Jean-Luc Godard, La religion de l’art

(Reproduction d'un) entretien avec Jacques Rancière

Paru dans Ciné­mAc­tion, « Où en est le God-Art ? », n° 109, 2003, pp. 106 – 112. ISSN 0243 – 4504

En cette année, avec Eloge de l’a­mour, c’est la pre­mière fois que Jean-Luc Godard est en com­pé­ti­tion à Cannes. Pen­sez-vous qu’il s’a­git là d’une consé­cra­tion ou d’une condam­na­tion ?

C’est sans doute une consé­cra­tion dans la pen­sée de ceux qui l’ont fait venir. Mais elle prend plu­tôt la forme de la muséi­fi­ca­tion. Il y a cette année à Cannes beau­coup d’au­teurs convo­qués comme membres du Pan­théon ciné­ma­to­gra­phique. Tout se passe comme s’il y avait deux sortes de films en pré­sence. Ceux qui entrent dans la caté­go­rie des films pri­mables et ceux dont les auteurs appar­tiennent à l’his­toire du ciné­ma et prouvent sa conti­nui­té. Il est clair que si Godard est un vrai concur­rent, son absence de prix est un enter­re­ment. Si on le consi­dère comme hors concours, cette pan­théo­ni­sa­tion est elle-même une mar­gi­na­li­sa­tion qui le fixe dans le sta­tut qu’il s’est en par­tie don­né lui-même — mais qui risque de se retour­ner contre lui — celui d’une mémoire du cinéma.

Pour en venir à l’œuvre pro­pre­ment dite, cir­cons­crite à la pro­duc­tion des années 1991 – 2001, j’ai­me­rais que vous nous indi­quiez quelle est la place de Godard main­te­nant par rap­port à l’art ?

Les Histoire(s) du ciné­ma s’ins­crivent dans une tra­di­tion d’his­toire de l’art à la Mal­raux et éta­blissent une généa­lo­gie pic­tu­rale du ciné­ma. Mais cette réfé­rence pic­tu­rale, deve­nue cen­trale dans Pas­sion, était déjà — tout comme la réfé­rence lit­té­raire — très mar­quée dans beau­coup de films des années 60, par exemple dans Le Mépris ou La Chi­noise… Sans doute l’art pop et la pein­ture abs­traite ont-ils cédé la place à Rem­brandt ou Goya, et la pra­tique même du col­lage est-elle pas­sée du mode pro­vo­ca­teur de filia­tion dadaïste ou pop à un mode fusion­nel où les œuvres s’in­ter­pé­nètrent dans un musée ima­gi­naire vivant. Mais Godard a tou­jours mêlé une réflexion sur l’his­toire du XXè siècle à une réflexion sur le ciné­ma, le ciné­ma dans l’art, et l’his­toire du ciné­ma en liai­son avec l’his­toire de l’art. Il existe par exemple une constante chez lui. C’est la réflexion sur la filia­tion roman­tique, sur le rap­port poé­tique et poli­tique au roman­tisme alle­mand, cen­trale dans Alle­magne neuf zéro, mais aus­si pré­sente avec la réfé­rence à Schil­ler dans Nou­velle vague et dans les Histoire(s) du ciné­ma à tra­vers le per­son­nage de Sieg­fried ou les textes de Hei­deg­ger et Her­mann Broch. Il y a de plus en plus chez lui une réflexion sur l’art comme témoin, sur ce qu’il peut nous apprendre sur notre temps. D’où l’in­fluence de cer­taines figures emblé­ma­tiques, comme Goya, dont les images dans les Histoire(s) du ciné­ma semblent fil­mer par avance notre siècle.

