Gilles Deleuze : Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses

Gilles Deleuze et Claire Parnet

Dia­logues, Flam­ma­rion, coll. « Champs » 1996, p. 75 – 77

Les pou­voirs ont moins besoin de nous répri­mer que de nous angois­ser, ou, comme dit Viri­lio, d’administrer et d’organiser nos petites ter­reurs intimes.

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illus­tra­tion : Seve­rine Scaglia

Nous vivons dans un monde plu­tôt désa­gréable, où non seule­ment les gens, mais les pou­voirs éta­blis ont inté­rêt à nous com­mu­ni­quer des affects tristes. La tris­tesse, les affects tristes sont tous ceux qui dimi­nuent notre puis­sance d’agir. Les pou­voirs éta­blis ont besoin de nos tris­tesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les pre­neurs d’âmes, ont besoin de nous per­sua­der que la vie est dure et lourde. Les pou­voirs ont moins besoin de nous répri­mer que de nous angois­ser, ou, comme dit Viri­lio, d’administrer et d’organiser nos petites ter­reurs intimes. La longue plainte uni­ver­selle qu’est la vie …

On a beau dire « dan­sons », on est pas bien gai. On a beau dire « quel mal­heur la mort », il aurait fal­lu vivre pour avoir quelque chose à perdre. Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâche­ront pas, vam­pires, tant qu’ils ne nous auront pas com­mu­ni­qué leur névrose et leur angoisse, leur cas­tra­tion bien-aimée, le res­sen­ti­ment contre la vie, l’immonde contagion.

Tout est affaire de sang. Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, orga­ni­ser les ren­contres, aug­men­ter la puis­sance d’agir, s’affecter de joie, mul­ti­plier les affects qui expriment un maxi­mum d’affirmation. Faire du corps une puis­sance qui ne se réduit pas à l’organisme, faire de la pen­sée une puis­sance qui ne se réduit pas à la conscience.

(…) L’Ame et le corps, l’âme n’est ni au des­sus ni au-dedans elle est « avec », elle est sur la route, expo­sée a tous les contacts, les ren­contres, en com­pa­gnie de ceux qui suivent le même che­min, “sen­tir avec sai­sir la vibra­tion de leur âme et de leur chair au pas­sage”, le contraire d’une morale de salut, ensei­gner à l’âme à vivre sa vie, non pas à la sauver.

Gilles Deleuze et Claire Parnet