Paru dans CinémAction, « Où en est le God-Art ? », n° 109, 2003, pp. 106 – 112. ISSN 0243 – 4504
En cette année, avec Eloge de l’amour, c’est la première fois que Jean-Luc Godard est en compétition à Cannes. Pensez-vous qu’il s’agit là d’une consécration ou d’une condamnation ?
C’est sans doute une consécration dans la pensée de ceux qui l’ont fait venir. Mais elle prend plutôt la forme de la muséification. Il y a cette année à Cannes beaucoup d’auteurs convoqués comme membres du Panthéon cinématographique. Tout se passe comme s’il y avait deux sortes de films en présence. Ceux qui entrent dans la catégorie des films primables et ceux dont les auteurs appartiennent à l’histoire du cinéma et prouvent sa continuité. Il est clair que si Godard est un vrai concurrent, son absence de prix est un enterrement. Si on le considère comme hors concours, cette panthéonisation est elle-même une marginalisation qui le fixe dans le statut qu’il s’est en partie donné lui-même — mais qui risque de se retourner contre lui — celui d’une mémoire du cinéma.
Pour en venir à l’œuvre proprement dite, circonscrite à la production des années 1991 – 2001, j’aimerais que vous nous indiquiez quelle est la place de Godard maintenant par rapport à l’art ?
Les Histoire(s) du cinéma s’inscrivent dans une tradition d’histoire de l’art à la Malraux et établissent une généalogie picturale du cinéma. Mais cette référence picturale, devenue centrale dans Passion, était déjà — tout comme la référence littéraire — très marquée dans beaucoup de films des années 60, par exemple dans Le Mépris ou La Chinoise… Sans doute l’art pop et la peinture abstraite ont-ils cédé la place à Rembrandt ou Goya, et la pratique même du collage est-elle passée du mode provocateur de filiation dadaïste ou pop à un mode fusionnel où les œuvres s’interpénètrent dans un musée imaginaire vivant. Mais Godard a toujours mêlé une réflexion sur l’histoire du XXè siècle à une réflexion sur le cinéma, le cinéma dans l’art, et l’histoire du cinéma en liaison avec l’histoire de l’art. Il existe par exemple une constante chez lui. C’est la réflexion sur la filiation romantique, sur le rapport poétique et politique au romantisme allemand, centrale dans Allemagne neuf zéro, mais aussi présente avec la référence à Schiller dans Nouvelle vague et dans les Histoire(s) du cinéma à travers le personnage de Siegfried ou les textes de Heidegger et Hermann Broch. Il y a de plus en plus chez lui une réflexion sur l’art comme témoin, sur ce qu’il peut nous apprendre sur notre temps. D’où l’influence de certaines figures emblématiques, comme Goya, dont les images dans les Histoire(s) du cinéma semblent filmer par avance notre siècle.
Et il y a aussi un autre aspect, c’est celui qui permet de faire toujours se rencontrer ce qui est l’urgence politique, éventuellement l’horreur guerrière, avec la question de l’art. Je pense tout particulièrement à For Ever Mozart imaginé à partir d’une boutade de Philippe Sollers, à propos de Susan Sontag qui avait monté Beckett à Sarajevo. Sollers avait en effet déclaré qu’on aurait plutôt dû y jouer Marivaux. Dire cela, c’est affirmer qu’il ne faut pas privilégier une littérature ou un art qui correspond à une situation d’horreur ou de déréliction, mais qu’au contraire il faut que l’art soit le plus éloigné possible de cette réalité vraie pour y remplir sa valeur de témoignage et d’intervention. Chez Godard, il existe une double position : l’art est censé donner des clés pour interpréter notre présent depuis son histoire propre : ainsi pour la littérature romantique allemande comme pour une certaine tradition picturale — Rembrandt, Picasso ou Manet. Mais aussi la référence artistique continue à organiser sur le mode de la provocation une certaine rencontre des extrêmes, et, de ce point de vue, For Ever Mozart est exemplaire. Il s’y ajoute un troisième point : la montée en puissance chez Godard, comme chez beaucoup d’autres, d’un discours de la « fin de l’art », d’une position de « survivant » qui atteint sans doute son paroxysme dans le film sur le MOMA, La Vieille maison.
