Comment raconter l’Histoire ? Comment reconstituer sans manipuler ? Peut-on échapper à des discours biaisés, faussés sur le passé ?
Le 11 septembre de Marker, versant chilien
Le film, que l’on qualifierait de culte si ça voulait encore dire quelque chose, a pour titre L’Ambassade (film retrouvé). Il est signé Chris Marker. Il fut tourné en 1975, deux ans après le coup d’Etat au Chili contre Salvador Allende, et la prise de pouvoir d’Augusto Pinochet.
Le court s’ouvre sur un mensonge. De vieilles pellicules ont été trouvées dans une ambassade. Voix off (l’expression n’est pas la bonne, tant le film est très écrit, tant Marker y est beaucoup plus écrivain que cinéaste) : « Ceci n’est pas un film, ce sont des notes prises au jour le jour. En fait de commentaires, d’autres notes, écrites quand je ne filmais pas. (…) Mercredi, deux jours après le coup d’Etat, le premier groupe est arrivé, des militants de gauche pour la plupart ». S’ensuit un huis clos d’une semaine ou presque, sans son direct, dans les salons et cuisines d’une ambassade, peut-être au Chili, peut-être pas, à vrai dire on n’en sait rien. A l’écran, une galerie de portraits de réfugiés politiques angoissés, pris dans le flot de l’Histoire mais privés de voix, squattant les lieux.
Ici, un avocat endormi à même le parquet ciré, parce qu’il a passé, nous explique la voix off (l’expression n’est toujours pas la bonne), la nuit à brûler les dossiers de ses clients — pour empêcher qu’ils ne tombent dans les mains des militaires. Là, Maria lit l’avenir de ses collègues dans le mare de café, pour passer le temps et se concentrer sur l’après — scène silencieuse et bouleversante, où le contre-jour assombrit un peu plus les visages fermés. Au fil de ce journal de bord intérieur, on pense toujours au dehors — le véritable contrechamp du film, qui tourne à l’obsession. A peine une scène, tournée depuis l’une des fenêtres du bâtiment, en plongée, nous informe de la violence du monde extérieur. Un militant court vers l’ambassade pour s’y réfugier. Abattu par les forces de police avant d’y être entré.
Allers-retours dedans dehors, avant après. « Comme dans toutes les prisons, on s’imagine parler d’ailleurs en parlant d’avant », dit le cinéaste de La jetée. La caméra enregistre et témoigne, au nom de l’impératif mémoriel. Elle choisit son camp aussi — du côté des luttes révolutionnaires forcément. Pour preuve, vers la fin de L’Ambassade, la voix pleine de colère avec laquelle Marker égrène les mesures dictées par le « nouveau pouvoir », et que la télévision, nous apprend-on, vient d’annoncer : interdiction de tous les partis politiques sans exception, appel à la délation prime à l’appui, nouvelle constitution, etc. Long silence, comme un gouffre.
En apparence, L’Ambassade a tout du film mineur dans la dense filmo de Marker. Même pas signé pour de vrai. Pas un chat qui traîne, pas l’ombre d’un personnage fort, pas même le début d’une réflexion sur les techniques du cinéma. Pourtant, derrière la fausse simplicité du document brut retrouvé des années plus tard, Marker pose les bonnes questions — celles qui fâchent encore aujourd’hui. Comment raconter l’Histoire ? Comment reconstituer sans manipuler ? Peut-on échapper à des discours biaisés, faussés sur le passé ? A voir le dernier plan, magnifique, que l’on ne dévoilera surtout pas, Marker répond par un non catégorique et convaincant.
Ludovic Lamant / journaliste — mediapart
L’ambassade, un documentaire empreint de réalisme ?
Il débute par une voix off, qui nous dit : « ceci n’est pas un film, ce sont des notes prises au jour le jour. En fait de commentaires, d’autres notes, écrites quand je ne filmais pas. Quitte à faire une démonstration des possibilités du super‑8, j’aurais autant aimé la faire ailleurs que dans cette ambassade et avec d’autres personnages que des réfugiés politiques. ». Le ton est lancé : cette voix-off nous explique les images que l’on s’apprête à voir « des notes prises au jour le jour » ce qui nous amène à penser que rien dans ce film n’est scénarisée et que nous verrons des images réels, prises sur le vif. De plus, la voix off nous indique également le thème de ce court : des réfugiés politiques cachés dans une ambassade. Là encore, ce sujet nous renvoie à la réalité, à notre réalité qui nous concerne tous, à savoir la politique.
