Dialogue avec Raul Ruiz

Entretien réalisé par Enrique Lihn

Article paru dans Nue­va Ate­nea, Nº 423, julio/septiembre de 1970.

Par Enrique Lihn. Poète, dra­ma­turge, roman­cier et cri­tique chi­lien (1929 – 1988).

Tra­duit par Ron­nie Ramirez

Culture et sub­cul­ture dans le cinéma

Trans­crip­tion d’une conver­sa­tion entre Enrique Lihn, Fede­ri­co Schopf [poète et essayiste chi­lien né en 1940.] et Raul Ruiz. Dans ce dia­logue, les auteurs dis­cutent à pro­pos du concept d’en­ga­ge­ment dans les arts et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans le ciné­ma et la culture du sous-déve­lop­pe­ment à par­tir des com­men­taires sur le film de Saul Lan­dau Fidel et El Cha­cal Nahuel­to­ro, Miguel Lit­tin. Concer­nant Lit­tin, l’ar­ticle traite de la contro­verse qui est géné­ré entre les concepts de culture et sub­cul­ture dans ce film, le ques­tion­ne­ment, tan­dis que, par le dia­logue Lihn, Schopf et Ruiz posent les dif­fé­rents thèses au sujet du film.

« Filmer c’est, au fond, se faire prendre une photo sur une place. »
R.R.

LIHN : Je vais te pro­po­ser d’aborder trois thèmes, d’a­bord de par­ler du film Fidel de Saul Lan­dau, puis, à pro­pos de ton tra­vail avec lui, et fina­le­ment j’aimerais connaître ton opi­nion sur Le Cha­cal Nahuel­to­ro.

RUIZ : Je vais d’a­bord te dire quelque chose de Fidel. J’ai eu trop d’infos avant de le voir, Darío Pul­gar, qui a tra­vaillé des­sus, m’a racon­té toutes sortes d’histoires de cou­lisses et à part ça, j’ai eu quelques pré­ju­gés contre ce genre de pro­phète du nou­veau ciné­ma, qui est la camé­ra du ciné­ma direct. En théo­rie, ce genre de film devrait être une seule prise qui dure du début jusqu’à la fin du film, rien de plus qu’une pro­jec­tion de l’i­déal de Saba­ti­ni : un film qui suit un homme toute une jour­née où qu’il aille, sans racon­ter rien de spé­cial. Je pense que le ciné­ma direct aujourd’hui pré­sente, au moins deux graves pro­blèmes. Il a ten­dance à tom­ber tôt ou tard, dans la “play within the play” : celui qui est fil­mé doit faire allu­sion au fait qu’il est fil­mé, et à celui qui le filme, au fait qu’il s’a­git d’un film et que ce film traite, aus­si, de quel­qu’un qui est en train de le tour­ner, et ain­si de suite. Il y a un jeu de miroirs, la consta­ta­tion mélan­co­lique que la réa­li­té est dif­fi­cile à péné­trer et à transcrire.

LIHN : Et crois-tu que Saul Lan­dau as pu sur­mon­ter ces limi­ta­tions du ciné­ma direct ?

RUIZ : Je pense qu’il a eu le bon sens de se réfé­rer à tout moment au fait qu’il tour­nait un film sur Fidel Cas­tro, où il s’agissait de mon­trer le rôle qu’il rem­plit au sein de la révo­lu­tion cubaine et de le cla­ri­fier autant que pos­sible avec ce film.

Je disais qu’il y a deux limites du ciné­ma direct, l’autre étant spé­ci­fi­que­ment ciné­ma­to­gra­phique, il te limite quant à la construc­tion du lan­gage ciné­ma. Autre­ment dit, le tra­vail ciné­ma­to­gra­phique mène à la pos­si­bi­li­té de créer des idéo­grammes, de telle sorte que les élé­ments conte­nus dans un cadre se ren­voient les uns aux autres et ont ten­dance à une cer­taine abs­trac­tion pro­gres­sive. Ain­si, des images très concrètes expriment, prises dans leur ensemble, des idées abs­traites. Le ciné­ma direct comme pos­tu­lat nie cette pos­si­bi­li­té qui me semble précieuse.

LIHN : Pour­rais-tu illus­trer en ce qui concerne le film de Lan­dau, com­ment dans celui-ci cette pos­si­bi­li­té n’est pas résolue ?

RUIZ : Je ne pense pas que Lan­dau se soit posé ce pro­blème. Comme un bon grin­go, il est très prag­ma­tique. Il a vu quelque chose à Cuba en rela­tion avec la figure de Fidel, et il s’est limi­té à le mon­trer et à le clarifier.
Reve­nant à l’i­dée d’Ei­sen­stein, vous met­tez sans aucune expli­ca­tion un bol de soupe et un visage. Celui qui voit cela tend à voir une rela­tion entre les deux puisqu’ils sont jux­ta­po­sés. L’i­dée est que cette rela­tion est plus abs­traite que les élé­ments eux-mêmes. Un spec­ta­teur dit : ce type est affa­mé, il invente une anec­dote, il crée une his­toire. Dans le pire des cas, il dit : un homme regarde la soupe ou bien un homme est proche d’un bol de soupe. En tout cas, c’est plus abs­trait que ces deux images en elles-mêmes. L’i­dée d’Ei­sen­stein était que cette pre­mière abs­trac­tion, dans un film plus long aug­mente pro­gres­si­ve­ment, ce qui per­met la pos­si­bi­li­té de créer un lan­gage capable d’ex­pli­quer et de déve­lop­per, par exemple les idées du Capi­tal et être en même temps uni­ver­sel et dépas­ser toutes les limites de la langue parlée.

