étoffées avec le renfort du Monde Diplomatique, de son association de lecteurs et de l’équipe de Là-bas si j’y suis, émission quotidienne de reportage sur France Inter.
Le public, très large, s’est pressé pour écouter le chercheur américain. On pouvait notamment y reconnaître de nombreux militants des droits humains (Gisèle Halimi et son mari…), des syndicalistes (Annick Coupé…), de rares politiques (Yves Cochet), ainsi que des membres des associations Attac (Susan George) et Acrimed. En effet, l’association de critique des médias a pris, ces dernières années, la défense de Noam Chomsky à plusieurs reprises[[http://www.acrimed.org/article1416.html]] car ce dernier fait l’objet d’attaques régulières de la part du cercle restreint des éditorialistes [[Voir l’encadré : L’Opep des éditorialistes continue de sévir]]. Certains d’entre-eux n’hésitent pas à utiliser contre lui l’affaire du négationniste Faurisson, dont Chomsky avait défendu la liberté d’expression et surtout pas les idées elles-mêmes. Un point qu’explique très bien le film réalisé à l’initiative de Daniel Mermet, le producteur de Là-bas si j’y suis[[Chomsky & Cie, 112’, Les Mutins de Pangée, 2007]].
L’affaire Faurisson et ses suites
En 1978, Le Monde donne une tribune au sinistre Robert Faurisson qui provoque un tollé bien légitime à la suite duquel l’auteur négationniste est obligé de quitter son poste à l’université de Lyon 2. Chomsky avec d’autres intellectuels signent une pétition pour défendre la liberté d’expression, au motif qu’elle ne peut être conçue comme autorisant uniquement les opinions avec lesquelles nous sommes d’accord. Puis, Chomsky écrira un texte de sept pages développant cette conception. Il servira, sans que Chomsky en soit informé, de préface à un livre de Faurisson ! L’universitaire américain est en total désaccord avec les positions de Faurisson, mais pour lui, « discuter les positions des négationnistes c’est déjà les reconnaître et perdre ainsi son humanité. » L’affaire Faurisson et l’intervention de Chomsky se déploient à une période étrange où apparaît le néo-nazisme en Europe. De son côté, l’intelligentsia française rompt avec son soutien au mouvement ouvrier et tiers-mondiste pour se focaliser sur « l’anti-totalitarisme », en particulier à travers les Nouveaux philosophes, François Furet et des médias comme Esprit et Le Nouvel Observateur. Ils entreront tous dans la polémique avec Chomsky.
De ces débats se dégage sans conteste Pierre Vidal-Naquet, célèbre intellectuel anti-colonial et imposante figure morale. Il fera preuve d’une rare rectitude dans son opposition à Chomsky, partageant sa position sur la liberté d’expression, mais lui reprochant vertement ses erreurs : principalement, celles de n’avoir pas écouté les mises en garde à l’égard de Faurisson et de n’avoir pas reconnu s’être trompé. L’affaire Faurisson sera ensuite constamment agitée pour discréditer Chomsky.
Qu’était venu écouter ce public ? Un intellectuel qui nourrit sa pensée d’un réseau international sans équivalent d’universitaires, syndicalistes, défenseurs des droits de l’Homme, journalistes, etc. Si bien que chacun de ses livres s’appuie sur de très nombreuses références, enquêtes de terrains ou travaux de recherche. Il s’intéresse aux système de contrôle des populations utilisés par les élites politiques et économiques dans les sociétés démocratiques. Après avoir mis en évidence le rôle des intellectuels, il a aussi, avec l’économiste Edward Hermann, établi un « modèle de propagande » dans lequel s’insère les médias,. Ces derniers diffusent ainsi, sans que soit exercée sur eux une contrainte directe, des idéologies favorables aux élites. Quel mode d’action conseille-t-il ? Pour lui, il est du devoir de tout citoyen d’orienter son gouvernement (ne serait-ce que par le vote, ou mieux encore : par le militantisme). Pour Chomsky, qui a été l’invité d’honneur de l’assemblée générale d’Amnesty International en 2006, les intellectuels qui condamnent sans aucun risque les exactions de gouvernements étrangers, sur lequel les moyens de pression sont très restreints, sont inconséquents.