A la différence des Straub qui continuent à faire un cinéma dans cette mouvance, mais sans concession non plus, comment expliquez-vous la position de Godard à la fois élitiste au niveau de l’art et finalement assez fascinée par ailleurs par les acteurs phares du show-business comme Johnny Hallyday, Jacques Dutronc ou encore Gérard Depardieu ?
Effectivement, le rapport à l’art est très différent chez les Straub et chez Godard. Je pense que, même si dans les deux cas il existe une manière d’interroger les grands textes littéraires à partir du présent, il y a chez les Straub un point de vue analytique qui très souvent surplombe le texte qu’ils utilisent, lequel devient un instrument d’analyse d’un problème, d’une configuration historique, alors que perdure chez Godard une grande fascination pour la littérature, qui est une fascination pour les mots et les phrases comme tels. Qu’on pense par exemple à la récurrence d’auteurs comme Giraudoux dans Hélas pour moi comme dans les Histoire(s) du cinéma ou Eloge de l’amour. Les Straub se mettent en situation de faire avouer le texte, Godard, quant à lui, n’est pas quelqu’un qui veut faire avouer les textes. Il veut plutôt faire résonner la musique des textes — voire même seulement celle des titres — dans une situation donnée.
C’est toujours la rencontre des hétérogènes qui l’intéresse. Et, de ce point de vue, faire rencontrer Giraudoux avec Depardieu a plus de sens que de s’en remettre à un acteur inconnu ou à un non-professionnel. L’acteur du show-biz est un élément propre à créer ces différences de potentiel qui lui importent. Il me semble y avoir trois éléments dans son attitude : une vieille fascination pour le personnage de la vedette comme tel, qu’elle soit là en personne (Bardot) ou par délégation (le jeune Belmondo jouant Bogart). Cette fascination s’inscrit elle-même dans la tension entre deux attitudes : une extériorité radicale par rapport au système et une volonté d’y être reconnu. Il n’est prêt à faire aucune concession sur la manière de concevoir un film, mais il dit qu’il fait toujours avec ce qu’on lui donne, que ce soit en matière d’argent ou de vedettes. Il se place ainsi dans une situation imaginaire de metteur en scène hollywoodien. Maintenant l’exemple de Hélas pour moi montre que, quelquefois, la vedette du show-biz peut ne pas entrer dans le rôle que Godard donne à l’acteur. Parce que Gérard Depardieu, comme l’acteur anonyme, n’est finalement qu’une pièce du puzzle qu’est le film de Godard. Le puzzle n’est pas le même avec cette pièce mais c’est le même rôle qui est rempli.
Mais ne pensez-vous pas qu’il existe aussi chez lui une sorte de volonté de dérision, un peu comme chez Woody Allen dans Celebrity, à utiliser des acteurs connus dans leur propre rôle en quelque sorte ?
Je ne pense pas que Godard soit encore dans une esthétique de la provocation, du détournement, du style années 60. Non, je crois qu’il serait plutôt dans une logique de composition du puzzle et qu’il utilise des monstres sacrés — Delon, Depardieu, Hallyday — ou de jeunes acteurs peu connus comme dans For Ever Mozart, sans que cela implique une sorte de dramaturgie spécifique de l’acteur ou de volonté de dérision à son égard. S’il y a dérision, c’est à l’égard du système et du rôle que Godard lui-même y joue.
Quelle est selon vous la place de Jean-Luc Godard dans l’histoire du cinéma ?