Et il y a aus­si un autre aspect, c’est celui qui per­met de faire tou­jours se ren­con­trer ce qui est l’ur­gence poli­tique, éven­tuel­le­ment l’hor­reur guer­rière, avec la ques­tion de l’art. Je pense tout par­ti­cu­liè­re­ment à For Ever Mozart ima­gi­né à par­tir d’une bou­tade de Phi­lippe Sol­lers, à pro­pos de Susan Son­tag qui avait mon­té Beckett à Sara­je­vo. Sol­lers avait en effet décla­ré qu’on aurait plu­tôt dû y jouer Mari­vaux. Dire cela, c’est affir­mer qu’il ne faut pas pri­vi­lé­gier une lit­té­ra­ture ou un art qui cor­res­pond à une situa­tion d’hor­reur ou de déré­lic­tion, mais qu’au contraire il faut que l’art soit le plus éloi­gné pos­sible de cette réa­li­té vraie pour y rem­plir sa valeur de témoi­gnage et d’in­ter­ven­tion. Chez Godard, il existe une double posi­tion : l’art est cen­sé don­ner des clés pour inter­pré­ter notre pré­sent depuis son his­toire propre : ain­si pour la lit­té­ra­ture roman­tique alle­mande comme pour une cer­taine tra­di­tion pic­tu­rale — Rem­brandt, Picas­so ou Manet. Mais aus­si la réfé­rence artis­tique conti­nue à orga­ni­ser sur le mode de la pro­vo­ca­tion une cer­taine ren­contre des extrêmes, et, de ce point de vue, For Ever Mozart est exem­plaire. Il s’y ajoute un troi­sième point : la mon­tée en puis­sance chez Godard, comme chez beau­coup d’autres, d’un dis­cours de la « fin de l’art », d’une posi­tion de « sur­vi­vant » qui atteint sans doute son paroxysme dans le film sur le MOMA, La Vieille maison.

A la dif­fé­rence des Straub qui conti­nuent à faire un ciné­ma dans cette mou­vance, mais sans conces­sion non plus, com­ment expli­quez-vous la posi­tion de Godard à la fois éli­tiste au niveau de l’art et fina­le­ment assez fas­ci­née par ailleurs par les acteurs phares du show-busi­ness comme John­ny Hal­ly­day, Jacques Dutronc ou encore Gérard Depardieu ?

Effec­ti­ve­ment, le rap­port à l’art est très dif­fé­rent chez les Straub et chez Godard. Je pense que, même si dans les deux cas il existe une manière d’in­ter­ro­ger les grands textes lit­té­raires à par­tir du pré­sent, il y a chez les Straub un point de vue ana­ly­tique qui très sou­vent sur­plombe le texte qu’ils uti­lisent, lequel devient un ins­tru­ment d’a­na­lyse d’un pro­blème, d’une confi­gu­ra­tion his­to­rique, alors que per­dure chez Godard une grande fas­ci­na­tion pour la lit­té­ra­ture, qui est une fas­ci­na­tion pour les mots et les phrases comme tels. Qu’on pense par exemple à la récur­rence d’au­teurs comme Girau­doux dans Hélas pour moi comme dans les Histoire(s) du ciné­ma ou Eloge de l’a­mour. Les Straub se mettent en situa­tion de faire avouer le texte, Godard, quant à lui, n’est pas quel­qu’un qui veut faire avouer les textes. Il veut plu­tôt faire réson­ner la musique des textes — voire même seule­ment celle des titres — dans une situa­tion donnée. 

C’est tou­jours la ren­contre des hété­ro­gènes qui l’in­té­resse. Et, de ce point de vue, faire ren­con­trer Girau­doux avec Depar­dieu a plus de sens que de s’en remettre à un acteur incon­nu ou à un non-pro­fes­sion­nel. L’ac­teur du show-biz est un élé­ment propre à créer ces dif­fé­rences de poten­tiel qui lui importent. Il me semble y avoir trois élé­ments dans son atti­tude : une vieille fas­ci­na­tion pour le per­son­nage de la vedette comme tel, qu’elle soit là en per­sonne (Bar­dot) ou par délé­ga­tion (le jeune Bel­mon­do jouant Bogart). Cette fas­ci­na­tion s’ins­crit elle-même dans la ten­sion entre deux atti­tudes : une exté­rio­ri­té radi­cale par rap­port au sys­tème et une volon­té d’y être recon­nu. Il n’est prêt à faire aucune conces­sion sur la manière de conce­voir un film, mais il dit qu’il fait tou­jours avec ce qu’on lui donne, que ce soit en matière d’argent ou de vedettes. Il se place ain­si dans une situa­tion ima­gi­naire de met­teur en scène hol­ly­woo­dien. Main­te­nant l’exemple de Hélas pour moi montre que, quel­que­fois, la vedette du show-biz peut ne pas entrer dans le rôle que Godard donne à l’ac­teur. Parce que Gérard Depar­dieu, comme l’ac­teur ano­nyme, n’est fina­le­ment qu’une pièce du puzzle qu’est le film de Godard. Le puzzle n’est pas le même avec cette pièce mais c’est le même rôle qui est rempli.