Oppo­sé à cette concep­tion du ciné­ma il y a l’i­dée que celui-ci est comme une fenêtre, qui montre des choses et plus encore, c’est-à-dire qu’il ne mon­tre­ra que le frag­ment d’un évé­ne­ment, ce qui implique un ciné­ma qui ne se divise pas en idéo­grammes, mais plu­tôt en évé­ne­ments, tou­jours — par la nature même du ciné­ma — for­cé­ment incomplets.

Contre l’intention d’Eisenstein de tra­vailler le ciné­ma en tant que lan­gage, le néo­réa­lisme a com­pris que les choses doivent par­ler d’elle-même et que le ciné­ma devait être fidèle à l’é­vé­ne­ment. Sous cet angle, le cinéaste, s’il reste fidèle aux évé­ne­ments, il n’a rien à dire sur eux, il doit se limi­ter à les trans­crire. Ceci est la base fon­da­men­tale du ciné­ma direct, un ciné­ma comme un art total que, puisque son ambi­tion est de dupli­quer le monde.

Ces dif­fé­rentes façons de voir le ciné­ma coexistent tou­jours : comme un dédou­ble­ment du monde, comme un art d’intégration totale de tous les arts en tant que lan­gage, en tant que spé­ci­fi­ci­té. Le pro­blème est de ne pas confondre les dif­fé­rents niveaux.

Lan­dau as beau­coup uti­li­sé la tech­nique du ciné­ma direct et dans le mon­tage même il a pu sur­pas­ser ces limites. Il fait un ciné­ma qui montre des faits très concrets, des évé­ne­ments qui sont expli­qués. Il crée un lan­gage qui au lieu d’être un ensemble de signes est un ensemble d’é­vé­ne­ments, cet ensemble pré­sente une struc­ture fer­mée, qui à son tour est le film. Cette struc­ture n’est pas un modèle de Cuba, mais repré­sente un point de vue sur la révo­lu­tion cubaine. Les évé­ne­ments, qui se signi­fient les uns aux autres comme des signes, sont coin­cés les uns avec les autres, for­mant une struc­ture très solide.

Dans Fidel, je vois dans toute la pre­mière par­tie l’exal­ta­tion du lea­der. Dans la deuxième par­tie, les évé­ne­ments montrent la per­sis­tance du sous-déve­lop­pe­ment à Cuba, et dans la troi­sième par­tie, après t’avoir dépri­mé avec le second, il te pro­pose la signi­fi­ca­tion de la lutte.

Lan­dau a tra­vaillé avec Wright Mil­ls à Cuba, il a été son secré­taire et ensembles, ils ont par­cou­ru l’Union sovié­tique dans les six der­niers mois de la vie de W.M. Il se réfère même à Saul Lan­dau dans « Lis­ten, Yan­kee : The Revo­lu­tion in Cuba » et les « The Mar­xists ». Grâce à W.M., je crois que Lan­dau est res­té obsé­dé par l’i­dée de ce que signi­fie l’empire et le sous-développement.

Le film Fidel a été tour­né dans sa pre­mière ver­sion d’une heure pour la chaîne cultu­relle de San-Fran­cis­co, qui se dédie, disons, à faire des repor­tages sen­sa­tion­nels. Avec ces maté­riaux, Lan­dau a pro­duit la ver­sion finale. J’ai ren­con­tré Lan­dau l’an­née der­nière au Fes­ti­val de Viña del Mar, et il a vu mon film Trois tristes tigres [[Pre­mier Long-métrage de Raul Ruiz (1968) 1h 45min.]] une série de symp­tômes très cla­ri­fié du sous-déve­lop­pe­ment, l’exem­pli­fi­ca­tion de ce qui est pro­po­sé en théo­rie dans Mémoires du sous-déve­lop­pe­ment, un film qu’il admire beaucoup.

Comme je vis dans le sous-déve­lop­pe­ment, je n’ai pas assez de recul pour savoir si cela est effec­tif. Je crois que Lan­dau a même dis­cu­té avec Fidel Cas­tro sur l’i­dée de tour­ner un film sur un pays en déve­lop­pe­ment et il semble même que le Chi­li avait été spé­ci­fié. Pour uti­li­ser une for­mule : un pays qui ne sois pas le Viet­nam de ser­vice, où la lutte don­née soit à un niveau plus quo­ti­dien, de sorte que les élé­ments du sous-déve­lop­pe­ment ne soient pas si évi­dentes, mais un peu plus allusif.

Nous tra­vaillons [Que Hacer ? — Saul Lan­dau, Raul Ruiz, Nina Ser­ra­no, 1970 — 90 minutes] avec un thème très ouvert. Un per­son­nage amé­ri­cain, un “Peace Corp” style Ken­ne­dy, un pro­mo­teur du plan labo­ral du genre Alliance pour le pro­grès, même ren­for­cé par l’i­dée que les conser­va­teurs ont fait échouer la poli­tique de l’Al­liance, et d’autre part, un Chi­lien qui arrive à Cuba afin de par­ti­ci­per à la révo­lu­tion après avoir été mar­gi­na­li­sé chez lui et où il res­sent le besoin de retour­ner pour se joindre au com­bat. Cet enche­vê­tre­ment de voyages sen­ti­men­taux devrait nous don­ner une sorte d’au­to­por­trait du Chi­li, dans une pers­pec­tive du sous-développement.