Vaste question ! Si on l’aborde par ce qu’il évoque lui-même à travers ses Histoire(s) du cinéma, on peut dire qu’il se place un peu comme le dernier des Mohicans, comme le témoin d’une nouveauté qui ne savait pas à sa naissance qu’elle était déjà condamnée. Si l’on prend comme appui l’épisode concernant la Nouvelle Vague dans les Histoire(s), on peut y entendre que l’avenir était déjà depuis longtemps joué dans le passé. Mais il y a une certaine ambiguïté dans cette position. D’un côté, il revendique une volonté naïve des cinéastes de sa génération qui déclaraient vouloir filmer des garçons et des filles de leur âge qui avaient les mêmes problèmes qu’eux. En même temps, il confronte cette volonté à une histoire dont à l’époque on n’aurait pas voulu savoir qu’elle était déjà jouée depuis le triomphe d’Hollywood. Du même coup, il se fait historiographe de quelque chose qui a été manqué. Mais il se fait l’historiographe de ce que le cinéma n’a pas été avec les témoignages de ce qu’il a été. Les Histoire(s) du cinéma nous disent que la puissance de l’image a été d’emblée captée par la puissance du scénario, la puissance de l’industrie, la puissance hollywoodienne, qu’il existait dans la force de révélation des images et dans leurs possibilités d’interconnexion, une virtualité balayée par l’industrie du scénario et de la vedette.
Tout ceci contribue à constituer un ensemble paradoxal parce que Godard, avec tous les extraits des films de Griffith, de Stroheim, de Hitchcock, etc., parvient à faire le film qu’ils n’ont pas fait. Mais il ne pourrait pas faire ce film « à leur place » s’ils n’avaient pas déjà fait les leurs. Il existe donc ici comme une contradiction motrice, féconde, dans la manière dont Godard se situe dans l’histoire du cinéma. Il continue à s’identifier à une sorte d’aube du cinéma qui a été balayée, parce que le cinéma était un art d’enfance qui n’a pas été reconnu comme art d’enfance et qui, comme faux adulte, est devenu la télévision, le crétinisme télévisuel. Godard se présente toujours comme le témoin de cette enfance de l’art. Et pourtant il réalise un art de la fin, un art qui n’est possible que comme reprise de celui qui a déjà été fait, comme la remise en scène de tous les films qui ont déjà été réalisés.
Je pense qu’il s’agit là d’une position dont il est parfaitement conscient et qui est contradictoire — ce terme n’étant pas nécessairement péjoratif — ou plutôt paradoxale. Il est comme le mémorialiste d’un cinéma qui serait déjà mort et le témoin d’un cinéma toujours vivant. Lorsqu’il filme notamment Eloge de l’amour, il se place un peu dans la position des frères Lumière — ou d’un pionnier du cinéma — qui va découvrir le monde à neuf et créer un univers inédit de corrélation entre les images. Et, en même temps, il se pose comme le mémorialiste de la grande espérance qui est morte. Il instaure toujours une sorte de tension entre deux positions : entre le mémorialiste et celui qui toujours recommence à zéro, qui est toujours un peu devant ses plans comme Cézanne devant ses pommes ; entre celui qui fait des films nouveaux avec ceux que tous les autres ont faits avant lui et celui qui tente de créer une histoire nouvelle de cinéma.
Je me demande si, dans cette aventure, Godard ne se trouve pas un peu dans la même situation que Fellini par rapport à Berlusconi qui possédait les droits de certains de ses films, et si ces Histoire(s) du cinéma auraient pu voir le jour sans l’aide de Canal +.
Bien sûr. Godard peut tenir un discours un peu stéréotypé sur tous les monstres, sur l’Amérique et sur la télévision, Canal + entre autres, tout en leur devant quelque chose — tout comme il doit, sur un autre plan, à cette Amérique qu’il vomit. Il est clair qu’il y a des possibilités de création et de conservation des films qui passent nécessairement par cette télévision que Godard critique par ailleurs. Mais ce n’est pas forcément contradictoire. Il s’en prend à ceux qui sont selon lui des accapareurs : il accuse l’Amérique de vouloir confisquer à son profit toute la mémoire du monde et Canal + de confisquer le cinéma vivant.
Mais peut-on faire du cinéma sans argent en quelque sorte ?