Mais ne pen­sez-vous pas qu’il existe aus­si chez lui une sorte de volon­té de déri­sion, un peu comme chez Woo­dy Allen dans Cele­bri­ty, à uti­li­ser des acteurs connus dans leur propre rôle en quelque sorte ?

Je ne pense pas que Godard soit encore dans une esthé­tique de la pro­vo­ca­tion, du détour­ne­ment, du style années 60. Non, je crois qu’il serait plu­tôt dans une logique de com­po­si­tion du puzzle et qu’il uti­lise des monstres sacrés — Delon, Depar­dieu, Hal­ly­day — ou de jeunes acteurs peu connus comme dans For Ever Mozart, sans que cela implique une sorte de dra­ma­tur­gie spé­ci­fique de l’ac­teur ou de volon­té de déri­sion à son égard. S’il y a déri­sion, c’est à l’é­gard du sys­tème et du rôle que Godard lui-même y joue.

Quelle est selon vous la place de Jean-Luc Godard dans l’his­toire du ciné­ma ?

Vaste ques­tion ! Si on l’a­borde par ce qu’il évoque lui-même à tra­vers ses Histoire(s) du ciné­ma, on peut dire qu’il se place un peu comme le der­nier des Mohi­cans, comme le témoin d’une nou­veau­té qui ne savait pas à sa nais­sance qu’elle était déjà condam­née. Si l’on prend comme appui l’é­pi­sode concer­nant la Nou­velle Vague dans les Histoire(s), on peut y entendre que l’a­ve­nir était déjà depuis long­temps joué dans le pas­sé. Mais il y a une cer­taine ambi­guï­té dans cette posi­tion. D’un côté, il reven­dique une volon­té naïve des cinéastes de sa géné­ra­tion qui décla­raient vou­loir fil­mer des gar­çons et des filles de leur âge qui avaient les mêmes pro­blèmes qu’eux. En même temps, il confronte cette volon­té à une his­toire dont à l’é­poque on n’au­rait pas vou­lu savoir qu’elle était déjà jouée depuis le triomphe d’Hol­ly­wood. Du même coup, il se fait his­to­rio­graphe de quelque chose qui a été man­qué. Mais il se fait l’his­to­rio­graphe de ce que le ciné­ma n’a pas été avec les témoi­gnages de ce qu’il a été. Les Histoire(s) du ciné­ma nous disent que la puis­sance de l’i­mage a été d’emblée cap­tée par la puis­sance du scé­na­rio, la puis­sance de l’in­dus­trie, la puis­sance hol­ly­woo­dienne, qu’il exis­tait dans la force de révé­la­tion des images et dans leurs pos­si­bi­li­tés d’in­ter­con­nexion, une vir­tua­li­té balayée par l’in­dus­trie du scé­na­rio et de la vedette. 

Tout ceci contri­bue à consti­tuer un ensemble para­doxal parce que Godard, avec tous les extraits des films de Grif­fith, de Stro­heim, de Hit­ch­cock, etc., par­vient à faire le film qu’ils n’ont pas fait. Mais il ne pour­rait pas faire ce film « à leur place » s’ils n’a­vaient pas déjà fait les leurs. Il existe donc ici comme une contra­dic­tion motrice, féconde, dans la manière dont Godard se situe dans l’his­toire du ciné­ma. Il conti­nue à s’i­den­ti­fier à une sorte d’aube du ciné­ma qui a été balayée, parce que le ciné­ma était un art d’en­fance qui n’a pas été recon­nu comme art d’en­fance et qui, comme faux adulte, est deve­nu la télé­vi­sion, le cré­ti­nisme télé­vi­suel. Godard se pré­sente tou­jours comme le témoin de cette enfance de l’art. Et pour­tant il réa­lise un art de la fin, un art qui n’est pos­sible que comme reprise de celui qui a déjà été fait, comme la remise en scène de tous les films qui ont déjà été réalisés. 

