Essais nucléaires en Polynésie française

Dos­siers mili­taires déclassifiés

Une pla­te­forme inter­net, moru­roa-files, ras­sem­blant plu­sieurs mil­liers de pages de docu­ments mili­taires déclas­si­fiés, des ana­lyses à pro­fu­sion sur le site dis­close et un livre, Toxique. Autant de res­sources appor­tant une enquête appro­fon­di sur les essais nucléaires fran­çais dans le Paci­fique, dénon­çant les men­songes de l’Etat et de ses ins­tances nucléaires (CEA, AIEA, CIVEN…), des consé­quences sociales et sani­taires et de l’appropriation nucléaire-mili­taire de ter­ri­toires colo­ni­sés et du refus de ces struc­tures de recon­naitre et indem­ni­ser les très nom­breuses vic­times des essais nucléaires.

Quelques extraits d’une série d’articles de mars 2021 par la suite :

Un héritage empoisonné

Leu­cé­mie, lym­phome, can­cer de la thy­roïde, du pou­mon, du sein, de l’estomac… En Poly­né­sie, l’héritage des essais nucléaires fran­çais est ins­crit dans la chair et dans le sang des habi­tants. Le stron­tium a gri­gno­té les os, le césium s’est concen­tré dans les muscles et les organes géni­taux, l’iode s’est infil­tré dans la thyroïde.

L’histoire de cette catas­trophe sani­taire et envi­ron­ne­men­tale lar­ge­ment mécon­nue a débu­té le 2 juillet 1966. Ce jour-là, l’armée fran­çaise pro­cède au tir Aldé­ba­ran, le pre­mier des 193 essais tirés pen­dant trente ans depuis les atolls nucléaires de Muru­roa et Fan­ga­tau­fa, à 15 000 km de la métro­pole. Le pre­mier, aus­si, d’une série de tests par­mi les plus conta­mi­nants du pro­gramme nucléaire fran­çais : les essais à l’air libre. Entre 1966 et 1974, l’armée a pro­cé­dé à 46 explo­sions de ce type. […]

D’après nos cal­culs, envi­ron 110 000 per­sonnes ont été dan­ge­reu­se­ment expo­sées à la radio­ac­ti­vi­té, soit la qua­si-tota­li­té de la popu­la­tion des archi­pels à l’époque.

Le 18 février 2020, l’Institut natio­nal de la san­té et de la recherche médi­cale (Inserm) a publié un rap­port très atten­du sur « les conséquences sani­taires des essais nucléaires » en Poly­né­sie fran­çaise. Aux termes de cette étude, les auteurs concluent que les « liens entre les retom­bées des essais atmo­sphé­riques et la sur­ve­nue de patho­lo­gies radio-induites » sont dif­fi­ciles à éta­blir, faute de don­nées fiables. Et ces deniers de sou­li­gner l’absolue néces­si­té d’« affi­ner les esti­ma­tions de doses reçues par la popu­la­tion locale et par les per­son­nels civils et mili­taires ». C’est pré­ci­sé­ment ce que nous nous sommes effor­cés de faire dans le cadre de cette recons­ti­tu­tion indé­pen­dante. Bien loin de l’opacité et des men­songes que l’Etat s’efforce d’entretenir depuis un demi-siècle.

 

Révélations sur une épidémie de cancers en Polynésie française

Le 2 juillet 1966, dans le plus grand secret, la France pro­cède à son pre­mier essai nucléaire dans le ciel poly­né­sien. Ce jour-là, à 5 h 34 du matin, Aldé­ba­ran, le nom don­né à la bombe, est tirée depuis une barge ins­tal­lée sur un lagon bleu azur, à proxi­mi­té de l’atoll de Muru­roa. Quelques micro­se­condes après l’explosion, une boule de feu appa­raît. Cette masse incan­des­cente de plu­sieurs mil­liers de degrés s’élève dans le ciel et forme, en se refroi­dis­sant, un immense nuage de pous­sières radio­ac­tives dis­per­sé par les vents.