Non, bien évidemment, et Godard ne dit pas autre chose. Il fait du cinéma avec ce que les producteurs lui octroient. Mais le paradoxe vient de ce que l’on sait pertinemment qu’il faut des financements d’institutions comme Canal +, de la commission d’Avances sur recettes ou autres pour faire du cinéma non commercial, non soumis à la loi des majors, ce qui évidemment est une sorte de cercle vicieux. On échappe d’un côté au système dominant mais on entre dans un sous-système dont les normes esthétiques tendent à être aussi rigides que les normes commerciales du système dominant. Ce cinéma tend à devenir l’art de son propre système.
Contrairement aux Straub, et malgré certains films qui sont des adaptations comme par exemple Le Mépris, on a l’impression que Godard est un peu tétanisé devant l’adaptation d’une œuvre littéraire à l’écran.
Je ne pense pas que sa réticence soit une tétanisation devant le caractère sacré de la littérature. Celle-ci a toujours été très présente dans son œuvre, et pas seulement sous forme de citations. La plupart de ses personnages viennent du roman ou du théâtre. Mais il a toujours travaillé en prenant librement des morceaux, des thèmes, des images, et il serait très mal à l’aise pour tenir la stricte position de l’adaptateur. Tout son cinéma est complètement nourri par la littérature comme il l’est par la peinture. Il a utilisé naguère, d’un côté, la forme des libres variations sur le thème fourni par un roman — de préférence un roman pas trop « littéraire » -, de l’autre l’utilisation des textes littéraires sur le mode du collage. Mais ce qui l’intéresse aujourd’hui est quelque chose comme un rapport direct des arts, un jeu sur la capacité des formes, des phrases ou des plans à voyager, à se recontextualiser et à créer de nouveaux contextes en dehors de toute trame narrative. On n’est plus à l’époque du Mépris où le film était encore assez proche de Moravia, même si Godard déclarait que c’était un vulgaire roman de gare qui avait seulement servi de support à son film.
Aujourd’hui la transposition, même libre, semble impossible. Si une œuvre est convoquée, par exemple “Les caprices de Marianne” dans For Ever Mozart, c’est pour sa valeur d’écart : Musset dans la boucherie de la guerre en Bosnie — ou la boucherie bosniaque dans la trame de la comédie de Musset. Mais c’est alors la littérature qui est confrontée au cinéma et à ce dont parle le cinéma, et non plus un texte littéraire à ses pouvoirs d’« adaptation ». Godard est arrivé à une sorte d’introjection de la littérature, du cinéma et de la peinture, qui fait que tous ces arts vivent désormais en lui, lui appartiennent et se disposent dans ses films selon sa propre respiration, selon sa propre pulsation. Il en va de même pour la musique qui joue un rôle très grand, mais justement toujours sous forme de musique « classique », de musique déjà existante, déjà dotée d’une puissance de sens, d’histoire qui vient non illustrer un film mais contribuer à composer sa trame même comme dans Prénom Carmen. Mais aussi thèmes musicaux, plans cinématographiques, phrases ou personnages de romans sont traités comme des interprétants propres à entrer dans des films qui sont comme des diagrammes d’un temps et d’un âge.
Pour ce qui est du projet sur Truismes de Marie Darrieussecq, je n’ai pas d’idée précise sur ce qui avait motivé ce choix. L’idée de l’adaptation pouvait paraître séduisante, s’agissant du thème de la métamorphose, mais encore une fois Godard n’est plus à l’âge des adaptations de romans et surtout pas de celui-ci. Ce n’est pas à proprement parler un cinéaste du monstrueux.
Puisque nous sommes sur le lieu de la littérature, on sait qu’il avait un projet de film sur l’inceste avec Marguerite Duras, déjà présente absente dans Sauve qui peut, la vie.