Ce court-métrage de Chris Marker a été tourné en 1975. Par son sujet, et par sa date de tournage, on fait le lien très rapidement avec ce qui s’est passé au Chili en 1973. En effet, deux ans avant la date du tournage, ont eu lieu des évènements politiques capitaux au Chili. Le mardi 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, commandant en chef de l’armée chilienne, aidé de ses commandants, provoque un coup d’État au Chili et renverse le président socialiste et élu démocratiquement, Salvador Allende.
Cet évènement historique nous renvoie donc à ces réfugiés politiques cachés dans une ambassade, étant en danger par ce nouveau gouvernement mis en place. Il fait aussi écho à un évènement extérieur à l’ambassade qui se passe dans le film : l’irruption d’un militant à l’extérieur qui essaye d’échapper à la police pour atteindre l’ambassade. Mais il n’en n’aura pas le temps. Cet évènement nous renvoie une fois de plus à la réalité, à leur triste réalité. De plus à la fin du film, les réfugiés mettent la télévision en marche. Ils apprennent les directives du nouveau gouvernement qui interdit tous les partis politiques, l’abolition de la liberté de la presse… Ces deux événements nous donnent des éléments rationnels et font échos au coup d’État du Chili. De ce fait, ils renforcent la crédibilité de réalisme historique. Pourtant, aucuns éléments ne nous indiquent explicitement que ce film se déroule au Chili.
Enfin, sans parler du fond, mais de la forme, on peut dire que la technique de prise de vue des images renforce une fois de plus cet aspect réel, documentaire, puisque le caméraman qu’on suppose être aussi la voix off, filme avec une caméra à l’épaule. Cela nous donne des images vives, comme si l’on filmait un événement familial. Malgré cela, on peut tout de même remarquer que le court-métrage est coupé, à mainte reprise. On se rend compte ici qu’il n’y a pas que de la réalité, et qu’il n’y a que des images prises sur le vif. De plus, d’autres éléments peuvent nous faire penser à autre chose qu’à un simple documentaire ou reportage.
Alors, L’ambassade est-il un documentaire empreint de réalisme ou une fiction ?
Par Marie Vandewalle / L’universdechrismarker
L’Ambassade , la déconstruction d’un récit
L’Ambassade est un court métrage réalisé par Chris Marker en 1973. Dans un article précédent, nous avons vu que ce court métrage pouvait être considéré par une approche documentaire. Compte tenue de l’œuvre de Chris Marker, oscillant entre réalisme et fiction, nous tenterons d’éclairer le coté fictif de ce court métrage.
L’Ambassade commence par l’énonciation de l’intention du court métrage par une voix off : les images qui nous sont données à voir seraient des images d’archive. On appréhende donc ce court métrage comme un documentaire présentant un fait. La voix off présente la situation de la scène : des réfugiés politiques dans une ambassade.
Le ton change peu à peu : la voix off présente les personnages de la scène par leur prénom, leur fonction et les qualifie, de la même manière qu’un film présenterait ses différents protagonistes. Nous sommes désorientés, on ne sait pas où se placer entre le documentaire et la fiction. En effet, rien, dans les 22 minutes de huis clos ne nous donne une indication de lieu ou de temps. On ne peut alors que supposer : on suppute que ces réfugiés politiques se trouvent dans cette ambassade suite au coup d’état de Pinochet, renversant Allende au Chili en 1973. Nous sommes ensuite confortés dans cette idée, le texte lu venant corroborer cette supposition de par les thèmes abordés : l’angoisse, la révolution, les militaires, les chants de lutte, la politiques, les partis politiques.
Une semaine de réclusion est donc relatée ici ; de l’arrivée des réfugiés à leur départ progressif. Chris Marker filme de façon à ce que l’on ait l’impression de vivre avec les personnages. Alors que l’on voit un petit garçon regarder par la fenêtre, et le plan suivant un homme filmé en plongée courant dans la rue, la voix off explique que cet homme tente de rejoindre l’ambassade mais qu’il n’y parviendra pas. On remarque que les deux plan sont rapproché au montage puisque le petit garçon est d’abord filmé de dos, l’opérateur n’aurai pas eu le temps de s’approcher de la fenêtre pour pouvoir filmer le réfugié dans la rue.
Aussi, l’histoire est romancée et poétisée ; par exemple lorsque la voix off dit : « faute de nouvelles de l’extérieur, Maria entreprend de lire dans le marc de café ». Cette situation n’est pas probable dans un contexte politique tel que celui-ci.