Je pense qu’il s’a­git là d’une posi­tion dont il est par­fai­te­ment conscient et qui est contra­dic­toire — ce terme n’é­tant pas néces­sai­re­ment péjo­ra­tif — ou plu­tôt para­doxale. Il est comme le mémo­ria­liste d’un ciné­ma qui serait déjà mort et le témoin d’un ciné­ma tou­jours vivant. Lors­qu’il filme notam­ment Eloge de l’a­mour, il se place un peu dans la posi­tion des frères Lumière — ou d’un pion­nier du ciné­ma — qui va décou­vrir le monde à neuf et créer un uni­vers inédit de cor­ré­la­tion entre les images. Et, en même temps, il se pose comme le mémo­ria­liste de la grande espé­rance qui est morte. Il ins­taure tou­jours une sorte de ten­sion entre deux posi­tions : entre le mémo­ria­liste et celui qui tou­jours recom­mence à zéro, qui est tou­jours un peu devant ses plans comme Cézanne devant ses pommes ; entre celui qui fait des films nou­veaux avec ceux que tous les autres ont faits avant lui et celui qui tente de créer une his­toire nou­velle de cinéma. 

Je me demande si, dans cette aven­ture, Godard ne se trouve pas un peu dans la même situa­tion que Fel­li­ni par rap­port à Ber­lus­co­ni qui pos­sé­dait les droits de cer­tains de ses films, et si ces Histoire(s) du ciné­ma auraient pu voir le jour sans l’aide de Canal +.

Bien sûr. Godard peut tenir un dis­cours un peu sté­réo­ty­pé sur tous les monstres, sur l’A­mé­rique et sur la télé­vi­sion, Canal + entre autres, tout en leur devant quelque chose — tout comme il doit, sur un autre plan, à cette Amé­rique qu’il vomit. Il est clair qu’il y a des pos­si­bi­li­tés de créa­tion et de conser­va­tion des films qui passent néces­sai­re­ment par cette télé­vi­sion que Godard cri­tique par ailleurs. Mais ce n’est pas for­cé­ment contra­dic­toire. Il s’en prend à ceux qui sont selon lui des acca­pa­reurs : il accuse l’A­mé­rique de vou­loir confis­quer à son pro­fit toute la mémoire du monde et Canal + de confis­quer le ciné­ma vivant.

Mais peut-on faire du ciné­ma sans argent en quelque sorte ?

Non, bien évi­dem­ment, et Godard ne dit pas autre chose. Il fait du ciné­ma avec ce que les pro­duc­teurs lui octroient. Mais le para­doxe vient de ce que l’on sait per­ti­nem­ment qu’il faut des finan­ce­ments d’ins­ti­tu­tions comme Canal +, de la com­mis­sion d’A­vances sur recettes ou autres pour faire du ciné­ma non com­mer­cial, non sou­mis à la loi des majors, ce qui évi­dem­ment est une sorte de cercle vicieux. On échappe d’un côté au sys­tème domi­nant mais on entre dans un sous-sys­tème dont les normes esthé­tiques tendent à être aus­si rigides que les normes com­mer­ciales du sys­tème domi­nant. Ce ciné­ma tend à deve­nir l’art de son propre système.

Contrai­re­ment aux Straub, et mal­gré cer­tains films qui sont des adap­ta­tions comme par exemple Le Mépris, on a l’im­pres­sion que Godard est un peu téta­ni­sé devant l’a­dap­ta­tion d’une œuvre lit­té­raire à l’écran.

Je ne pense pas que sa réti­cence soit une téta­ni­sa­tion devant le carac­tère sacré de la lit­té­ra­ture. Celle-ci a tou­jours été très pré­sente dans son œuvre, et pas seule­ment sous forme de cita­tions. La plu­part de ses per­son­nages viennent du roman ou du théâtre. Mais il a tou­jours tra­vaillé en pre­nant libre­ment des mor­ceaux, des thèmes, des images, et il serait très mal à l’aise pour tenir la stricte posi­tion de l’a­dap­ta­teur. Tout son ciné­ma est com­plè­te­ment nour­ri par la lit­té­ra­ture comme il l’est par la pein­ture. Il a uti­li­sé naguère, d’un côté, la forme des libres varia­tions sur le thème four­ni par un roman — de pré­fé­rence un roman pas trop « lit­té­raire » -, de l’autre l’u­ti­li­sa­tion des textes lit­té­raires sur le mode du col­lage. Mais ce qui l’in­té­resse aujourd’­hui est quelque chose comme un rap­port direct des arts, un jeu sur la capa­ci­té des formes, des phrases ou des plans à voya­ger, à se recon­tex­tua­li­ser et à créer de nou­veaux contextes en dehors de toute trame nar­ra­tive. On n’est plus à l’é­poque du Mépris où le film était encore assez proche de Mora­via, même si Godard décla­rait que c’é­tait un vul­gaire roman de gare qui avait seule­ment ser­vi de sup­port à son film. 