Il y a bien sûr une très forte présence de Marguerite Duras dans son cinéma, et elle est tout autant présence d’une figure historique que présence d’un écrivain. Il me semble que, de plus en plus, toute référence littéraire et toute présence littéraire devient chez Godard comme une espèce de témoignage historique. Si l’on considère Histoire(s) du cinéma, Eloge de l’amour ou encore Allemagne neuf zéro, on peut dire que tous ceux qui sont convoqués par Godard sont aussi convoqués comme témoins, ils ont quelque chose à nous dire en tant que personnes sur le monde. Ainsi Marguerite Duras a quelque chose à nous dire sur le monde, Françoise Verny dans le rôle de Lucie Aubrac dans Eloge de l’amour aussi. On se demande en revanche quelle place pourrait avoir une jeune romancière — comme Marie Darrieussecq — qui n’a connu ni la guerre ni la Résistance dans l’organisation actuelle de la réflexion de Godard. Toute œuvre littéraire ou picturale, tout créateur tendant à devenir à la limite un témoin d’Auschwitz ou de l’époque d’Auschwitz et à jouer ainsi le rôle d’un médiateur pour une réflexion sur l’histoire plutôt qu’une œuvre d’art.
Donc, sous des dehors iconoclastes, Godard est un peu le garant du patrimoine en quelque sorte ?
Je n’irais pas jusqu’à dire que Godard se voudrait le garant du patrimoine parce qu’il y a toujours chez lui une opposition entre art et culture. Il s’inscrit dans le combat de type arendtien ou adornien qui oppose les défenseurs de l’art aux promoteurs de la culture. Il est de ceux qui affirment le potentiel de nouveauté, de provocation, propre à l’art contre le commerce culturel ou le cinéma contre la télévision. Plutôt que l’homme du patrimoine, il est l’homme de ce combat. Si l’on regarde son film sur le MOMA on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un film sur le patrimoine. Celui qui voudrait découvrir les trésors du MOMA en le visionnant serait bien déçu. On n’y voit presque aucune œuvre exposée. Il s’agit d’une grande lamentation sur le présent du monde, et sur l’art à l’époque des nouvelles barbaries ethniques ou autres, et non d’un film sur la présentation du patrimoine.
D’un côté sa position s’apparenterait plutôt à celle d’un Malraux ou d’un Elie Faure, dont il est un grand lecteur. C’est une position pour maintenir comme une espèce de sens de l’art en tant que vie et esprit des formes ou métamorphose des dieux. Mais ce combat est aussi lié à l’idée d’une valeur de témoignage et d’intervention sur le présent du monde : dans La Vieille maison, la Bosnie est présente, comme dans les Histoire(s), dans For Ever Mozart ou dans Eloge de l’Amour.
Comment le voyez-vous en « ménagère du cinéma » ?
Je ne comprends pas très bien ce qu’il entend par ces termes, mais si je devais interpréter ses propos je pourrais dire que la ménagère est là pour dépoussiérer, pour rendre aux choses leur éclat. Je pense que c’est ce qu’il a voulu faire dans Histoire(s) du cinéma, comme pour rendre à chaque plan du cinéma l’éclat pur de l’art, le nettoyer, le débarrasser de toute poussière culturelle parce qu’il existe toujours chez lui la préoccupation d’une vision phénoménologique des choses. Il s’agit de mettre toujours en évidence une sorte de premier regard, une manière de virginité de l’image. C’est bien cette volonté que l’on retrouve dans Histoire(s) du cinéma, dans cette manière de découper, de fragmenter tout et de rendre à chaque plan son caractère d’icône, sa virginité première et sa splendeur propre. C’est lui, je crois, qui parlait de cette puissance qu’avait Mizogushi de nettoyer le regard à chaque plan, de le recréer toujours à neuf. Dans la ménagère on peut entendre celle qui agit avec ses mains, qui fait du cinéma artisanal ; on peut entendre l’économe qui fait les comptes, mais surtout celle qui nettoie, qui purifie le regard et fait briller les images.
Et au milieu des années 90 c’est un Godard acteur qui apparaît à deux reprises dans les films d’Anne-Marie Miéville.