Pour faire le film nous uti­li­sons des élé­ments du ciné­ma direct. Par exemple, des acteurs de déli­bé­ra­tion qui tra­vaillent prin­ci­pa­le­ment sur base d’im­pro­vi­sa­tions avec des vrais pro­ta­go­nistes. Nous nous en tien­drons aux faits, la situa­tion actuelle au Chi­li fera que l’in­trigue du film varie de jour en jour. Un coup d’État nous ferait chan­ger l’ar­gu­ment, et qui chan­ge­rait dans un autre sens, si Allende sor­tait. En dehors de cela, le film est construit comme un dia­logue entre deux équipes de tour­nage. Lan­dau s’occupe de l’é­quipe amé­ri­caine et moi de la Chi­lienne. Il fil­me­ra cer­taines situa­tions de son point de vue avec ce per­son­nage nord-amé­ri­cain et moi, l’u­ni­vers des per­son­nages que plus ou moins je sais gérer, ce sous-monde, ce temps mort du sous-déve­lop­pe­ment. J’ap­porte le temps mort. Quant au mon­tage, nous n’u­ti­li­se­rons pas nos voix, mais celle de com­men­ta­teurs qui pré­cisent nos posi­tions et disent : « Ceci as réus­si, ça non, met­tons ces élé­ments ou bien ceux-là ». Et à part ça il y a le niveau des chansons.

À pro­pos du film El cha­cal de Nahuel­to­ro [[El cha­cal de Nahuel­to­ro. Écrit et réa­li­sé par Miguel Lit­tin en 1969. Ins­pi­ré d’un fait réel, le film retrace l’histoire de José del Car­men Valen­zue­la Torres, accu­sé de meurtre. Le pay­san anal­pha­bète a en effet assas­si­né en état d’ébriété la femme qui par­ta­geait sa vie, et les enfants de celle-ci. À tra­vers son pro­cès, appa­raissent l’enfance, le quo­ti­dien, la mar­gi­na­li­sa­tion sociale du Cha­cal qui découvre en pri­son la pos­si­bi­li­té de vivre autrement.]]

Je crois que Le Cha­cal illustre cer­taines idées que nous avons sou­le­vés der­niè­re­ment, avec mon équipe de tra­vail. Les pré­oc­cu­pa­tions que sou­lève Lit­tin de manière plus ou moins intui­tive sont pré­cieuses. Son pro­blème est peut-être de ne pas les ame­ner à ses consé­quences ultimes, de pour­suivre l’i­dée de faire des films en 35 mm, d’un cer­tain for­mat et pour un cer­tain public. La dua­li­té des pro­pos lui rendent dif­fi­cile le suc­cès dans son tra­vail. Le ter­rain choi­si est non seule­ment très riche, mais un domaine clé pour faire du ciné­ma. Mais ce n’est pas pos­sible avec les for­mats exis­tants, ce ciné­ma doit être tra­vaillé entiè­re­ment en dehors de la chaîne de dis­tri­bu­tion commerciale.

Par ailleurs, Lit­tin a expri­mé dans ses décla­ra­tions qu’il avait sen­ti l’exis­tence d’une culture dif­fé­rente de la culture offi­cielle, de per­sonnes ayant une autre échelle de valeurs, ce qui est pré­cieux pour notre tra­vail dans le cinéma.

LIHN : ¿La sous-culture ?

RUIZ : Nos pré­oc­cu­pa­tions portent prin­ci­pa­le­ment sur la ten­ta­tive d’essayer de contour­ner les limites de la notion de sous-culture. Il fau­drait éli­mi­ner la par­tie ‘sous’, et, bien sûr, la par­tie ‘culture’.

LIHN : Est-ce que Lit­tin réussi‑t’il à inté­grer offi­ciel­le­ment les dif­fé­rents élé­ments de cette culture ?

RUIZ : Il ne gère pas le sens des règles du jeu. Notre idée, en bref, est qu’il existe une culture de résis­tance, enten­du comme des choses aus­si fon­da­men­tales que d’ap­prendre à lire, et ain­si de suite. Dans cer­tains domaines, il y a une agres­sion qui pro­voque une résis­tance, qui se mani­feste par une grande capa­ci­té à oublier : celui du mili­taire, par exemple, qui apprend à lire dans l’ar­mée. Tout d’a­bord, le rejet ou la résis­tance à l’a­gres­sion cultu­relle, puis, une assi­mi­la­tion d’elle-même comme la meilleure forme de défense ou de camou­flage. Autre­ment dit, un rejet pro­gres­sif fausse tous les élé­ments de la culture, mais pas d’une manière suf­fi­sam­ment forte comme pour que les autres le remarquent. Il en résulte une sorte de vie cultu­relle paral­lèle. En concluant qu’il existe cette gra­dua­li­té, vous vous ren­dez compte qu’il y a un refus, mais en même temps, toute une manière de s’as­si­mi­ler qu’il fait pos­sible que ces gens (cha­cun d’entre nous à un degré dif­fé­rent en der­nière ins­tance) puissent vivre simul­ta­né­ment à l’intérieur et en dehors de la culture. Alors, ce n’est pas de la sous-culture, mais la culture qui devient la résis­tance. Cela ne four­nit pas des valeurs contre les autres, c’est l’en­semble des tech­niques conçues pour résis­ter à l’a­gres­sion culturelle.

LIHN : Et cette résis­tance est réso­lue dans une dis­tor­sion des élé­ments cultu­rels assimilés.