Il ne s’agit donc pas d’un hasard si le nom de Chomsky n’apparaît que très rarement dans les médias français. « Il est à bien des égards, pour reprendre le mot fameux de Sartre dans Les mains sales_ : “Non récupérable”, a souligné le 29 mai le directeur du _Monde Diplomatique, Serge Halimi, devant une salle de la Mutualité très réceptive. “Non récupérable” car il s’en prend au cœur du système, à son moteur. Ce que le système fait et pour qui il le fait — non pas ce qu’il dit qu’il fait ; non pas ses bonnes intentions proclamées. “Non récupérable” parce que Noam Chomsky s’en prend au clergé séculier de ce système, les intellectuels de pouvoir et […] les médias de masse. “Non récupérable” enfin parce que tout cela Chomsky le fait sans emphase, sans élever la voix, sans se bercer de mots mais en énonçant des faits, des dates, des noms. »
Tout au long de son escale française, Noam Chomsky s’est employé a faire partager sa vision sur la crise actuelle : elle n’a pas mis fin à la foi aveugle que placent nos dirigeants dans « les marchés », aux mains des institutions financières, instituant ainsi un « Sénat virtuel » qui invalide en temps réel toutes politiques de justice sociale. « Il existe un changement de pouvoir dans le monde, […] poursuit-il. Il s’agit d’un déplacement allant de la main d’œuvre mondiale vers le capital transnational, ce déplacement s’étant nettement intensifié pendant les années de néolibéralisme. Le coût en est très lourd, y compris pour les travailleurs américains qui sont victimes de la financiarisation de l’économie et de la délocalisation de la production et qui ne parviennent à maintenir leurs revenus qu’en s’endettant et en créant des bulles. »[[http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010 – 05 – 31-Chomsky]]
Rencontrant des syndicalistes de la CGT et de Sud-Solidaire dans la salle des Métallos, haut lieu du militantisme à Paris, le 30 mai, il a raconté comment il en était venu à adhérer au syndicat libertaire Industrial Workers of the World, il y a de cela une soixantaine d’années : « Il n’y a aucune raison pour que les salariés ne prennent pas les leviers de commandes sur leur lieu de travail », a‑t-il souligné. « Pour changer la donne, il faudrait vraiment former un syndicat réunissant les travailleurs du monde entier » [[Ecoutez : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1944
Ecoutez, aussi : http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1947]], a‑t-il alors déclaré en réponse à une question de Dominique Malvaux (Sud-Rail Paris St Lazare) sur l’intérêt de lier luttes de corporation – cheminote en l’occurrence – et lutte en faveur des travailleurs sans-papiers.
Le moment le plus fort de la visite était sans aucun doute la journée d’étude au Collège de France, le 28 mai dernier. Le colloque s’est déroulé autour du thème : « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky »[[http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/phi_lan/colloques.htm]]. Donnant le ton, Jean-Jacques Rosat[[http://www.atheles.org/trouver?main=recherche&ref_editeur=1&cherche=rosat&go=Chercher]], maître de conférences au Collège de France, a déploré l’existence d’« un courant de pensée qui domine la scène intellectuelle et qui voudrait que la vérité soit quelque chose de relatif. Or, ce relativisme dépossède les dominés des armes de la critique intellectuelle ». « En adoptant cette croyance, les intellectuels suivent leur pente naturelle : servir le pouvoir », complétera un peu plus tard Noam Chomsky. Comme Bertrand Russell[[http://www.russfound.org/]], Georges Orwell[[http://www.atheles.org/trouver?main=recherche&ref_editeur=1&cherche=orwell&go=Chercher]] et Noam Chomsky se fondent sur le rationalisme des Lumières, qui prônait l’observation et non l’appui sur la croyance, pour trouver le vrai.