Pas moins de 46 essais « atmo­sphé­riques » comme celui-ci ont été réa­li­sés en l’espace de huit ans. A chaque fois, l’explosion a engen­dré des retom­bées conta­mi­nant tout sur leur pas­sage. A com­men­cer par les habi­tants des îles. Au total, ils ont été expo­sés 297 fois à des niveaux de radio­ac­ti­vi­té intense. Mais, pour les auto­ri­tés fran­çaises, la ligne de défense est tou­jours la même : le lien entre les malades du can­cer et les tests atmo­sphé­riques, long­temps pré­sen­tés comme « propres », n’a pas été for­mel­le­ment établi.

[…]

« Cluster de cancers »

Pour­tant, un rap­port confi­den­tiel remis au gou­ver­ne­ment poly­né­sien en février 2020, révèle l’existence d’un « clus­ter de can­cer » qui « laisse peu de doute » sur son lien avec les conta­mi­na­tions radio­ac­tives. Sobre­ment inti­tu­lé « Consé­quences sani­taires des essais nucléaires fran­çais dans le Paci­fique » ce rap­port de huit pages obte­nu par Dis­close a été rédi­gé par un méde­cin mili­taire fran­çais sur demande du Centre médi­cal de sui­vi, une admi­nis­tra­tion char­gée de dépis­ter les mala­dies radio-induites.

« La pré­sence d’un « clus­ter » de can­cers thy­roï­diens foca­li­sés au niveau des îles sou­mises à des retom­bées lors des tirs aériens, et notam­ment aux Gam­bier, laisse peu de doute sur le rôle des rayon­ne­ments ioni­sants, et notam­ment de l’exposition thy­roï­dienne à l’iode radio­ac­tif, dans la sur­ve­nue de cet excès de can­cers », écrit le méde­cin militaire.

Le vil­lage de Riki­tea, aux Gam­bier. ©Mathieu Asse­lin / Disclose

 

D’après l’auteur, quelque 10.000 Poly­né­siens dont 600 enfants de moins de 15 ans qui vivaient aux îles Gam­bier, à Tureia ou encore à Tahi­ti à l’époque de la cam­pagne auraient ain­si reçu une dose de radio­ac­ti­vi­té de 5 mil­li­sie­verts (mSv), soit cinq fois plus que le seuil mini­mum (1 mSv) à par­tir duquel l’exposition est jugée dan­ge­reuse pour la santé.

La thy­roïde, un organe situé à la base du cou, est par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible aux rayon­ne­ments, sur­tout pen­dant l’enfance, où le risque de déve­lop­per un can­cer est le plus éle­vé. L’incidence de can­cers thy­roï­diens et le lien avec la cam­pagne de tirs atmo­sphé­riques a fait l’objet d’une étude de l’Inserm, en 2010. D’après les scien­ti­fiques, 153 can­cers de la thy­roïde ont été diag­nos­ti­qués entre 1985 et 1995 dans la popu­la­tion poly­né­sienne née avant 1976. Le nombre de can­cers de la thy­roïde serait deux à trois fois plus éle­vé qu’en Nou­velle-Zélande et à Hawaï, notent-ils, sans être capables d’établir un lien avec les essais. Et les experts de poin­ter à nou­veau le manque de don­nées disponibles.

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Aux Gambier, le cancer en héritage

Selon le minis­tère des armées, les îles Gam­bier auraient été tou­chées par des retom­bées atmo­sphé­riques à 31 reprises. En réa­li­té, l’archipel a été frap­pé par la tota­li­té des essais effec­tués entre 1966 et 1974. Depuis, le can­cer s’est pro­pa­gé par­tout. De Riki­tea à Taku, jusqu’au rivage de Tara­vai, les habi­tants en sont convain­cus : ce fléau est direc­te­ment lié aux expé­riences atomiques.