RUIZ : Oui, c’est la tech­nique la plus évi­dente, la paro­die, la paro­die de la paro­die. Lit­tin a vu une culture dif­fé­rente de la culture offi­cielle, mais il a sim­ple­ment appli­qué l’i­dée de sous-culture. S’il avait été un peu plus loin, il aurait com­pris que son per­son­nage a été domp­té en appre­nant à lire et à écrire, il a agi comme la grande majo­ri­té des Chi­liens qui subissent cette agres­sion cultu­relle, en l’acceptant et en la reje­tant, en l’in­té­grant et en repous­sant la culture offi­cielle. S’il avait sai­si la cohé­rence de cette atti­tude, il ne se serait pas éga­ré dans la mécon­nais­sance du carac­tère du cha­cal. Cela est pre­miè­re­ment, condam­nable, et d’autre part, il ins­pire de la pitié, et vous avez à choi­sir entre ces deux pos­si­bi­li­tés : soit vous le répu­diez et vous vous dites que c’est bien qu’il soit tué, ou bien il ins­pire de la pitié et vous vous dites que c’est mal de le tuer. Lit­tin a hési­té entre ces deux pos­si­bi­li­tés. Je pense qu’il a d’abord com­men­cé par une méta­phore, celui d’un être en marge d’une culture com­prise, a prio­ri, comme bonne. La méta­phore d’une per­sonne d’un niveau ani­mal, l’au­teur d’une aber­ra­tion qui attire l’at­ten­tion de tout le pays, cette per­sonne est inté­grée au milieu pour lui faire com­prendre quelle est l’am­pleur du crime qu’il a com­mis, et pour faire affir­mer la civi­li­sa­tion qui l’avait pré­cé­dem­ment reje­té. Au moment où il accepte l’am­pleur de son crime, il devient un être humain sacri­fiée — et il y a là une dua­li­té critiquable.

LIHN : Mais il devient un être humain selon les direc­tives d’une culture offi­cielle que le film met ques­tion, non ?

RUIZ : C’est le pro­blème du tra­vail sur le ter­rain. Tout en tra­vaillant là-bas, Lit­tin a consta­té que les faits modi­fiaient la méta­phore. Ils ont noté que le type ne s’é­tait jamais vrai­ment inté­gré com­plè­te­ment, et que la culture à laquelle il avait été assi­mi­lé était cri­ti­quable de tous les points de vue, un monde reje­té non seule­ment par lui sinon en puis­sance par le spec­ta­teur, puis il a cher­ché à inté­grer ces don­nées qui contre­di­saient le sché­ma pré­cé­dent. Le résul­tat fut la super­po­si­tion de deux films : d’un côté, la méta­phore, et de l’autre, le docu­ment. Je pense qu’il n’est pas par­ve­nu à les inté­grer parce qu’il n’a pas eu d’ap­proche au pro­blème de la culture en termes réels. Il n’a pas réus­si à sur­mon­ter la sépa­ra­tion entre culture et sous-culture, c’est l’op­po­si­tion com­mune entre la culture autoch­tone et la péné­tra­tion cultu­relle, tout ce qui est limi­té à ces schémas.

D’une part, il fau­drait créer une crise une série de concepts qui semblent très clairs, et qui ne le sont pas vrai­ment, c’est-à-dire l’i­dée de la culture et de la sous-culture. D’autre part, le tra­vail de ter­rain est plus métho­dique. Très peu de choses pou­vaient se faire dans les condi­tions dans laquelle à tra­vaillé Lit­tin avec une camé­ra sans son direct, avec un bud­get très res­treint et sans l’in­ten­tion ou la capa­ci­té de res­ter plus long­temps sur le terrain.

SCHOPF : On peut se deman­der quelle est la thèse géné­rale du film : que la socié­té intro­duit des per­son­nages dans ses struc­tures afin de les condam­ner en réponse à eux-mêmes ? Le Cha­cal opère comme un sym­bole de cette contra­dic­tion mons­trueuse, par lequel la socié­té juge cer­tains cri­mi­nels qu’il a lui-même créé. Ma ques­tion est de savoir si ou non les images illus­trent cette thèse ?

RUIZ : Non, cette méta­phore a été sou­le­vée et les faits ont été modi­fiés ; en les inté­grant ces modi­fi­ca­tions au modèle, le film s’est dis­per­sé car il conser­vait les modèles primitifs.

SCHOPF : Main­te­nant, je dirais que ce que Raul Ruiz s’est pro­po­sé, à notre connais­sance, ce n’est pas l’exact oppo­sé de ce qui est pro­po­sé dans ce film. Ce que Ruiz nie c’est le point de vue à par­tir d’où le film a été exé­cu­té, et qui consiste à ajus­ter les images pour cer­tains concepts. Cela consiste à uti­li­ser le monde des per­cep­tions comme la véri­fi­ca­tion de cer­taines affir­ma­tions à l’é­gard non seule­ment de la vie en géné­ral, mais le monde des images. La thèse de Raul est que le monde des images dépasse l’en­semble des concepts qui défi­nissent habi­tuel­le­ment le champ visuel et, d’autre part, ce monde pré­tend avoir des ver­tus de conscience par rap­port aux images et les mobi­lise en une sorte de réseau concep­tuel qui ten­drait enfin arrê­ter l’his­toire au détri­ment de l’his­toire, accu­mu­lant une série de répres­sion laté­rale. C’est jus­te­ment ce qu’il vou­drait essayer de montrer.

Nous avons donc, le rejet du sys­tème de concepts avec lequel on tente habi­tuel­le­ment de com­prendre le domaine de la vie et, deuxiè­me­ment, d’ad­mettre que les images de cette vie il y a des excès par rap­port aux concepts, qui au moment d’être expo­sées ciné­ma­to­gra­phi­que­ment, nous mon­trer la faus­se­té et le carac­tère de dis­tor­sion des concepts rela­tifs à la vie et les images de cette vie.