Aujourd’­hui la trans­po­si­tion, même libre, semble impos­sible. Si une œuvre est convo­quée, par exemple “Les caprices de Marianne” dans For Ever Mozart, c’est pour sa valeur d’é­cart : Mus­set dans la bou­che­rie de la guerre en Bos­nie — ou la bou­che­rie bos­niaque dans la trame de la comé­die de Mus­set. Mais c’est alors la lit­té­ra­ture qui est confron­tée au ciné­ma et à ce dont parle le ciné­ma, et non plus un texte lit­té­raire à ses pou­voirs d’« adap­ta­tion ». Godard est arri­vé à une sorte d’in­tro­jec­tion de la lit­té­ra­ture, du ciné­ma et de la pein­ture, qui fait que tous ces arts vivent désor­mais en lui, lui appar­tiennent et se dis­posent dans ses films selon sa propre res­pi­ra­tion, selon sa propre pul­sa­tion. Il en va de même pour la musique qui joue un rôle très grand, mais jus­te­ment tou­jours sous forme de musique « clas­sique », de musique déjà exis­tante, déjà dotée d’une puis­sance de sens, d’his­toire qui vient non illus­trer un film mais contri­buer à com­po­ser sa trame même comme dans Pré­nom Car­men. Mais aus­si thèmes musi­caux, plans ciné­ma­to­gra­phiques, phrases ou per­son­nages de romans sont trai­tés comme des inter­pré­tants propres à entrer dans des films qui sont comme des dia­grammes d’un temps et d’un âge.

Pour ce qui est du pro­jet sur Truismes de Marie Dar­rieus­secq, je n’ai pas d’i­dée pré­cise sur ce qui avait moti­vé ce choix. L’i­dée de l’a­dap­ta­tion pou­vait paraître sédui­sante, s’a­gis­sant du thème de la méta­mor­phose, mais encore une fois Godard n’est plus à l’âge des adap­ta­tions de romans et sur­tout pas de celui-ci. Ce n’est pas à pro­pre­ment par­ler un cinéaste du monstrueux. 

Puisque nous sommes sur le lieu de la lit­té­ra­ture, on sait qu’il avait un pro­jet de film sur l’in­ceste avec Mar­gue­rite Duras, déjà pré­sente absente dans Sauve qui peut, la vie. 

Il y a bien sûr une très forte pré­sence de Mar­gue­rite Duras dans son ciné­ma, et elle est tout autant pré­sence d’une figure his­to­rique que pré­sence d’un écri­vain. Il me semble que, de plus en plus, toute réfé­rence lit­té­raire et toute pré­sence lit­té­raire devient chez Godard comme une espèce de témoi­gnage his­to­rique. Si l’on consi­dère Histoire(s) du ciné­ma, Eloge de l’a­mour ou encore Alle­magne neuf zéro, on peut dire que tous ceux qui sont convo­qués par Godard sont aus­si convo­qués comme témoins, ils ont quelque chose à nous dire en tant que per­sonnes sur le monde. Ain­si Mar­gue­rite Duras a quelque chose à nous dire sur le monde, Fran­çoise Ver­ny dans le rôle de Lucie Aubrac dans Eloge de l’a­mour aus­si. On se demande en revanche quelle place pour­rait avoir une jeune roman­cière — comme Marie Dar­rieus­secq — qui n’a connu ni la guerre ni la Résis­tance dans l’or­ga­ni­sa­tion actuelle de la réflexion de Godard. Toute œuvre lit­té­raire ou pic­tu­rale, tout créa­teur ten­dant à deve­nir à la limite un témoin d’Au­sch­witz ou de l’é­poque d’Au­sch­witz et à jouer ain­si le rôle d’un média­teur pour une réflexion sur l’his­toire plu­tôt qu’une œuvre d’art.

Donc, sous des dehors ico­no­clastes, Godard est un peu le garant du patri­moine en quelque sorte ?

