Hier soir, j’ai regardé avec intérêt, mais l’amertume au cœur, le reportage que la RTBF et « Questions à la Une » consacraient à la communauté musulmane. Approchée et suivie pour cette émission par Frédéric Deborsu et son équipe dans une école où j’animais un débat sur la multiculturalité avec des élèves de rhétorique, puis au sein d’un atelier théâtre où je travaille avec un groupe de femmes à Molenbeek, j’avais l’espoir qu’un projecteur viendrait enfin éclairer l’identité plurielle qui caractérise la plupart des enfants de l’immigration, mais qui reste méconnue par la grande majorité de la population belge.
Oui, j’y ai cru, sincèrement (naïvement ?), j’ai appelé de tous mes vœux que cette émission importante qu’est « Questions à la Une » fasse enfin sortir de l’ombre cette majorité silencieuse – peut-être trop – et progressiste donc je fais humblement, mais fermement partie. J’ai caressé l’espoir que, dans cette tempête islamiste et fondamentaliste qui balaie le monde, « Questions à la Une » serait ce phare qui donne l’espoir au marin égaré.
Et puis, hier soir, la douche froide ! une fois encore, une de fois de plus – une fois de trop ? – cette litanie immuable, lancinante, lassante, récurrente depuis le 11 septembre 2001 : « Faut-il avoir peur de l’Islam ? ».
Frédéric Deborsu, je m’adresse à toi, directement (nous nous sommes tutoyés dès notre première rencontre, continuons donc à le faire !) Je te rappelle le début du courriel que tu m’as fait parvenir le 12 février dernier : « (…) Après le reportage sur le Prince Laurent, je me penche avec plaisir, passion et surtout avec objectivité et intérêt sur l’intégration, réussie (ou non) des Maghrébins de Belgique. L’objectif est large. De la récupération politique des partis traditionnels aux success-stories en passant par le succès du voile et le retour des jeunes à la mosquée, sans oublier les valeurs essentielles de l’Islam. Vaste programme ; j’aimerais évidemment des interventions sans langue de bois, mais pas sans nuance. Bref, votre avis compte pour moi (…) »
Avant d’accepter, je l’avoue aujourd’hui, j’ai hésité. J’ai pensé : « Malika, quoi que tu dises, quoi que tu fasses, il en disposera à sa guise, selon sa volonté et au nom de la liberté et de l’objectivité du journaliste. » Oui Frédéric dès le départ, j’étais consciente de ton pouvoir et de ma faiblesse, mais j’ai voulu relever le défi. J’ai voulu, en te présentant les comédiennes de la pièce de théâtre sur laquelle je travaille, te prouver que même au cœur d’une commune comme Molenbeek, des femmes s’expriment librement sur tous les sujets mêmes les plus tabous avec comme objectif de faire évoluer les mentalités. Mais ça, tu ne l’as pas compris, ou pas voulu le comprendre, malgré le temps que tu as passé avec elles dans une discussion animée qui m’a littéralement enchantée.
Qu’y avait-il de neuf dans ton émission d’hier ? Quelles « success-stories » as-tu retracées ? Quels portraits de l’immigration réussie as-tu brossés ? Quels « objectifs larges », as-tu ratissés ? Aucun ! Entre l’adolescente en hidjab intégral qui ne serre pas la main aux hommes et l’ado maquillée à outrance, les fesses serrées dans un short aguicheur, où doivent, où peuvent se situer les autres ? Mes nièces, mes cousines, mes belles-sœurs, mes amies, mes comédiennes, qui sont infirmières, enseignantes, secrétaires, médecins, juristes, universitaires, politiciennes ou même simplement mères de famille enseignant à leurs enfants les valeurs de l’identité multiples ? Oui Frédéric, elles existent, mais vers celles-là tu as omis d’aller.
Oui, il existe des cons misogynes qui se prétendent musulmans ; ceux-là, tu les as trouvés, tu les as mis en lumière. Oui, il y a des imams qui en portent le titre, mais qui ne retiennent du Coran que les chapitres servant l’étroitesse de leur esprit ; de ceux-là, tu as relayé les discours. Mais pourquoi ont-ils tant d’importance à tes yeux pour ainsi occulter la masse des musulmans ouverts, tolérants, intégrés, sincèrement adeptes de la démocratie, de la modernité, de l’égalité entre l’homme et la femme ? Ne viens pas dire que tu les as évoqués : tes quelques précautions oratoires, surtout énoncées pour mettre en exergue la dénonciation – justifiée, bien sûr – des extrémistes n’ont en rien mis leur travail quotidien en valeur. Les discours fondamentalistes existent certes, mais s’ils étaient vraiment légion, si l’influence de ces imams intégristes était telle que tu le laisses supposer, si les recueils misogynes, dont tu nous as fait une si brillante lecture, étaient le « petit livre rouge » du musulman, notre société à l’heure qu’il est serait en proie à une véritable guerre civile. Depuis dix ans je travaille à une meilleure compréhension mutuelle des communautés qui composent notre paysage ethnique, j’ai rencontré des milliers d’élèves, des centaines d’enseignants, des responsables d’ASBL qui ont dans leurs missions l’interculturalité et qui sont conscients (comme j’en suis consciente dans les écoles) qu’il faut, en effet, sans cesse remettre son ouvrage sur le métier. Je puis t’affirmer que les choses évoluent. Elles évoluent par la discussion. Elles évoluent surtout par la connaissance. Une connaissance qui doit être multidirectionnelle. Cette indispensable connaissance, en quoi ton émission l’a-t-elle servie ?
Laquelle avais-tu de cette communauté avant le 12 février 2012 ? Deux mois, seulement, entre ton mail et la diffusion de ton reportage, permets-moi de te féliciter pour ta capacité d’analyse et d’assimilation d’une situation sociale, politique et religieuse que des sociologues et des anthropologues étudient en Belgique depuis des décennies sans avoir acquis les certitudes qui sont les tiennes.
Frédéric, je prends acte du fait que mon parcours, de même que celui de tant d’autres qui œuvrent sans relâche en faveur d’un islam intégré et contre un islam intégriste, et ce dans l’intérêt des diverses communautés constituant notre pays, ne t’a pas semblé digne d’intérêt. J’ai hésité, je t’ai fait confiance, je n’ai pas de regrets, seulement de la tristesse et, je l’avoue, une certaine rancœur. Je réalise une de fois plus combien nous sommes solitaires, nous, issus de l’immigration maghrébine (ou autres, mais c’est la nôtre qui est ici fustigée), qui nous voulons, nous sentons progressistes. Combien décidément nous sommes inintéressants pour la machine de médias censés être au service du public, mais préférant à l’exposé objectif d’une réalité complexe un sensationnalisme sans doute plus garant d’audience.
Malika Madi
Ecrivain