LIHN : Dans ce que Schopf dit, il y a une exa­gé­ra­tion qui illu­mine le pro­blème, mais dans le même temps, le dépasse et l’af­fai­blit, car il ne s’a­git pas sim­ple­ment de réfu­ter chaque vision concep­tuelle pour le béné­fice d’une libé­ra­tion com­plète de l’i­mage. Ce que nous dit Raul, c’est qu’il tente de mettre dans son propre code ou for­ma­li­ser par les élé­ments du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique les élé­ments de la sous-culture. Il cible une zone en conflit confi­gu­ré par le rejet d’une culture offi­cielle, et la volon­té de récu­pé­rer, je sup­pose les valeurs qui bougent der­rière cette atti­tude de rejet.

SCHOPF : Je ne dis pas qu’à par­tir de ce que les images montrent dans le ciné­ma que Raul pré­tend faire qu’on ne peut pas rem­pla­cer une décla­ra­tion sur la réa­li­té de l’autre. Les images ne condui­ront pas à une catas­trophe per­cep­tive, mais plu­tôt l’inverse. Je pense être d’ac­cord avec Ruiz sur la libé­ra­tion des phi­lo­so­phies et des idéo­lo­gies domi­nantes à l’é­gard de ce domaine de la vie et les images conduisent néces­sai­re­ment à la démons­tra­tion de l’excès de sens par rap­port à ces idéo­lo­gies qu’il y a dans la vie même. C’est le sens que Ruiz veut mon­trer et dénom­mer ciné­ma­to­gra­phi­que­ment. L’ex­cès de sens qui est, d’a­bord, la démons­tra­tion du grand refus dans les gestes et les actes de la vie quo­ti­dienne par rap­port aux idéo­lo­gies répres­sives. L’ex­cès de sens qui condui­rait à la pro­po­si­tion d’une autre manière, un autre rac­cor­de­ment entre le concept et l’i­mage, la théo­rie et la praxis.

CINEMA ET POLITIQUE

RUIZ : Je ne com­prends pas très bien l’expression de ciné­ma poli­tique, à ce pro­pos, je me sou­viens de cer­taines clas­si­fi­ca­tions : le ciné­ma direct, le ciné­ma-pam­phlet, le ciné­ma idéo­lo­gique à la manière de La hora de los hor­nos [[La hora de los hor­nos (1968, 3h10, L’heure des bra­siers) de Fer­nan­do Sola­nas et Octa­vio Geti­no, membres du groupe Cine-Libe­ra­ción. 200 heures d’entretiens enre­gis­trés durant deux années, pour abou­tir à un docu­men­taire en trois volets : “Néo­co­lo­nia­lisme et vio­lence”; “Acte pour la libé­ra­tion”, divis à la fois en deux grands moments “Chro­nique du péro­nisme (1945 – 1955)” et “Chro­nique de la résis­tance (1955 – 1966)”; “vio­lence et libé­ra­tion”.]], et le ciné­ma uto­pique, à par­tir de faits réels, conforme l’es­poir d’un peuple. Ce que je fais, c’est du ciné­ma poli­tique dans un autre sens. Pour moi, faire un film est un acte poli­tique, je suis contre l’i­dée du cinéaste comme un employeur, ou contre l’i­dée de Godard que cha­cun doit pou­voir faire des films et qu’ils devraient êtres conçus dans les assem­blées géné­rales. Ce par­le­men­ta­risme est très sté­rile, car à l’heure de pla­cer une camé­ra, c’est Godard qui la place. Donc, les dix heures de dis­cus­sion anté­rieures ont été inutiles. Je crois dans un film col­lec­tif sur un autre niveau, sur un niveau mus­cu­laire. Il s’agit d’é­la­bo­rer un ensemble d’ins­tincts, des com­por­te­ments qui conduisent à tra­vailler ensemble comme une sorte d’or­chestre du ciné­ma, dans lequel vous jouez une par­tie tout en écou­tant simul­ta­né­ment. Mais à part ça, l’op­por­tu­ni­té de mettre en lumière — sur­tout dans le cas du Chi­li — la culture de la résis­tance m’enthousiasme.

Mon idée est que les tech­niques de résis­tance cultu­relle forment un lan­gage non-ver­bal dont la seule pos­si­bi­li­té de les for­ma­li­ser et de les éle­ver à un niveau idéo­lo­gique — j’u­ti­lise ce mot avec beau­coup de réserve –, c’est à tra­vers le ciné­ma. Ces tech­niques décan­tées, se com­mentent entre elles, elles forment un tout, plus que des syn­tagmes, des sty­lis­tiques. De l’art à mi-che­min. L’art de boire un verre, de dire san­té, de l’ab­né­ga­tion, enfin. Ces sty­lis­tiques peuvent seule­ment être enre­gis­trées par le ciné­ma, ils résistent à être décrit car ils ne sont pas ver­bales, c’est un lan­gage non ver­bal. Cette culture existe, nous exis­tons et existe aus­si l’acte de fil­mer qui nous unit avec cette culture. En ce sens, l’acte de prise de vue, pour moi, est un acte poli­tique. Fil­mer est un pont, un contact très fort à tra­vers des gestes aus­si vieux que de se prendre en pho­to sur une place. Fil­mer c’est, au fond, se faire prendre une pho­to sur une place.

LIHN : Natu­rel­le­ment, ça condi­tionne la façon de fil­mer, non ?

