Par cohérence et dignité.

Lettre ouverte de Enrike Kuadra Etxeandia , prisonnier politique du Parti Communiste Espagnol reconstitué, à Jorge Fernández Díaz, Ministre de l’Intérieur du Gouvernement espagnol à l’occasion de l’annonce du plan intégral pour faciliter la réinsertion des terroristes.

Mon­sieur le Ministre,

Récem­ment, vous avez fait savoir que “les pri­son­niers de l’ETA, GRAPO et d’autres orga­ni­sa­tions poli­tiques pou­vaient béné­fi­cier d’une réin­ser­tion à la condi­tion expresse de se dis­so­cier de leur groupe ter­ro­riste », vous avez ensuite détaillé le par­cours du com­bat­tant néces­saire pour méri­ter cette réin­ser­tion, pour être digne de la géné­ro­si­té magna­nime de votre gou­ver­ne­ment et autres « palmes poli­tiques ». Face à cette annonce et en tant que béné­fi­ciaire poten­tiel de cette mesure, je me dois de vous répondre par cette lettre ouverte.

Je l’écris éga­le­ment au titre de tes­ta­ment poli­tique puisque vous m’avez condam­né à mort sans faire de bruit Mon­sieur le Ministre, recon­nais­sons l’évidence. Pour ma part, j’ai inté­gré cette vérité.

Je vais avoir 62 ans, je viens de subir une opé­ra­tion pour un can­cer et j’ai la san­té hési­tante. Voi­là 16 ans que je suis empri­son­né en Espagne et il me reste 14 ans à pur­ger sans tenir compte de l’augmentation liée à l’application de la doc­trine Parot , aux­quels il fau­dra plus que pro­ba­ble­ment ajou­ter la révi­sion de la perpétuité.

Vous voyez, Mon­sieur le Ministre, je n’y arri­ve­rai pas. J’essaierai de résis­ter le plus pos­sible, his­sant le dra­peau de la cohé­rence et de la digni­té, de l’exemple à suivre pour les géné­ra­tions futures de révo­lu­tion­naires qui demandent qu’on leur montre le che­min. C’est la dia­lec­tique de la vie.

En vous écri­vant ces quelques lignes, je ne peux évi­ter de jeter un regard rétros­pec­tif sur le pro­ces­sus de com­pro­mis social et poli­tique qui a mar­qué mon existence.

Il y a 43 ans, lorsque je me suis enga­gé dans la lutte syn­di­cale aux Hauts four­neaux de Vis­caye, je n’aurais jamais ima­gi­né que ma vie pren­drait ensuite cette tour­nure. C’est en 1973 que j’établis le contact avec l’Organisation des Mar­xistes Léni­nistes d’Espagne qui tra­vaillait alors à la recons­truc­tion du Par­ti Com­mu­niste, oppo­sée au Par­ti com­mu­niste réfor­miste de San­tia­go Carillo. Le Congrès de juin 1975 don­ne­rait nais­sance au Par­ti Com­mu­niste d’Espagne (recons­ti­tué), dans lequel je m’engage en tant que militant.

Le 3 mars 1976 alors que je m’adresse à mes cama­rades des Hauts four­naux de Viz­caye lors d’une assem­blée à l’extérieur de la fabrique de Ansio, nous appre­nons que la police vient d’assassiner 4 ouvriers à Vito­ria. C’est la goutte qui fera débor­der le vase de la répres­sion dont étaient vic­times les tra­vailleurs et le peuple en géné­ral. Notre par­ti appelle à la grève géné­rale et invite à « cher­cher des armes et apprendre à les mani­pu­ler ». Quelques mois plus tard, les Groupes de Résis­tance Anti­fas­cites Pre­mier Octobre (GRAPO)faisaient leur appa­ri­tion publique. Ces faits auront une trans­cen­dance his­to­rique dans le deve­nir du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire en Espagne.

D’un côté, le Congrès recons­ti­tuant du Par­ti rati­fie la thèse selon laquelle « le mono­pole finan­cier tend à la réac­tion poli­tique, à la sup­pres­sion des liber­tés et non à la démo­cra­tie ». Consé­quent avec cette thèse, le par­ti main­tient que « devant la pres­sion des masses ouvrières et popu­laires, l’oligarchie a mis en marche le chan­ge­ment selon ses vieilles méthodes de domi­na­tion ». Ils avaient juste net­toyé la façade de l’édifice de l’Etat du vieux régime à tra­vers leur réforme poli­tique « chan­geant quelque chose pour que tout reste pareil » ce qui ren­dait impos­sible toute chan­ge­ment en pro­fon­deur dans les causes éco­no­miques, poli­tiques et sociales qui étouf­faient les familles de tra­vailleurs et oppri­maient les peuples d’Espagne. A ce jour, les faits objec­tifs nous ont don­né rai­son. Cette impos­ture poli­tique qu’impliquait la tran­si­tion vers la « démo­cra­tie » était visible sur les cali­cots des der­nières mani­fes­ta­tions popu­laires : « ceci n’est pas une démo­cra­tie, c’est une dictature ».