En enquê­tant sur le ter­rain et en ren­con­trant des dizaines de témoins, Dis­close a pu dres­ser une car­to­gra­phie de la mala­die à Man­ga­re­va, l’île prin­ci­pale des Gam­bier. Bien que nous n’ayons pas été en mesure d’établir le lien direct entre les essais et le nombre de can­cers sur place, le résul­tat est édifiant.

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Victime du nucléaire : l’imposture de l’indemnisation

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700 mil­lions d’euros

En nous basant sur les don­nées dis­po­nibles, nous sommes en mesure d’estimer le nombre de vic­times civiles qui pour­raient deman­der répa­ra­tion suite à la conta­mi­na­tion de l’essai Cen­taure, en juillet 1974. D’après nos cal­culs, envi­ron 10 000 per­sonnes ont contrac­té un can­cer recon­nu par l’Etat comme une consé­quence des essais nucléaires.

En consi­dé­rant que la moyenne s’élève à 70 000 euros par per­sonne, le coût total des indem­ni­tés pour la période com­prise entre 1975 et 2020 pour­rait s’élever à 700 mil­lions d’euros.

Les militaires sacrifiés des essais nucléaires français

Plon­geurs, élec­tri­ciens, pilotes d’avion, méca­ni­ciens, mate­lots… Entre 1966 et 1974, plus de 90 000 per­sonnes ont été mobi­li­sées par l’armée fran­çaise pour assu­rer le bon dérou­le­ment de la cam­pagne d’essais atmo­sphé­riques conduite en Poly­né­sie française.

En pre­mière ligne pen­dant cette décen­nie d’explosions à l’air libre, les plus conta­mi­nantes, les vété­rans ont enga­gé depuis le début des années 2000 un bras de fer avec leur ancien employeur. Objec­tif : faire recon­naître le lien direct entre l’exposition aux rayon­ne­ments ioni­sants et la sur­ve­nue de can­cers dans leurs rangs. Ce que l’Etat refuse. « A chaque fois que je défends le dos­sier d’un vété­ran devant le comi­té d’indemnisation des vic­times, je dois prou­ver le lien entre son can­cer et les essais« , déplore Jean-Luc Sans, le pré­sident hono­raire de l’Association des vété­rans des essais nucléaires (Aven), 6 700 adhérents.

Dans son refus, l’exécutif s’appuie notam­ment sur les conclu­sions de deux rap­ports com­man­dés au cabi­net pri­vé Sepia san­té, en 2009 et 2013. Le pre­mier affirme que le taux de mor­ta­li­té chez les vété­rans n’est pas supé­rieur à celui de la popu­la­tion fran­çaise en géné­ral. Le second avance que le taux « d’affections longue durée », comme les can­cers, « ne met pas en évi­dence » un lien direct avec l’exposition aux radia­tions chez ces mêmes vétérans.

2.000 vétérans malades

Un échange de cour­riels internes au minis­tère des armées met à mal cette com­mu­ni­ca­tion bien hui­lée. Dans cette cor­res­pon­dance datée de février 2017, que Dis­close s’est pro­cu­ré, un membre du cabi­net de Jean-Yves Le Drian, le ministre de l’époque, dresse un rapide bilan de l’état sani­taire des troupes ayant rési­dé sur les atolls du Muru­roa et Fan­ga­tau­fa « pen­dant plu­sieurs semaines entre 1966 et 1974 ».

L’atoll de Muru­roa, l’une des bases prin­ci­pales de l’armée fran­çaise, en 1966. ©Ecpad

 

Sur les 6.000 per­sonnes concer­nées, « envi­ron un tiers [d’entre eux] sont ou seront atteints d’un can­cer radio-induit soit 2 000 per­sonnes », pré­vient l’auteur de la note. A cette pre­mière esti­ma­tion est jointe une seconde cor­res­pon­dant au coût que leur recon­nais­sance repré­sen­te­rait pour le Comi­té d’indemnisation des vic­times des essais nucléaires (Civen) : « 100 mil­lions d’euros. »

Contac­té par Dis­close, le minis­tère dément l’existence de ces esti­ma­tions. Il admet néan­moins l’existence de conta­mi­na­tions pos­sibles pour cer­tains corps de métier. A l’image des « per­son­nels qui récu­pé­raient des enre­gis­tre­ments ou des échan­tillons [radio­ac­tifs] après les tirs » ou encore « ceux qui pou­vaient être en contact avec des matières radio­ac­tives lors de la décon­ta­mi­na­tion de maté­riels divers ou de l’assainissement de zones de tir ».