Je n’i­rais pas jus­qu’à dire que Godard se vou­drait le garant du patri­moine parce qu’il y a tou­jours chez lui une oppo­si­tion entre art et culture. Il s’ins­crit dans le com­bat de type arend­tien ou ador­nien qui oppose les défen­seurs de l’art aux pro­mo­teurs de la culture. Il est de ceux qui affirment le poten­tiel de nou­veau­té, de pro­vo­ca­tion, propre à l’art contre le com­merce cultu­rel ou le ciné­ma contre la télé­vi­sion. Plu­tôt que l’homme du patri­moine, il est l’homme de ce com­bat. Si l’on regarde son film sur le MOMA on ne peut pas dire qu’il s’a­git d’un film sur le patri­moine. Celui qui vou­drait décou­vrir les tré­sors du MOMA en le vision­nant serait bien déçu. On n’y voit presque aucune œuvre expo­sée. Il s’a­git d’une grande lamen­ta­tion sur le pré­sent du monde, et sur l’art à l’é­poque des nou­velles bar­ba­ries eth­niques ou autres, et non d’un film sur la pré­sen­ta­tion du patrimoine.

D’un côté sa posi­tion s’ap­pa­ren­te­rait plu­tôt à celle d’un Mal­raux ou d’un Elie Faure, dont il est un grand lec­teur. C’est une posi­tion pour main­te­nir comme une espèce de sens de l’art en tant que vie et esprit des formes ou méta­mor­phose des dieux. Mais ce com­bat est aus­si lié à l’i­dée d’une valeur de témoi­gnage et d’in­ter­ven­tion sur le pré­sent du monde : dans La Vieille mai­son, la Bos­nie est pré­sente, comme dans les Histoire(s), dans For Ever Mozart ou dans Eloge de l’Amour.

Com­ment le voyez-vous en « ména­gère du cinéma » ?

Je ne com­prends pas très bien ce qu’il entend par ces termes, mais si je devais inter­pré­ter ses pro­pos je pour­rais dire que la ména­gère est là pour dépous­sié­rer, pour rendre aux choses leur éclat. Je pense que c’est ce qu’il a vou­lu faire dans Histoire(s) du ciné­ma, comme pour rendre à chaque plan du ciné­ma l’é­clat pur de l’art, le net­toyer, le débar­ras­ser de toute pous­sière cultu­relle parce qu’il existe tou­jours chez lui la pré­oc­cu­pa­tion d’une vision phé­no­mé­no­lo­gique des choses. Il s’a­git de mettre tou­jours en évi­dence une sorte de pre­mier regard, une manière de vir­gi­ni­té de l’i­mage. C’est bien cette volon­té que l’on retrouve dans Histoire(s) du ciné­ma, dans cette manière de décou­per, de frag­men­ter tout et de rendre à chaque plan son carac­tère d’i­cône, sa vir­gi­ni­té pre­mière et sa splen­deur propre. C’est lui, je crois, qui par­lait de cette puis­sance qu’a­vait Mizo­gu­shi de net­toyer le regard à chaque plan, de le recréer tou­jours à neuf. Dans la ména­gère on peut entendre celle qui agit avec ses mains, qui fait du ciné­ma arti­sa­nal ; on peut entendre l’é­co­nome qui fait les comptes, mais sur­tout celle qui net­toie, qui puri­fie le regard et fait briller les images.

Et au milieu des années 90 c’est un Godard acteur qui appa­raît à deux reprises dans les films d’Anne-Marie Miéville.

Jean-Luc Godard a beau dire que leurs manières sont très dif­fé­rentes, il y a quand même une forte sym­biose. Lors­qu’elle lui fait réci­ter du Han­nah Arendt dans Nous sommes tous encore ici, ou lors­qu’elle « ciné­ma­to­gra­phie » Ache­mi­ne­ment vers la parole de Hei­deg­ger dans Après la récon­ci­lia­tion, elle est très proche du ciné­ma de Godard sans qu’on qu’ait à se deman­der de qui vient l’ins­pi­ra­tion. D’un côté, Godard acteur semble par­fois n’être là que pour dire, un peu comme Sabine Aze­ma ou Alain Cuny dans Histoire(s) du ciné­ma, les textes qui lui semblent conte­nir un mes­sage essen­tiel sur le monde. Mais il s’a­git aus­si du même uni­vers concep­tuel, même s’il y a chez Anne-Marie Mié­ville une forte théâ­tra­li­sa­tion et un goût du dia­logue assez dif­fé­rents de ce que fait Godard, plus sou­vent proche du col­lage et de la fragmentation. 