Par ailleurs, nous étions conscients qu’en nous situant à la tête du mou­ve­ment de résis­tance popu­laire, en offrant notre sou­tien moral et poli­tique au mou­ve­ment gue­rille­ro, nous serions le point de mire de la colère répres­sive de l’Etat. Ses consé­quences ne se firent pas attendre.

Les limiers de votre minis­tère reçurent des ordres pré­cis et se sont armés en consé­quence pour ce qui seront les années de plomb, de longues nuits et jours pas­sés dans les com­mis­sa­riats et les casernes de la « démo­cra­tie » à peine rôdée, pen­dant les­quels plus d’un y est res­té, tel España Vivas, sym­pa­thi­sant du PCE® que vous avez tué en le rouant de coups. Le 20 avril 1979, vous avez assas­si­né Del­ga­do de Codex, Secré­taire géné­ral, lors de l’arrestation de l’ensemble du Comi­té cen­tral à la sor­tie du II Congrès de par­ti. Deux mois plus tard, Fran­cis­co Javier Martín Eiza­guirre, Pré­sident du Par­ti, tom­bait à son tour. Ce furent les pre­miers d’une longue liste.

Entre­temps, en 1977, le Tri­bu­nal Suprême, antre du fran­quisme et de l’injustice, refuse d’appliquer l’amnistie poli­tique à plu­sieurs mili­tants des GRAPO et du PCE®. C’est le pré­lude à d’autres obs­tacles construits par ce tri­bu­nal pour les pri­son­niers politiques.

La vague de répres­sion lan­cée contre le par­ti conduit beau­coup de mili­tants et de sym­pa­thi­sants en pri­son où nous ne seront pas à l’abri de l’orgie répres­sive. Nous sommes trans­fé­rés par petits groupes à la pri­son d’extermination de Her­re­ra de la Man­cha et sou­mis à un régime péni­ten­tiaire extrême. En der­nier recours, nous déci­dons de mener une grève de la faim pour dénon­cer et résis­ter à cette situa­tion. Le 19 juin 1981, Cres­po Galende « Kepa », mili­tant du par­ti, trouve la mort après 90 jours de grève de la faim. C’est le pre­mier, il y aura d’autres grèves et d’autres morts et blessés.

Com­plé­men­tai­re­ment à cette cam­pagne de har­cè­le­ment et d’anéantissement à l’encontre de notre mou­ve­ment, vous avez invi­té vos plu­mi­tifs, dési­gnés par­mi le ter­ra­rium de votre minis­tère, à don­ner des ins­truc­tions visant à nous iso­ler par le silence et la mani­pu­la­tion. Et vous conti­nuez obs­ti­né­ment dans cette voie.

L’objectif de cette stra­té­gie de la ter­reur n’est autre que l’élimination du par­ti. Il ne fal­lait per­mettre sous aucun pré­texte que la classe ouvrière nous iden­ti­fie comme son orga­ni­sa­tion d’avant-garde, son par­ti poli­tique. C’était le temps où votre minis­tère était inves­ti par la por­tée de pha­lan­gistes des Martín Vil­la, Rosón, … Ce der­nier affir­mait que « sans en finir avec le PCE®, on ne pour­ra pas pen­ser à l’élimination des GRAPO ».

Nous savions que cette bataille était déme­su­rée, mais nous ne pou­vions pas nous esqui­ver si nous vou­lions être ce que nous reven­di­quions. Nous ne pou­vions pas tra­hir notre classe et notre peuple y nous conver­tir en impos­teurs politiques.

Voi­là, Mon­sieur le Ministre, nous conti­nuons, exsangues, avec plus de bles­sures de guerre qu’un vieux chien bâtard ; « gra­pi­fiés », comme le pro­pagent vos plu­mi­tifs en se réfé­rant à notre fai­blesse orga­nique. Près d’un demi siècle de bataille pro­lon­gée nous a pri­vé de quelques uns de nos meilleurs com­bat­tants, mais nous avons aus­si pu reje­ter la sco­rie du creu­set où se fon­dait l’acier mili­tant dans lequel se for­geait la lutte des classes, nous avons souf­fert et nous conti­nuons à souf­frir des sacri­fices et des péna­li­tés inima­gi­nables, mais nous n’avons jamais ces­sé de tis­ser, la main douce et ferme, la ligne poli­tique, le pro­gramme et les objec­tifs du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire à court, moyen et long terme.