C’est le cas, par exemple, des « bouilleurs ». Dans le ventre des navires mili­taires, ces méca­ni­ciens avaient pour mis­sion de rendre l’eau de mer propre à la consom­ma­tion. A force d’inhaler les vapeurs toxiques, ces hommes fai­saient par­tie des effec­tifs les plus expo­sés aux radia­tions. Ce que l’armée n’ignorait pas, comme l’indique le cer­ti­fi­cat médi­cal rédi­gé après l’hospitalisation, en novembre 1967, d’un bouilleur conta­mi­né à l’uranium : « Cette affec­tion a été cau­sée par le quart effec­tué devant les bouilleurs conta­mi­nés et le démon­tage de cer­taines pièces de ces bouilleurs au cours de la traversée. »

« Cancers foudroyants »

Peu à peu, la mala­die a déci­mé les rangs des anciens. Sur le De Grasse, le navire ami­ral de la flotte, près de « 30 % à 40 % des équi­pages sont morts », témoigne Chris­tian Cou­lon, un ancien méca­ni­cien désor­mais à la tête de l’Aven dans le Mor­bi­han. « Le bateau n’était pas du tout pré­vu pour une uti­li­sa­tion en milieu conta­mi­né », com­plète-t-il.

Charles Van Cam, un météo­ro­logue affec­té à Here­he­re­tue, une île à mi-che­min entre Muru­roa et Papeete, entre 1970 et 1971, sou­tient qu’il a per­du l’ensemble de ses cinq col­lègues. « Ils sont tous morts de can­cers fou­droyants après la fin des essais : leu­cé­mie ou pou­mons », assure-t-il. René Le Dain, météo­ro­logue pas­sé par Tureia et les Gam­bier au début des années 1970, livre peu ou proue la même his­toire. Seuls changent les lieux. Et les dates :« Sur les quatre à être au poste météo des Gam­bier, nous sommes trois à avoir eu un can­cer. »

La contamination cachée de Tahiti

Dans l’histoire des essais nucléaires, l’année 1974 marque un moment char­nière. Après huit ans d’expériences ato­miques en plein air, l’armée s’apprête à faire le choix des essais sou­ter­rains, plus propres et sur­tout plus dis­crets. Pour cette ultime cam­pagne « atmo­sphé­riques », le Centre des expé­ri­men­ta­tions du Paci­fique (CEP) a pré­vu un pro­gramme « extrê­me­ment ser­ré », comme l’indique un docu­ment interne daté de novembre 1974. Cette année-là, « le dif­fi­cile équi­libre entre les impé­ra­tifs de sécu­ri­té et les exi­gences du calen­drier » a été « por­té jusqu’à la limite de rup­ture », peut-on lire dans ce rap­port de syn­thèse de 110 pages.

C’est dans ce contexte poli­tique et scien­ti­fique que la France pro­cède, le 17 juillet 1974, à son 41e essai atmo­sphé­rique depuis l’atoll nucléaire de Muru­roa. Nom de code de la bombe : Centaure.

En s’appuyant sur des don­nées météo­ro­lo­giques cor­res­pon­dant à la date du tir, des rele­vés scien­ti­fiques por­tant sur la taille du nuage ain­si que des archives mili­taires inédites, Dis­close a modé­li­sé la tra­jec­toire effec­tuée par le nuage radio­ac­tif, heure par heure.

