La sélection de l’expression d’un portrait en fonction de l’angle de l’article, souriant s’il est approbateur, soucieux s’il est critique, constitue le B.a.-ba de l’illustration politique.
En février 2015, le World Press Photo décerne son premier prix à une composition très graphique du danois Mads Nissen, consacrée à l’homosexualité en Russie. Alors que la palme est habituellement réservée à la photo de guerre ou de catastrophe, le choix délibérément provoquant du jury fait réagir la profession. Plusieurs photojournalistes réputés critiquent le sujet aussi bien que le traitement, jugé trop esthétique. Après les accusations de manipulation à l’encontre de l’italien Giovanni Troilo, autre photographe primé par le WPP dans la catégorie reportage, le patron du festival Visa pour l’image annonce qu’il refuse d’exposer à Perpignan l’édition 2015 du principal prix photographique.
Le message de Jean-François Leroy est clair. Fidèle au dogme répété par toutes les théories de la photo, le festival manifeste avec force son attachement aux principes du document, qui exclut toute mise en scène. Associée au refus de la retouche, cette revendication est supposée garantir le rôle traditionnel de la photo dans la presse : celui de preuve de l’événement.
Trois ans plus tard, au festival des Rencontres d’Arles, Daniel Cohn-Bendit, invité à l’occasion du cinquantenaire de mai 68, évoque de son côté le « pouvoir des images », comme celles de la guerre du Vietnam, qui ont contribué à mobiliser l’opinion publique américaine. « La photo du petit Aylan Kurdi sur la plage de Bodrum, explique-t-il, a bouleversé le monde. »
Ces affirmations renvoient à une autre fonction de l’image. Celle d’incarner de manière emblématique un récit collectif, un moment de l’histoire. La photo de la petite fille fuyant le napalm n’est pas l’image circonstancielle des effets d’un bombardement effectué par erreur, mais le symbole des victimes d’une guerre absurde. Les clichés du petit Aylan ne sont pas seulement le document de la noyade d’un réfugié syrien, mais l’allégorie de la cruauté de la politique européenne, qui n’accueille les migrants qu’au compte-goutte.
On peut appeler images narratives ces photographies, qui servent d’incarnation à un récit. De l’enfant juif du ghetto de Varsovie au manifestant face aux chars de la place Tian’anmen, les plus célèbres de ces clichés sont considérés comme des icônes du photojournalisme. A la manière de la peinture d’histoire d’autrefois, ils présentent l’avantage de livrer une synthèse lisible et frappante d’une situation.
Le succès de ces photos n’est que la partie émergée d’une réalité cachée par les théories photographiques. Ce n’est pas pour leurs vertus documentaires, mais bien pour leur efficacité narrative que les images accompagnent le récit de l’information. Il y a de nombreuses façons de raconter une histoire avec des photographies. Le plus souvent, les choix iconographiques ont pour fonction d’apporter des informations de cadrage ou de contextualisation, à la façon d’un titre. La sélection de l’expression d’un portrait en fonction de l’angle de l’article, souriant s’il est approbateur, soucieux s’il est critique, constitue le B.a.-ba de l’illustration politique. Une iconographie positive influe sur la perception de l’information : aux Etats-Unis, une étude comparative décrit comment un criminel blanc est montré souriant avec des photos de famille, alors qu’un criminel noir sera présenté seulement par sa photo judiciaire, qui confirme d’avance sa culpabilité.
This racial double standard is on full display pic.twitter.com/268re1Fg58
— NowThis (@nowthisnews) 26 août 2018
La photographie conserve néanmoins une différence de taille avec le dessin de presse. La couverture du Time du 2 juillet présentait une composition sur fond rouge d’une petite fille en pleurs face au président américain, avec la légende : « Bienvenue en Amérique » – une photo de John Moore réalisée à l’occasion d’une arrestation de migrants au Texas, devenue le symbole de la dénonciation de la politique de séparation des enfants et de leurs parents.
Problème : entre le moment où le Time élabore sa couverture et la parution du numéro, Trump renonce à cette mesure controversée. Le Washington Post vérifie que la petite fille n’a pas quitté sa mère, la polémique enfle, et les partisans du président américain dénoncent l’utilisation abusive d’une icône qualifiée de « fake news ».
Alors même que la couverture du Time est un montage, l’écart entre l’information et le récit ruine la représentativité de la composition. Ce constat implique une leçon essentielle : la crédibilité documentaire de la photographie continue d’agir même dans le cas d’un usage symbolique. Loin d’opposer document et narration, l’image d’enregistrement propose l’articulation de ces deux dimensions contradictoires. Tel est bien le sens de la plupart de ses usages journalistiques, ou encore de l’imitation fictionnelle proposée par l’illustration publicitaire, qui se sert elle aussi de la caution documentaire pour donner plus de réalisme à ses messages.
Nous vivons dans un monde profondément marqué par l’empreinte de la narration photographique. Hybride, celle-ci s’appuie sur l’imaginaire du contrat documentaire pour proposer un récit supposé authentique. Plutôt que la falsification de l’image, qui reste un phénomène marginal, c’est la justification de ce schéma par la théorie photographique, par les autorités et par l’usage, qui pose problème. Car l’authenticité du document ne change rien au fait que toute narration est effectuée d’un certain point de vue. S’assurer du respect du contrat documentaire ne suffit donc pas à valider le message qui sera associé à l’image. La crédibilité du récit photographique est une formidable ressource narrative. Restituer sa part construite au message visuel est la meilleure façon de ne pas tomber dans le piège de ses mauvais usages.