Jean-Luc Godard a beau dire que leurs manières sont très différentes, il y a quand même une forte symbiose. Lorsqu’elle lui fait réciter du Hannah Arendt dans Nous sommes tous encore ici, ou lorsqu’elle « cinématographie » Acheminement vers la parole de Heidegger dans Après la réconciliation, elle est très proche du cinéma de Godard sans qu’on qu’ait à se demander de qui vient l’inspiration. D’un côté, Godard acteur semble parfois n’être là que pour dire, un peu comme Sabine Azema ou Alain Cuny dans Histoire(s) du cinéma, les textes qui lui semblent contenir un message essentiel sur le monde. Mais il s’agit aussi du même univers conceptuel, même s’il y a chez Anne-Marie Miéville une forte théâtralisation et un goût du dialogue assez différents de ce que fait Godard, plus souvent proche du collage et de la fragmentation.
Quant à son second emploi, celui du partenaire de la scène de ménage, il correspond aussi à sa propre position dans le monde cinématographique d’aujourd’hui. Ces films où il joue l’époux acariâtre ou le vieux désabusé représentent une sorte de suite, quelque trente ans après, de Masculin féminin… Si l’on considère par exemple les pré-scénarios de Eloge de l’amour, on prend conscience de l’importance de la problématique des âges pour Godard. Et, dans la vie, on constate qu’il joue aussi un peu face à l’histoire du cinéma, ce rôle du vieil atrabilaire, celui qui ne se rase plus, qui se met un bonnet sur la tête pour bien montrer qu’il est à l’écart, hors du système, éventuellement sous la forme du reproche vivant.
Dans ces films d’Anne-Marie Miéville, et sans vouloir entrer dans leur vie privée, on peut dire qu’il joue une espèce de rôle de théâtre presque beckettien. Une manière aussi parfois de mimer Spencer Tracy et Katharine Hepburn, une sorte de couple terrible du cinéma. Et en même temps, il n’en reste pas moins vrai qu’il joue aussi le rôle de Godard par rapport au monde du cinéma.
On a comme l’impression qu’Anne-Marie Miéville l’utilise en tant que JLG comme lui, dans les années 60, utilisait Eddie Constantine par exemple.
Il semblerait que l’on puisse aller dans ce sens, même si Godard ne représente pas une image d’acteur comme Brigitte Bardot ou Eddie Constantine. Par ailleurs, Eddie Constantine était à la fois utilisé pour sa légende d’acteur et politisé en quelque sorte dans Alphaville et plus encore dans Allemagne 90 où il est un revenant du cinéma, jouant le rôle d’un revenant de l’Est socialiste, pour interroger le présent de l’Allemagne. On y trouve un côté un peu brechtien que l’on ne retrouve pas dans l’utilisation de Godard dans les films d’Anne-Marie Miéville, où il n’est pas ainsi déplacé mais joue plutôt son propre rôle. Godard, quant à lui, a une explication beaucoup plus terre à terre : il explique que l’acteur s’étant désisté, il a dû le remplacer au pied levé. Cela peut être empiriquement vrai sans que cela change rien à la manière dont il tend à jouer son propre rôle « historique » en jouant le rôle du grincheux.
On a beaucoup parlé d’art, mais peu de God. Et Dieu alors dans tout ça ?
Il m’est difficile de répondre à cette question à la place de Godard, ne sachant pas ce qu’il voit dans le fond de son âme, ni ce que Dieu lui-même peut voir dans l’âme de Godard. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une référence religieuse, une référence sacrée, de plus en plus présente, qui se concrétise par la place faite à Péguy dans toutes ses réflexions sur l’Histoire, de même que sa réflexion sur l’image se réfère beaucoup à la théorie de l’icône.