Pour la pre­mière fois, cette recons­ti­tu­tion démontre l’importance des retom­bées toxiques qui se sont abat­tues sur l’île de Tahi­ti et les 80 000 habi­tants de Papeete, la capi­tale de la Poly­né­sie française.

Vidéo à regar­der ici.

[…]

Comme pré­vu, Cen­taure explose, for­mant un immense cham­pi­gnon ato­mique quelques minutes après. Pro­blème : il n’atteint pas l’altitude espé­rée par les scien­ti­fiques. Au lieu des 8 000 mètres ini­tia­le­ment pré­vus, il culmine à 5 200 mètres. A cette hau­teur, les vents ne poussent pas la tête du nuage vers le nord, mais vers l’ouest. Autre­ment dit, en direc­tion de Tahi­ti, située qua­si­ment en ligne droite.

Le cham­pi­gnon ato­mique suite à l’essai Cen­taure, en juillet 1974.

Une heure après l’explosion, les retom­bées atteignent Tema­tan­gi, le poste météo­ro­lo­gique le plus proche de Muru­roa, la zone de tir. Elles tra­versent ensuite l’île habi­tée de Nuku­te­pi­pi, sur­nom­mée « l’île des mil­liar­daires », puis sur­volent trois atolls. Les pous­sières radio­ac­tives frappent Tahi­ti le 19 juillet 1974, à 20 heures.

Entre le tir et l’arrivée du nuage à Tahi­ti, plus de qua­rante-deux heures se sont écou­lées sans que les Tahi­tiens ne soient aler­tés de la conta­mi­na­tion nucléaire en cours. Mal­gré la gra­vi­té des faits, les auto­ri­tés fran­çaises, en connais­sance de cause, ne les ont pas confi­nés. Pas plus qu’elles n’ont inter­dit l’ingestion de den­rées qu’elles savaient empoisonnées.

La farce des indemnisation

Entre 1966 et 1974, l’atome s’est dis­sé­mi­né par­tout. Dans l’environnement des îles poly­né­siennes comme dans le corps de leurs habi­tants. Depuis, la ques­tion des répa­ra­tions liées à l’impact des essais nucléaires dans le Paci­fique est un sujet sen­sible. Tar­di­ve­ment, en 2010, la France a fait un pas vers la recon­nais­sance de ses res­pon­sa­bi­li­tés en créant le Civen, un comi­té char­gé de l’indemnisation des vic­times civiles et militaires.

Une pro­cé­dure spé­ciale entre alors en vigueur. Pour être recon­nu, le deman­deur doit prou­ver qu’il vivait en Poly­né­sie à l’époque des essais atmo­sphé­riques, et qu’il est atteint par l’une des 21 mala­dies radio-induites figu­rant sur une liste offi­cielle – elles passent à 23 en 2017. Le requé­rant béné­fi­cie alors d’une pré­somp­tion de cau­sa­li­té entre la patho­lo­gie déve­lop­pée et l’exposition à l’atome. Du moins en principe.

Dans les faits, le Civen s’est éri­gé en mur infran­chis­sable. En dix ans, seule­ment 506 per­sonnes ont été indem­ni­sées pour avoir souf­fert de can­cers radio-induits. Depuis sa créa­tion, l’institution a reje­té plus de 80 % des dos­siers exa­mi­nés. Mais impos­sible de savoir pour­quoi : le comi­té ne motive pas ses déci­sions et ne rend pas ses avis publics.

Deux déci­sions récentes illus­trent la néces­si­té d’une plus grande trans­pa­rence dans le mode d’attribution du sta­tut de vic­time. Elles concernent les dos­siers dépo­sés par deux sœurs ori­gi­naires de l’atoll Rai­va­vae, nées en 1964 et 1965, qui ont contrac­té la même patho­lo­gie : un can­cer du sein. Bien que leurs situa­tions aient l’air en tout point com­pa­rables, elles ont obte­nu deux déci­sions dia­mé­tra­le­ment oppo­sées. Pour la pre­mière, le Civen conclut que l’exposition aux rayons ioni­sants est suf­fi­sam­ment éle­vée pour être recon­nue. Concer­nant la seconde, il estime le contraire, sans plus de détails.