RUIZ : Bien sûr que oui. Cela implique une pre­mière consé­quence : nous devons créer un cli­mat dans lequel fil­mer soit pos­sible, pour que les sty­lis­tiques puissent venir à la sur­face. Ensuite, cela implique une idée dif­fé­rente de la mise en scène, qui vous fait chan­ger radi­ca­le­ment la struc­ture des choses. La for­mule est assez simple. On tra­vaille sur la base d’un pre­mier modèle, un ensemble d’o­pi­nions ou des choses que nous avons ima­gi­nées, après avoir choi­si un lieu et une situa­tion géné­rale, nous fai­sons ce que l’on appelle une his­toire. Ce modèle pré­cé­dent, ren­for­cée et enri­chie, nous l’amenons sur le ter­rain où les choses com­mencent à nous arri­ver pour la pre­mière fois. Nous com­men­çons à enquê­ter et il y a un autre type de situa­tions qui se pro­duisent qui confirment le modèle pré­cé­dent ou le modi­fient, ou remettent en ques­tion la struc­ture. Ces trois types de situa­tions nous conduisent à reje­ter, à mettre en œuvre ou à le modi­fier. Il s’agit d’éviter cette ten­ta­tion et de main­te­nir cha­cune des obser­va­tions à se tenir à ce qu’ils sont, de simples obser­va­tions, jus­qu’à ce qu’ils prennent corps. Lorsque le nombre et l’am­pleur de ces obser­va­tions tendent de leur propre poids à se sépa­rer du modèle ori­gi­nal pour en for­mer un autre…

Et voi­ci l’acte de bra­voure : ce nou­veau modèle qui sur­git natu­rel­le­ment de l’ob­ser­va­tion s’oppose au pre­mier modèle, c’est-à-dire que le pre­mier n’est pas écar­té. Les deux sont uti­li­sés comme des pôles oppo­sés et les évé­ne­ments pro­gressent dans la mesure où, régu­liè­re­ment espa­cés plus ou moins équi­dis­tants, créent une ten­sion entre ces deux modèles. Les modèles ne sont pas un film A et un film B, mais des sché­mas qui sont en dehors du film. Ce der­nier est au milieu des évé­ne­ments mis en ten­sion entre les deux modèles. Cela pour par­ler de struc­ture dra­ma­tique. Puis il y a le pro­blème de la mise en images. Tra­vailler plus comme le pho­to­graphe d’une place qu’un papa­raz­zi. Éta­blir des rela­tions entre le came­ra­man et les acteurs, essayer un cer­tain type de film en vers, disons.

Pour don­ner un exemple dans cette pièce il y a un espace créé natu­rel­le­ment par le dépla­ce­ment quo­ti­dien des gens. Ces lignes sont com­pi­lées et de cette com­pi­la­tion tu sors une série de mou­ve­ments de camé­ra, mais tu ne les appliques pas dans la zone dans laquelle ces dépla­ce­ments se pro­duisent et tu ne res­pecte pas son ampleur. Tu l’u­ti­lises de n’im­porte où dans la pièce et tu construis une situa­tion qui se pro­duit dans toute la pièce. Sup­po­sons qu’il y a sept mou­ve­ments de camé­ra, avec n’im­porte quelle lampe tu com­mences à bou­ger la camé­ra selon les sept mou­ve­ments, lorsque tu arrives au sep­tième, tu recom­mences, et ain­si de suite, en fai­sant entrer dans cet espèce de moule, de manière for­cé, des évé­ne­ments qui néces­sai­re­ment sont trans­gres­sés. C’est ce que je veux dire par tra­vailler un film en vers.

LIHN : Le lan­gage ciné­ma­to­gra­phique que tu mar­tèles semble vou­loir éli­mi­ner le récep­teur, les signes d’at­ten­tion diri­gée vers le spec­ta­teur, ça me rap­pelle une approche sur­réa­liste par rap­port au lan­gage, quand ils disaient que c’était erro­né de le consi­dé­rer comme un outil de com­mu­ni­ca­tion. Cela ser­vi­rait plu­tôt à son­der cer­taines zones de la réa­li­té, dif­fi­cile d’ac­cès, et aus­si pour une uti­li­sa­tion dans un sens néga­tif, de rejet du lan­gage au sein même du lan­gage. Les pro­cé­dures tech­niques que tu as déve­lop­pé pour régis­trer cette culture de rejet semble être si her­mé­tique et dupli­quer le rejet au niveau de la forme.

RUIZ : Autre­ment dit, la méthode est com­pa­tible avec le maté­riel qu’il pré­tend extraire. Le fait qu’il est des­ti­né à aller au-delà du groupe dans lequel il va fil­mer, le rends plus cohé­rent. Fina­le­ment, cela a à voir avec les pro­phé­ties de Borges. Je m’en sou­viens d’une : dans le futur, cha­cun sera son propre Dante et son propre Sha­kes­peare, per­sonne ne va nous las­ser à l’a­ve­nir avec de grandes visions. J’ap­pelle cette atti­tude, la poli­tique, parce qu’il s’agit de sor­tir l’intellectuel de son sta­tut de pri­vi­lé­gié et enle­ver à l’activité artis­tique le carac­tère de dis­ci­pline, de science ou d’u­sine. Eh bien, encore une fois le sur­réa­lisme : l’art doit être fait par tous.

CINEMA DE RECHERCHE

RUIZ : Je vois dans le ciné­ma, actuel­le­ment, deux atti­tudes très claires. Tout d’a­bord, les films à thèse qui réflé­chit sur la signi­fi­ca­tion du ciné­ma, plus pré­ci­sé­ment celui de Godard sou­te­nu par la revue Cahiers du Cinéma.