Dans Eloge de l’amour, les résistants communistes sont devenus les résistants chrétiens, en tout cas le personnage principal féminin est une résistante chrétienne. Il y a comme une volonté de sa part de tirer la Résistance vers l’aspect chrétien, en mettant en scène une sorte de conflit puisque le personnage masculin du film est communiste et qu’elle est chrétienne. Cela dit, la référence religieuse me semble relever non d’une affaire de foi mais de ce renouveau spiritualiste qui est inhérent à la pensée de l’art, inhérent au combat héroïsé de ceux qui se pensent comme les derniers défenseurs de l’art voire les derniers défenseurs du « monde » à la Arendt, contre l’horreur du commerce et de la télévision. On constate un peu partout, dans des propos d’artistes et des gens qui réfléchissent à la culture, une volonté de retour à un enracinement plus ou moins fantasmé de l’art dans une tradition religieuse ou de l’esprit. A travers Malraux et d’autres références ambiguës, on joue le rapport de la peinture à l’icône, le rapport de l’art au sacré. On joue cela contre ce qu’on dénonce comme le commerce culturel, l’industrie cinématographique, la catastrophe télévisuelle, la communication, etc. S’il y a une religion en question là, c’est proprement la religion de l’art, et non le christianisme. Tout se passe comme s’il y avait, face à la victoire universelle de la marchandise, une défense de l’art, de l’image et du sens qui se croit obligé de se placer sous l’aspect du sacré et de l’Histoire. Encore une fois, il s’agit plutôt d’un spiritualisme de l’art que d’un retour à la religion.
Et quelle est donc la place de l’Histoire, maintenant, dans l’œuvre de Godard ?
Dans Eloge de l’amour, Godard est parti d’un projet qui était d’étudier les grands temps de l’amour, à travers des couples d’âges différents. Et il est frappant de constater que ce scénario romanesque s’est transformé petit à petit en une réflexion sur l’Histoire de France au XXe siècle. Lentement, il s’est empli de références à la guerre, à la Résistance, à la séquestration des biens juifs, au gauchisme, à Renault, à Mai 68, etc. Il y a comme un mouvement qui défait le scénario, et, en voulant faire une fiction sur l’amour, Godard est parvenu à la détruire de l’intérieur, comme si pour parler de l’amour, pour raconter une histoire, quelle qu’elle soit, qui lie des individus, il fallait avoir éclairé les zones sombres de l’Histoire dont ils sont héritiers. Les personnages fictionnellement engagés pour ce qui apparaît comme une fiction expérimentale sur l’amour deviennent irrésistiblement les héritiers d’une histoire qui, à travers la référence — cinématographique et politique — aux années 60, nous conduit à la Résistance comme moment de notre histoire non éclairci, non noué à un passé et à un futur. A travers la question « comment devenir adulte », les acteurs se transforment en témoins de l’Histoire, comme si celle-ci était le secret de toute histoire et son énigmaticité ou son arrêt la cause d’une impossibilité de ce devenir-adulte qui ne serait pas crétin. Godard a toujours aimé les images, les plans et les phrases plus que les fictions, mais il semble maintenant confier à l’Histoire elle-même la révocation des histoires.
Est-ce parce que Steven Spielberg transforme l’Histoire en histoire hollywoodienne que Godard le critique ?
Il y a plusieurs niveaux : l’idée d’une confiscation américaine et hollywoodienne de la mémoire des autres ; l’idée post-adornienne qu’il y a des choses qui relèvent du témoignage et non de la fiction ; mais surtout une vision de l’art qui l’éloigne de plus en plus de la fiction. C’est par le double jeu de son autonomie singulière et de sa valeur de témoignage que l’art peut, pour lui, réfléchir sur l’Histoire et non en la convertissant en histoires. Pour Godard, faire un film sur l’Histoire, ce n’est pas habiller les gens en costumes historiques, mais c’est mettre des images de la guerre ou des camps de déportation en rapport avec une série d’images complètement différentes, telles celles de Chaplin, de Rembrandt ou de Goya. C’est établir des rapports entre une série d’images et d’autres images qui témoignent de la même histoire commune.
Source de l’article : l’oBservatoire
Propos recueillis par Jean-Max MEJEAN. Reproduit ici avec l’autorisation de Jacques Rancière et de CinémAction, 2003.