Opa­ci­té et lour­deur admi­nis­tra­tive ont fini par broyer les espoirs des Poly­né­siens. Au point que beau­coup n’entament même pas les démarches. « Les gens ont peur de par­ler, estime Astrid Bran­der, ori­gi­naire d’un des atolls les plus tou­chés par les retom­bées nucléaires. Face à des blancs, ils la ferment. » Le patriarche de sa famille, Tane Bran­der, est mort en 1994 d’un can­cer du pou­mon recon­nu comme une consé­quence des essais. Deux des fils de Tane ont eux aus­si été atteints de can­cers radio-induits. Ils n’ont jamais dépo­sé de demande d’indemnisation.

Selon un rap­port confi­den­tiel que nous nous sommes pro­cu­ré, le minis­tère de la san­té poly­né­sien estime qu’il y aurait envi­ron 10 000 vic­times répar­ties essen­tiel­le­ment entre Tahi­ti et les îles Gam­bier. Toutes auraient reçu une dose de rayon­ne­ment supé­rieure à 5 mil­li­sie­verts (mSv), soit quatre points de plus que la dose aujourd’hui néces­saire pour deman­der répa­ra­tion à l’Etat fran­çais. Mais d’après notre enquête, les chiffres sont encore plus ver­ti­gi­neux. Notre recons­ti­tu­tion des retom­bées radio­ac­tives liées à l’essai Cen­taure, en 1974, montre que la tota­li­té des habi­tants de Tahi­ti et des îles alen­tours, les îles Sous-le-Vent, a été expo­sée à une dose supé­rieure à 1 mSv. Ce seraient donc 110 000 per­sonnes qui pour­raient poten­tiel­le­ment deman­der répa­ra­tion à l’Etat. Or jusqu’en 2019, le nombre de civils poly­né­siens – c’est-à-dire hors mili­taires et pres­ta­taires d’entreprises – à qui le Civen a fait une offre d’indemnisation s’élève à 63 personnes. […]

Essais nucléaires : l’Etat s’enferme dans ses mensonges

Dis­close et Inter­prt, en col­la­bo­ra­tion avec Sébas­tien Phi­lippe, ensei­gnant-cher­cheur à l’université de Prin­ce­ton, ont publié, mar­di 9 mars, le fruit d’une enquête de deux ans sur les consé­quences des essais nucléaires dans le Pacifique.

D’après nos conclu­sions por­tant sur six essais par­mi les plus conta­mi­nants du pro­gramme nucléaire fran­çais en Poly­né­sie, les habi­tants des Gam­bier, de Tureia et de Tahi­ti ont été bien plus expo­sés aux rayon­ne­ments ioni­sants que l’Etat ne veut bien le dire. Selon nos cal­culs, ils ont pu rece­voir des doses sur tout le corps deux à dix fois supé­rieures aux esti­ma­tions éta­blies par le Com­mis­sa­riat à l’énergie ato­mique (CEA), en 2006. Les mêmes esti­ma­tions sur les­quelles s’appuie le Comi­té d’indemnisation des essais nucléaires (Civen) pour exa­mi­ner les dos­siers qu’il reçoit.

Face à cette remise en cause sans pré­cé­dent des cal­culs réa­li­sés par le CEA il y a quinze ans, l’organisation s’est fen­due d’un com­mu­ni­qué, ven­dre­di 12 mars. Par­se­més de contre-véri­tés et d’approximations, nous y répon­dons point par point.