Quant à son second emploi, celui du par­te­naire de la scène de ménage, il cor­res­pond aus­si à sa propre posi­tion dans le monde ciné­ma­to­gra­phique d’au­jourd’­hui. Ces films où il joue l’é­poux aca­riâtre ou le vieux désa­bu­sé repré­sentent une sorte de suite, quelque trente ans après, de Mas­cu­lin fémi­nin… Si l’on consi­dère par exemple les pré-scé­na­rios de Eloge de l’a­mour, on prend conscience de l’im­por­tance de la pro­blé­ma­tique des âges pour Godard. Et, dans la vie, on constate qu’il joue aus­si un peu face à l’his­toire du ciné­ma, ce rôle du vieil atra­bi­laire, celui qui ne se rase plus, qui se met un bon­net sur la tête pour bien mon­trer qu’il est à l’é­cart, hors du sys­tème, éven­tuel­le­ment sous la forme du reproche vivant. 

Dans ces films d’Anne-Marie Mié­ville, et sans vou­loir entrer dans leur vie pri­vée, on peut dire qu’il joue une espèce de rôle de théâtre presque becket­tien. Une manière aus­si par­fois de mimer Spen­cer Tra­cy et Katha­rine Hep­burn, une sorte de couple ter­rible du ciné­ma. Et en même temps, il n’en reste pas moins vrai qu’il joue aus­si le rôle de Godard par rap­port au monde du cinéma.

On a comme l’im­pres­sion qu’Anne-Marie Mié­ville l’u­ti­lise en tant que JLG comme lui, dans les années 60, uti­li­sait Eddie Constan­tine par exemple.

Il sem­ble­rait que l’on puisse aller dans ce sens, même si Godard ne repré­sente pas une image d’ac­teur comme Bri­gitte Bar­dot ou Eddie Constan­tine. Par ailleurs, Eddie Constan­tine était à la fois uti­li­sé pour sa légende d’ac­teur et poli­ti­sé en quelque sorte dans Alpha­ville et plus encore dans Alle­magne 90 où il est un reve­nant du ciné­ma, jouant le rôle d’un reve­nant de l’Est socia­liste, pour inter­ro­ger le pré­sent de l’Al­le­magne. On y trouve un côté un peu brech­tien que l’on ne retrouve pas dans l’u­ti­li­sa­tion de Godard dans les films d’Anne-Marie Mié­ville, où il n’est pas ain­si dépla­cé mais joue plu­tôt son propre rôle. Godard, quant à lui, a une expli­ca­tion beau­coup plus terre à terre : il explique que l’ac­teur s’é­tant désis­té, il a dû le rem­pla­cer au pied levé. Cela peut être empi­ri­que­ment vrai sans que cela change rien à la manière dont il tend à jouer son propre rôle « his­to­rique » en jouant le rôle du grincheux.

On a beau­coup par­lé d’art, mais peu de God. Et Dieu alors dans tout ça ?

Il m’est dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion à la place de Godard, ne sachant pas ce qu’il voit dans le fond de son âme, ni ce que Dieu lui-même peut voir dans l’âme de Godard. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une réfé­rence reli­gieuse, une réfé­rence sacrée, de plus en plus pré­sente, qui se concré­tise par la place faite à Péguy dans toutes ses réflexions sur l’His­toire, de même que sa réflexion sur l’i­mage se réfère beau­coup à la théo­rie de l’icône. 

Dans Eloge de l’a­mour, les résis­tants com­mu­nistes sont deve­nus les résis­tants chré­tiens, en tout cas le per­son­nage prin­ci­pal fémi­nin est une résis­tante chré­tienne. Il y a comme une volon­té de sa part de tirer la Résis­tance vers l’as­pect chré­tien, en met­tant en scène une sorte de conflit puisque le per­son­nage mas­cu­lin du film est com­mu­niste et qu’elle est chré­tienne. Cela dit, la réfé­rence reli­gieuse me semble rele­ver non d’une affaire de foi mais de ce renou­veau spi­ri­tua­liste qui est inhé­rent à la pen­sée de l’art, inhé­rent au com­bat héroï­sé de ceux qui se pensent comme les der­niers défen­seurs de l’art voire les der­niers défen­seurs du « monde » à la Arendt, contre l’hor­reur du com­merce et de la télé­vi­sion. On constate un peu par­tout, dans des pro­pos d’ar­tistes et des gens qui réflé­chissent à la culture, une volon­té de retour à un enra­ci­ne­ment plus ou moins fan­tas­mé de l’art dans une tra­di­tion reli­gieuse ou de l’es­prit. A tra­vers Mal­raux et d’autres réfé­rences ambi­guës, on joue le rap­port de la pein­ture à l’i­cône, le rap­port de l’art au sacré. On joue cela contre ce qu’on dénonce comme le com­merce cultu­rel, l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique, la catas­trophe télé­vi­suelle, la com­mu­ni­ca­tion, etc. S’il y a une reli­gion en ques­tion là, c’est pro­pre­ment la reli­gion de l’art, et non le chris­tia­nisme. Tout se passe comme s’il y avait, face à la vic­toire uni­ver­selle de la mar­chan­dise, une défense de l’art, de l’i­mage et du sens qui se croit obli­gé de se pla­cer sous l’as­pect du sacré et de l’His­toire. Encore une fois, il s’a­git plu­tôt d’un spi­ri­tua­lisme de l’art que d’un retour à la religion.