D’autre part, il y a une ten­dance à voir le film du point de vue de la décou­verte de situa­tions nou­velles et uniques. Cette seconde approche a une limi­ta­tion claire. Quelque part, Valé­ry parle du choc qui signi­fie que la men­tion “ter­ra inco­gni­ta” [[Docu­men­taire « Mon­do Cane » (Monde de chien) de Gual­tie­ro Gia­co­pet­ti, 1962.]] ai dis­pa­ru des cartes, il n’y a plus de ter­ri­toires à décou­vrir. Le ciné­ma a déjà décou­vert la terre, les prin­ci­paux lieux ont été vus aus­si par les cas les plus abjects, comme celui de Gia­co­pet­ti, et les six ou sept der­nières années avec l’é­mer­gence des pre­miers films du Tiers-Monde. Il y a alors, l’autre chemin.

Main­te­nant, pour pro­po­ser ma posi­tion de tra­vail, je vou­drais uti­li­ser un autre sché­ma, qui se réfère à l’A­mé­rique latine. Ici, je vois trois ten­dances clai­re­ment défi­nies. D’une part, une sorte de ciné­ma citoyen, qui pose des pro­blèmes concrets en Amé­rique latine, et montre les moyens de les résoudre. C’est le cas de La hora de los hor­nos [[L’heure des bra­siers, de Fer­nan­do Sola­nas]]. Un film didac­tique. D’un autre côté je vois, en par­ti­cu­lier au Bré­sil, un ciné­ma de la méta­phore qui tend à créer des situa­tions qui syn­thé­tisent ou bien four­nissent la clé du pays. Et enfin, le type de films que nous essayons de faire, d’en­quête, dans le sens de la recherche des clés natio­nales. Lorsque tu tourne une situa­tion, tu la com­plètes, la résout. C’est l’idée du ciné­ma de recherche.

Notre tra­vail a une his­toire, mais dans le domaine de la socio­lo­gie et de l’an­thro­po­lo­gie : le ciné­ma de Jean-Rouch, le Musée de l’Homme, le ciné­ma des Cana­diens. Ce genre de ciné­ma n’oserait jamais inclure la fan­tai­sie, de consi­dé­rer l’art comme un jeu. Il y a l’i­dée de faire des choses sérieuses, ce qui dyna­mite fina­le­ment les chances de ce cinéma.

Je vais par­ler d’une expé­rience liée à ce genre de ciné­ma, je ne sais pas de qui elle est, ou pas exac­te­ment d’où. Un groupe de cinéastes est allé à un vil­lage de pêcheurs, ils ont pris un pêcheur et l’ont fait par­ler durant des jours. Le tour­nage a duré plu­sieurs jours. Puis tout ce maté­riel, sans aucun mon­tage, a été mon­tré dans le vil­lage de pêcheurs que le pêcheur a men­tion­né constam­ment. Les pêcheurs ont vu le film et le vil­lage a chan­gé, bien que je ne sais pas dire quel genre de chan­ge­ment est sur­ve­nu. En tout cas, c’était une ten­ta­tive du ciné­ma d’in­fluen­cer la réa­li­té, en éta­blis­sant un lien entre l’activité ciné­ma­to­gra­phique et les faits réels, qui n’au­rait pas eu lieu sans le cinéma.

LIHN : Au moment où vous uti­li­sez le ciné­ma pour influen­cer le pro­ces­sus de la réa­li­té, ne se pose‑t’il pas un pro­blème éthique ? Com­ment et sur quelle base pour­rait-il influen­cer ce qui se passe ?

RUIZ : Cela je me le pro­po­se­rais après avoir fait des films durant un bon bout de temps, et en atten­dant, je ne suis pas sûr que j’influence vraiment.

LIHN : Mais est-ce que tu dési­re­rais que ce genre de film soit réso­lu, par les acteurs-spec­ta­teurs, comme une prise de conscience.

RUIZ : Cette expres­sion me fait un peu peur, géné­ra­le­ment on se réfère à d’autres choses quand il s’a­git de prise de conscience. Par ailleurs, il ne s’agit pas que les gens qui font cer­taines choses disent, “je fais cela”. Il s’agit que ces gestes deviennent des lan­gages, réflé­chis­sant, par eux-mêmes, à tra­vers le ciné­ma qui pour­rait les défi­nir. J’ai le soup­çon que la culture de résis­tance cache une grande capa­ci­té de sub­ver­sion, et ne peut deve­nir telle qu’à tra­vers le film terminé.

LIHN : Sub­ver­sion dans quel sens ?

RUIZ : Dans le sens le plus Bre­ton­nien [[André Bre­ton (1896 – 1966), écri­vain, poète et théo­ri­cien du sur­réa­lisme.]] du terme.

LIHN : Si vous aviez à mettre cela en sub­ver­sion poli­tique, contre qui tu l’aurais adressé ?

RUIZ : Il ne s’a­git pas de le mettre en termes politiques.

LIHN : Tu tra­vailles avec Landau…

RUIZ : Mais çà c’est autre chose. Nous ren­dons compte de notre mili­tan­tisme et de notre manque de mili­tan­tisme, c’est une sorte d’in­tros­pec­tion idéo­lo­gique de toute notre équipe. Savoir où nous en sommes, et essayer de le cla­ri­fier par la voie du ciné­ma, nous croyons que par la même acti­vi­té ciné­ma­to­gra­phique peut se pro­duire en nous une entente, et cela est précieux.