La prétendue validation de l’AIEA 

Dès l’introduction, le Com­mis­sa­riat avance un argu­ment cen­sé clore toute vel­léi­té de débat : « La méthode et les résul­tats du CEA ont été vali­dés » dans une publi­ca­tion de 2010 signée par quatre experts scien­ti­fiques man­da­tés par l’Agence inter­na­tio­nale à l’énergie ato­mique (AIEA). C’est faux. L’AIEA n’a rien vali­dé du tout, comme le révèle une lec­ture atten­tive de ce rap­port que Dis­close s’est pro­cu­ré et que nous publions dans son inté­gra­li­té pour la pre­mière fois.

Pre­mier ensei­gne­ment : les auteurs de l’étude sont par­tis d’une hypo­thèse que le CEA omet de men­tion­ner dans sa réponse. A savoir que « toutes les infor­ma­tions, tous les cal­culs et toutes les don­nées four­nies (…) sont cor­rects. » Autre­ment dit, les experts de l’AIEA s’exonèrent de toute res­pon­sa­bi­li­té dans le cas où les élé­ments uti­li­sés par le CEA pour cal­cu­ler l’impact des essais seraient erro­nés. Une pré­cau­tion utile : ces fameuses don­nées étaient encore clas­sées secret défense au moment de rédi­ger leur rap­port, en 2010. Cer­taines le sont toujours.

Toxique — Enquête sur les essais nucléaires fran­çais en Poly­né­sie, par Sebas­tien Phi­lippe & Tomas Sta­tius / Date de paru­tion : 10/03/2021 / Code ISBN : 978 – 2‑13 – 081484‑9

Deuxième ensei­gne­ment : l’AIEA a pris des pin­cettes avec les tra­vaux de la France, quoi qu’en dise le CEA aujourd’hui. « Les infor­ma­tions conte­nues dans le pré­sent docu­ment ont été four­nies par [le CEA] et n’ont pas été révi­sées par l’AIEA [qui] ne peut être tenu pour res­pon­sable des infor­ma­tions repro­duites », écrit le col­lège d’experts en page 6 de son rap­port. Et les auteurs de rap­pe­ler un peu plus loin, à toutes fins utiles, que « l’objectif (…) n’était pas de réa­li­ser une nou­velle étude in situ détaillée ou un nou­veau cal­cul des doses à par­tir des don­nées présentées. »

Pour finir de convaincre ses lec­teurs, le CEA sou­ligne que les experts de l’Agence inter­na­tio­nale ont esti­mé que « l’exposition réelle est pro­ba­ble­ment infé­rieure » à celle rete­nue par l’Etat, car « ce sont les résul­tats de mesures les plus éle­vés qui ont été rete­nus. » En réa­li­té, les scien­ti­fiques n’ont pas été en mesure de véri­fier qu’il s’agissait bien des mesures maxi­males puisqu’ils n’avaient pas accès aux don­nées de l’époque… secret défense oblige.

En revanche, notre ana­lyse des archives déclas­si­fiées en 2013 révèle que les don­nées de conta­mi­na­tion les plus hautes n’ont pas tou­jours été rete­nues. C’est le cas, par exemple, pour l’essai Alde­ba­ran, en 1966 : des mesures faites sur l’eau de pluie pré­le­vée dans une citerne des­ti­née à la consom­ma­tion des habi­tants n’ont pas été prises en compte, contrai­re­ment à ce que sou­tient le CEA.

Ces échan­tillons sont pour­tant 20 à 25 fois supé­rieurs à ceux pré­le­vés dans les ruis­seaux, les seules à avoir été conser­vées dans les cal­culs de 2006 (pour plus de pré­ci­sion, voir le rap­port du Ser­vice mixte de contrôle bio­lo­gique daté du 16 août 1966). Or, les eaux de rivières ont la par­ti­cu­la­ri­té d’être « les­si­vées » et assai­nies « par les nappes sou­ter­raines » lors de leur tran­sit. D’où leur « très faible conta­mi­na­tion », comme le recon­naît le rap­port du SMCB. Le choix du CEA d’exclure la valeur liée à l’eau de pluie des citernes explique ain­si la dif­fé­rence, d’un fac­teur trois, entre nos esti­ma­tions de dose et les siennes.

[…]