Vous nous deman­dez, Mon­sieur le Ministre, avec la loqua­ci­té qui vous carac­té­rise, de renier notre pas­sé, notre pré­sent et notre futur. Vous nous dites que l’exploitation du capi­tal n’existe plus, que c’est le seul sys­tème pos­sible et dès lors la fin de l’histoire. Nous disons, Mon­sieur le Ministre, avec notre humble connais­sance de l’économie poli­tique et du maté­ria­lisme his­to­rique, que le sys­tème capi­ta­liste est caduque et qu’il conduit l’humanité à la bar­ba­rie et à l’esclavage sala­rié. Le sys­tème capi­ta­liste ne peut sur­vivre sans l’extraction de la plus value de la force de tra­vail et l’appropriation pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Pour bien nous faire com­prendre : le capi­tal n’est rien sans les tra­vailleurs, mais les tra­vailleurs sont tout sans le capital.

Mon­sieur le Ministre, les vôtres nous disent que les droits sociaux et le droit du tra­vail sont archaïques, que le pro­grès et la moder­ni­té c’est la com­pé­ti­ti­vi­té et la loi du pro­fit. Ils nous disent que la pro­tec­tion sani­taire et l’éducation gra­tuite sont des uto­pies du com­mu­nisme, que le droit à un tra­vail, un salaire et un habi­tat décent atro­phient la flexi­bi­li­té et la liber­té d’exploitation du mar­ché du tra­vail ou immo­bi­lier et que ce n’est pas réaliste.

Ils nous disent que les peuples oppri­més n’ont aucun droit à l’autodétermination, c’est-à-dire, le droit de déci­der de leur des­tin. Que ce concept fut inven­té par un cer­tain Lenine pour embo­bi­ner les peuples oppri­més par l’empire tza­riste et non comme expres­sion poli­tique d’un droit démocratique.

Ils nous disent aus­si que la paix est le reflet ter­restre de la divi­ni­té, dis­pen­sée à l’humanité par les flottes navales, les avions et les armées impérialistes.

Pour ter­mi­ner, Mon­sieur le Ministre, vous nous deman­dez que nous embras­sions l’infamie et aban­don­nions nos prin­cipes et nos valeurs de classe, col­lec­tifs et soli­daires, exempt d’intérêts per­son­nels. Ce n’est qu’ainsi que vous consen­ti­riez à nous ouvrir un peu la porte de votre régime putride, de votre sys­tème par­le­men­taire bour­geois où rien n’est déci­dé par le peuple et pour le peuple.

Et pour nous aider dans notre réflexion, vous et votre gou­ver­ne­ment conti­nuez à nous asse­ner à des fins péda­go­giques que « la lettre s’apprend mieux avec du sang ». Nous voi­ci, dis­per­sés, iso­lés de nos com­pa­gnons, cama­rades, familles et amis, sou­mis à des mesures d’humiliation qui nous empêchent de com­mu­ni­quer avec eux et de mener une vie digne en pri­son. Oui, je sais, Mon­sieur le Ministre, je sais que c’est la loi, la vôtre et celle de vos core­li­gion­naires bien sur, la même à laquelle est sou­mis l’ensemble de la socié­té et que le bipar­tisme qui nous gou­verne modi­fie à l’envi.

Je regrette, Mon­sieur le Ministre, mer­ci pour votre effort rédemp­teur, mais je ne peux renier mon exis­tence, accep­ter votre pro­po­si­tion. Par cohé­rence et digni­té poli­tique, nous ne pou­vons jeter à l’eau un seul de nos dra­peaux, ils sont essen­tiels à nos prin­cipes, ils sont la clé de notre classe et de notre peuple, qui ouvri­ra la porte du futur.

Enrike Kua­dra Etxeandia

Pri­son de Daroca

Pri­son­nier poli­tique du PCE® y des GRAPO.

Tra­duc­tion : Sofía del Valle à qui le lec­teur vou­dra bien par­don­ner les éven­tuelles erreurs de tra­duc­tion de par­ti­cu­la­rismes locaux 😉

Source :
http://www.legrandsoir.info/par-coherence-et-dignite.html