JE SENS QUE LE MARXISME M’ECLAIRE UNE SERIE DE CHOSES

RUIZ : …et je res­sens le besoin de mili­ter dans le camp mar­xiste, je me sens mar­xiste, mais je n’ose pas dire que je le suis parce que je ne connais pas assez le mar­xisme. Mais il y a sur­tout un pro­blème de jeux de mots dans les décla­ra­tions de prin­cipe que je n’aime pas. Je n’ai aucune rai­son de reje­ter tout ce qui contri­bue et m’aide à inter­pré­ter la réa­li­té dans laquelle je bouge. Ce qui est clair, c’est qu’un cer­tain nombre de pro­blèmes poli­tiques ont émer­gés à par­tir de l’activité cinématographique.

SCHOPF : Je dirais que per­sonne ne peut vivre, d’un point de vue de conscience conti­nue, comme mar­xiste ou exis­ten­tia­liste. Pour ce faire, cette vision devrait deve­nir le sens com­mun d’une socié­té et le mar­xisme est très loin de l’être, au moins à l’é­gard de notre socié­té chi­lienne. Main­te­nant, je trouve que l’approche que Raul pose, avec les réponses quo­ti­diennes, face à l’a­gres­sion de la socié­té capi­ta­liste, peut coïn­ci­der natu­rel­le­ment avec la pen­sée mar­xiste et devrait même cor­res­pondre avec dans la mesure que la pen­sée est adap­tée à la réa­li­té. Ceci est notre espoir. C’est-à-dire qu’il se situe dans un point de vue pri­maire sur le choix des idéo­lo­gies, sans for­cé­ment être en désac­cord avec les pro­po­si­tions d’une cer­taine pen­sée, concrè­te­ment la pen­sée mar­xiste au sujet de notre socié­té. Ce qui est déci­sif, il me semble, est que les gens ne déve­loppent pas leur vie à par­tir de la conscience. La chose impor­tante est la pos­tu­la­tion d’un sys­tème par­fai­te­ment cohé­rent, qui est anté­rieure à la construc­tion consciente de ce sys­tème, qui, cepen­dant, est pré­sent dans cha­cun des gestes et des atti­tudes, des com­por­te­ments irré­flé­chis des habi­tants de notre pays.

La pré­sence de ce sys­tème se trouve, par exemple, dans les bureaux publics, nous devons com­prendre qu’il y a une construc­tion de clô­tures qui vous per­met d’arriver tou­jours en retard au bou­lot. Tout un sys­tème dans son ensemble le jus­ti­fie, offi­ciel­le­ment, qu’un employé d’un bureau public arrive tou­jours à dix au lieu d’ar­ri­ver à neuf. Si le sys­tème offi­ciel serait opé­ra­tion­nel, il appor­te­rait une sorte de frus­tra­tion. Par exemple, si un employé irait encais­ser un chèque et le chèque serait prêt, si à un type on lui a dit qu’à neuf heures et demie passe le bus et que le bus passe, tout cela condui­rait au chaos au niveau de l’inconscient d’un chi­lien moyen.

RUIZ : J’ai par­lé du rejet pro­gres­sif, c’est en cela que consiste, rela­ti­ve­ment, ma diver­gence avec Lan­dau. Il insiste à consi­dé­rer ces failles du com­por­te­ment comme des échecs ou des acci­dents. Il y a un com­por­te­ment ration­nel, qui consiste à aller au bou­lot, arri­ver à temps et faire bien son tra­vail. Ou, direc­te­ment, on refuse ce bou­lot pour détruire ce qu’il signi­fie. Les demi-mesures sont des indices du sous-déve­lop­pe­ment, c’est son point de vue, et en par­tie celle de Wright Mil­ls et de la grande majo­ri­té des socio­logues mar­xistes qui inter­prètent le Tiers Monde. Je sup­pose que le sché­ma est valable et as l’a­van­tage d’être très clair, de sorte qu’à par­tir de lui vous pou­vez rapi­de­ment cata­lo­guer tous les évé­ne­ments qui sont mis en avant. Mais il a l’in­con­vé­nient de créer, à par­tir du point de vue des résul­tats de nos recherches, une sorte de gel émo­tion­nel. C’est-à-dire qu’il est impos­sible de res­sen­tir de la sym­pa­thie pour ceux qui n’ont pas pris une déci­sion, pour ceux qui sont vic­times du sous-déve­lop­pe­ment, par consé­quent, pour nous tous à dif­fé­rent degré.

Mais pre­nons quel­qu’un qui par­ti­cipe à la lutte poli­tique jusqu’à ces der­nières consé­quences, un mili­tant du MIR. On peut faci­le­ment le détec­ter — et Lan­dau a prou­vé dans le film Fidel — une ving­taine ou trente carac­té­ris­tiques d’un habi­tant du Tiers-Monde, sous-déve­lop­pé, c’est-à-dire un cer­tain nombre d’in­co­hé­rences dans le com­por­te­ment. Il y a une cohé­rence géné­rale et vingt gestes qui la contre­disent. Pour Lan­dau, cette contra­dic­tion est un choc et aus­si pour la plu­part des socio­logues mar­xistes et intel­lec­tuels de la gauche euro­péenne. Ceci est sou­le­vé dans Les Dam­nés de la terre, de Fanon. Nous les êtres du Tiers Monde, dans la mesure où nous par­ti­ci­pons à ces inco­hé­rences, nous les assu­mons et la pra­ti­quons, nous sommes condam­nés, c’est-à-dire, en dehors de l’é­va­lua­tion, nous ne pou­vons être libres, nous ne sommes pas en mesure de sor­tir de ce monde, nous sommes condam­nés. Le fait que nous soyons clas­si­fiés ain­si nous conduit émo­tion­nel­le­ment à avoir une cer­taine ten­dance à reje­ter ces interprétations.