Chris Marker construit donc une situation dans un monde qui pourrait être le nôtre ou bien un autre. Tout est monté et filmé dans le sens d’un documentaire. Malgré tout, ce documentaire paraît flotter puisque nous ne parvenons pas à atteindre le niveau de certitude rechercher pour un documentaire. Chris Marker déconstruit le monde réel qu’il a créé. Tout d’abord lorsque les réfugiés s’en vont (20:00) une musique se déclenche : on quitte le réel pour passer dans une fiction plus mélodramatique. Ensuite arrivent les dernières paroles prononcées par la voix off : « de la fenêtre de l’ambassade, j’ai tourné mon dernier plan » puis « et cette ville que nous avions connu libre ». Alors que l’on pense être au Chili, la caméra réalise un travelling vers le haut et nous montre un paysage de Paris, la tour Eiffel. Chris Marker déconstruit par le dernier plan et l’incohérence qu’il a avec les dernières paroles de la voix off en particulier, le récit qu’il est parvenu à construire pendant les 20 minutes précédentes.
par Raphaelle Messmer / l’universdechrismarker
L’Ambassade de Chris Marker s’annonce comme un « film super 8 trouvé dans une ambassade ». Cela prend l’apparence de notes prises au jour le jour, à la manière d’un journal de bord soigneusement composé, d’anecdotes glanées qui expliquent le quotidien amer et morne de prétendus réfugiés politiques murés dans un abri diplomatique transformé en solitude.
Comme animée par un besoin de raconter, une voix se pose sur cette galerie d’hommes et de femmes dont la parole n’a pas été enregistrée. A aucun moment il n’y aura de son direct. À l’image, des gros plans de visages crispés, et des mains, celles de Florence Delay[[Florence Delay, écrivaine française, sera en 1982 la voix-off de Sans Soleil de Chris Marker. Elle a interprété le rôle de Jeanne dans le Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson en 1962.]] et de Carole et Paul Roussopoulos[[Carole Roussopoulos est réalisatrice de documentaire. Elle est la première femme à travailler avec une caméra vidéo portable. Elle fonde avec son mari, Paul Roussopoulos, le premier collectif de vidéo militante : Video Out. En 1982, elle crée le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir avec Delphine Seyrig et Iona Wieder dont le but est de conserver et diffuser les documents audiovisuels liés aux luttes des femmes.]]. Les regards sont comme embués, immobilisés par le vide. La voix commente les images d’un huis-clos d’une semaine, une vie à l’écart du monde extérieur qui n’est pourtant qu’un moment transitoire de l’histoire.
L’Ambassade est un film-essai dans lequel Chris Marker est bien plus écrivain que cinéaste ; le commentaire est posé sur les images – un vrai travail d’écriture s’engage dès les premiers moments et affirme la singularité de son style –, le commentaire s’attache à créer une mémoire. André Bazin écrivait : « […] pour Chris Marker le commentaire d’un film n’est pas ce qu’on ajoute aux images préalablement choisies et montées, mais presque l’élément premier, fondamental.1 » L’image ne renvoie pas au plan qui la précède ni qui la suit, mais, collatéralement, à ce qui en est dit. Le commentaire, chez Chris Marker, oscille entre témoignage et fiction, entre remémoration et invention. Il vient comme supplémenter les images, en délivrer la teneur et offrir une réflexion poétique sur une série de non-événements. L’instant n’est pas exalté, l’angoisse retenue est racontée sur des images en sursis.
Chris Marker nous livre un temps claudiquant, douteux, qui ne s’installe jamais, « pas d’apprivoisement définitif[[Jean-André Fieschi, « L’Ambassade », Trafic, n°19, 1996. ]] » comme l’écrit Jean-André Fieschi. Ce film en super 8 vient documenter, de l’intérieur, l’Histoire en train de se faire, de se vivre, dans son indécision même, c’est du temps retrouvé qui se consume toujours dans le présent. Un seul motif échappe à l’écrasement de ce temps suspendu ; la petite tortue, celle posée sur des genoux. Elle fascine, peut-être parce qu’ « elle a ses idées de tortue, et aucun flic au monde ne les lui ferait changer. » Cette tortue, c’est l’ouverture poétique, et comme l’écrit François Niney : « La voix a un visage chez Marker, celui des images2 ».
Chris Marker insistait pour que la fin de L’Ambassade ne se raconte pas[[Cette affirmation renvoie à un entretien de l’auteur avec Laurence Braunberger (les Films du Jeudi)]] . D’ailleurs il n’y a pas de fin, justement, l’histoire « se retourne comme un gant[7] ».
Lou Svahn / Newmedia
- André Bazin, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945 – 1958), Paris, Cahiers du Cinéma, 1998.
- François Niney, « L’éloignement des voix répare en quelque sorte la trop grande proximité des plans », Théorème numéro 6, Revue de l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel – Université de Paris III), Recherches sur Chris Marker, sous la direction de Philippe Dubois, Paris, Éditions des Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.