Il faut en effet être vigilant, souligne Jacques Bouveresse : « Russell, et c’est un point sur lequel Orwell est entièrement d’accord avec lui, soutient que, si nous abandonnons l’idée de la vérité objective, […] nous nous exposons à des catastrophes de la pire espèce, dont les exemples les plus spectaculaires ont été fournis par les grandes dictatures du XXe siècle. » Une question que ne doivent donc pas lâcher les militants qui veulent le plein accomplissement de la démocratie. « Tout comme Russell et Orwell, auxquels il se réfère explicitement, Chomsky est convaincu qu’au nombre des batailles politiques à la fois les plus importantes et les plus difficiles à gagner, étant donné les moyens de plus en plus démesurés [dont] l’adversaire [dispose], figure celle qui vise d’abord à faire reconnaître des faits qu’il a tout intérêt à travestir ou à dissimuler », poursuit celui qui tient au Collège de France la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance.
Depuis les années 1960 Noam Chomsky a été sur tous les fronts, sans jamais baisser les bras. Interrogé il y a deux ans pour savoir s’il nourrissait quelque regret. Celui-ci répondit : « J’aurais aimé en faire plus, beaucoup plus. »
« L’OPEP des éditorialistes » continue de sévir
La figure de Noam Chomsky sert de punching ball aux éditorialistes qui monopolisent l’opinion et en délimitent très scrupuleusement les contours. Ainsi, Bernard-Henri Lévy qualifie Noam Chomsky de « maniaque du négationnisme » dans son essai Ce grand cadavre à la renverse (Grasset, octobre 2007). « Il compte beaucoup, mais il est un petit peu dingo quand même non ? », faisait mine de s’interroger Franz-Olivier Giesbert dans l’émission Culture et dépendances (France 3, 26/11/03). Et que dire de Philippe Val ? Avant sa promo à la tête de France Inter, il débutait une série de trois édito sur l’intellectuel américain en avouant : « Je ne connais pas grand-chose de Noam Chomsky » avant d’apporter tout en modération une pièce au dossier d’instruction médiatique : « Il est l’un de ces Américains qui détestent le plus l’Amérique, et l’un de ces Juifs qui exercent contre Israël une critique d’autant plus violente qu’en tant que Juif il pense pouvoir échapper à l’accusation d’antisémitisme. » Pour finir, Val trouvait néanmoins une circonstance atténuante à Chomsky puisqu’il souffrait de « l’aplomb d’un gourou pour avancer de telles conneries sans crainte d’être contredit par n’importe quel enfant de dix ans… » [[« Noam Chomsky dans son Mandarom », Charlie Hebdo, 19/06/02 ; « Terreur sur canapé », Charlie Hebdo, 26/06/02 ; « Plutôt les talons hauts que la France d’en bas », Charlie Hebdo, 03/07/02]]
C’était il y a presque dix ans. Force est de constater que les mauvais traitements réservés à Noam Chomsky – et à tous ceux qui luttent notamment contre cette aristocratie médiatique – continuent. Sa visite en France n’a été l’objet que d’une poignée d’articles. Et encore, souvent malveillants[[l faut souligner l’exception du Parisien qui donne un compte-rendu très vif d’une table ronde à Clichy-sous-Bois.]]. Ainsi, le journaliste Jean Birnbaum du quotidien Le Monde ne consacrera que 530 mots à la journée du Collège de France[[Avant que Le Monde des Livres publie plusieurs articles, dont l’un des auteurs se trouve être Jean Birnbaum.]]. Ses lecteurs auront pu connaître l’intitulé du colloque mais pas qui est Chomsky. Birnbaum a résumé la matinée à laquelle il a assisté à un très chiche : « Les débats étaient riches, l’ambiance bon enfant », préférant se livrer à un micro-trottoir au milieu des personnes qui n’avaient pu entrer dans l’hémicycle en début d’après-midi en raison de l’affluence[[Il oublie au passage que la conférence était retransmise et archivée sur le site internet du Collège de France. Voir la mise au point de Jean-Jacques Rosat : http://www.acrimed.org/article3386.html]]. Dans un autre article, Birnbaum explique l’absence d’intérêt supposé des Français pour l’œuvre de Chomsky par l’affaire Faurisson, concluant par une pirouette digne de celles dénoncées par Georges Orwell : « Pour tous ceux qui lisent Le Monde diplomatique, surtout, le discours de Chomsky n’apporte pas grand-chose. » Et pour les lecteurs du Monde ? [[« Chomsky à Paris : chronique d’un malentendu », Le Monde, 03/06/10]]
Olivier Vilain
Golias Hebdo, 02/06/10