Et quelle est donc la place de l’His­toire, main­te­nant, dans l’œuvre de Godard ?

Dans Eloge de l’a­mour, Godard est par­ti d’un pro­jet qui était d’é­tu­dier les grands temps de l’a­mour, à tra­vers des couples d’âges dif­fé­rents. Et il est frap­pant de consta­ter que ce scé­na­rio roma­nesque s’est trans­for­mé petit à petit en une réflexion sur l’His­toire de France au XXe siècle. Len­te­ment, il s’est empli de réfé­rences à la guerre, à la Résis­tance, à la séques­tra­tion des biens juifs, au gau­chisme, à Renault, à Mai 68, etc. Il y a comme un mou­ve­ment qui défait le scé­na­rio, et, en vou­lant faire une fic­tion sur l’a­mour, Godard est par­ve­nu à la détruire de l’in­té­rieur, comme si pour par­ler de l’a­mour, pour racon­ter une his­toire, quelle qu’elle soit, qui lie des indi­vi­dus, il fal­lait avoir éclai­ré les zones sombres de l’His­toire dont ils sont héri­tiers. Les per­son­nages fic­tion­nel­le­ment enga­gés pour ce qui appa­raît comme une fic­tion expé­ri­men­tale sur l’a­mour deviennent irré­sis­ti­ble­ment les héri­tiers d’une his­toire qui, à tra­vers la réfé­rence — ciné­ma­to­gra­phique et poli­tique — aux années 60, nous conduit à la Résis­tance comme moment de notre his­toire non éclair­ci, non noué à un pas­sé et à un futur. A tra­vers la ques­tion « com­ment deve­nir adulte », les acteurs se trans­forment en témoins de l’His­toire, comme si celle-ci était le secret de toute his­toire et son énig­ma­ti­ci­té ou son arrêt la cause d’une impos­si­bi­li­té de ce deve­nir-adulte qui ne serait pas cré­tin. Godard a tou­jours aimé les images, les plans et les phrases plus que les fic­tions, mais il semble main­te­nant confier à l’His­toire elle-même la révo­ca­tion des histoires.

Est-ce parce que Ste­ven Spiel­berg trans­forme l’His­toire en his­toire hol­ly­woo­dienne que Godard le critique ?

Il y a plu­sieurs niveaux : l’i­dée d’une confis­ca­tion amé­ri­caine et hol­ly­woo­dienne de la mémoire des autres ; l’i­dée post-ador­nienne qu’il y a des choses qui relèvent du témoi­gnage et non de la fic­tion ; mais sur­tout une vision de l’art qui l’é­loigne de plus en plus de la fic­tion. C’est par le double jeu de son auto­no­mie sin­gu­lière et de sa valeur de témoi­gnage que l’art peut, pour lui, réflé­chir sur l’His­toire et non en la conver­tis­sant en his­toires. Pour Godard, faire un film sur l’His­toire, ce n’est pas habiller les gens en cos­tumes his­to­riques, mais c’est mettre des images de la guerre ou des camps de dépor­ta­tion en rap­port avec une série d’i­mages com­plè­te­ment dif­fé­rentes, telles celles de Cha­plin, de Rem­brandt ou de Goya. C’est éta­blir des rap­ports entre une série d’i­mages et d’autres images qui témoignent de la même his­toire commune. 

Source de l’article : l’oBservatoire

Pro­pos recueillis par Jean-Max MEJEAN. Repro­duit ici avec l’au­to­ri­sa­tion de Jacques Ran­cière et de Ciné­mAc­tion, 2003.