Entretien avec Souhail Chichah
Samedi 18 février 2012
Souhail Chichah, une semaine après votre « Burqa Bla-bla » à l’ULB, le politique, les médias, le monde académique vous ont, à la quasi-unanimité, condamné. Vous êtes surpris par cette levée de boucliers ?
Terriblement surpris. Pour moi elle exprime une véritable hystérie raciste. Que des gens aillent jusqu’à pétitionner pour demander mon licenciement (NDLR : 4.500 signatures) ; qu’un juriste comme Me Uyttendaele dise qu’il faut exclure Chichah (de l’ULB) : il faudrait peut-être rappeler à ce brillant juriste les notions de présomption d’innocence et de droit à la défense. Que des gens demandent qu’une commission disciplinaire soit organisée pour juger ce que j’ai fait, ça, je l’entends bien, mais que déjà on anticipe la comparution devant la commission disciplinaire pour demander la sanction, on n’a même pas fait ça pour Dutroux ! Ce qu’on me reproche à juste titre, c’est d’avoir participé à un chahut. Ce qu’on me reproche injustement, et je peux le démontrer, c’est d’avoir censuré Caroline Fourest.
Votre intention était quand même de ne pas la laisser s’exprimer ?
Mon intention n’était pas de l’empêcher de parler. Sur les vidéos tournées, le président de séance Guy Haarscher me prend à partie nommément. Il a cette phrase terrible : « J’ai toujours su que vous aviez une burqa dans la tête. Merci pour votre coming-out ». Cette phrase est surtout inacceptable dans la bouche d’un collègue. Pourquoi est-ce qu’il le fait ? Très certainement pour discréditer ma parole. J’en ai appelé à la solidarité de la salle en scandant « burqa bla-bla » et j’ai entamé l’exposé de mes motifs. Qu’est ce qui motive le chahut ? Le problème, ce n’est pas l’extrême droite, mais bien les thèses d’extrême droite. Et le fait qu’elles soient reprises par des gens qui se disent à gauche ne les rend pas plus honorables. J’interpelle Mme Fourest sur son texte « The War for Eurabia » (un article publié dans le Wall Street Journal en 2005), elle fait un signe à la régie et mon micro est coupé.
Vous n’auriez pas pu prendre la parole lors de la partie questions-réponses de ce débat ? Pourquoi cette action démonstrative ?
Pour, d’abord, le double standard en matière d’expression à l’Université. Il n’est pas normal que des gens puissent avoir une tribune libre ou au contraire être censurés en fonction de leur condition sociale. J’accuse l’Université, j’accuse le recteur, de m’avoir déjà censuré et de ne pas s’être émus lorsque Sosnowski et ses comparses ont chahuté la conférence à laquelle je participais (en septembre) et qui s’est terminée aussi abruptement. Là, ça n’a ému personne.
Deuxièmement, je crois qu’on peut discuter si Fourest est raciste ou pas. Les participants pensent qu’elle est raciste. La thèse développée par son article « War for Eurabia » est portée par toutes les extrêmes droites. Je rappelle que le terme Eurabia revient comme un refrain dans les écrits de Breivik (le tueur norvégien, NDLR). Je ne dis pas que Mme Fourest est raciste. Je dis que ses énoncés sont racistes. Que cet article est musulmanophobe. Que Mme Fourest ne fasse pas l’objet d’un débat contradictoire, c’est choquant. C’est cela qui provoque la colère des participants.
Vous dites promouvoir la liberté d’expression et être favorable à de vrais débats. Ce soir-là, ça a raté.
Ça m’a fait penser à ces scènes de football où l’attaquant ne pouvant pas marquer le but se laisse tomber pour réclamer un carton rouge contre son adversaire. A un certain moment, le recteur a annoncé la suspension des débats. Les manifestants ont quitté la salle. Rien n’empêchait le débat de reprendre. Nous condamnons le fait que les autorités académiques ont décidé d’arrêter ce débat. S’il y a un espace où les chahuts ont leur place, c’est dans les universités et dans les parlements.
« Burqa Pride », ce titre était une manière de mettre en cause l’homosexualité de Caroline Fourest ?
Absolument pas. Je dénonce clairement l’homophobie. C’est un racisme. Au même titre que le sexisme, l’antisémitisme, la musulmanophobie.
Ça veut dire quoi, « Burqua bla-bla » ?
C’est le titre d’un article de Serge Halimi, du « Monde diplomatique » [[Burqa-bla-bla, par Serge Halimi, avril 2010
Les Français sont vraisemblablement plus nombreux à connaître le nombre de minarets en Suisse (quatre) et de « burqas » en France (trois cent soixante-sept, D’après un calcul, étrangement précis, de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).) qu’à savoir que le Trésor public a perdu 20 milliards d’euros à la suite d’une décision « technique » de l’exécutif.
Il y a dix-huit mois en effet, au lieu de subordonner son sauvetage des banques en perdition à une prise de participation dans leur capital, laquelle ensuite aurait pu être revendue avec un joli bénéfice, le gouvernement français a préféré leur consentir un prêt à des conditions inespérées… pour elles. Vingt milliards d’euros de gagnés pour leurs actionnaires, c’est presque autant que le déficit de la Sécurité sociale l’an dernier (22 milliards d’euros). Et quarante fois le montant de l’économie annuelle réalisée par l’Etat lorsqu’il ne remplace qu’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux.
Le rétablissement électoral du Front national, et plus généralement de l’extrême droite en Europe, n’est pas tout à fait étranger à cette distribution de l’attention publique entre la poutre des polémiques subalternes qu’on enflamme et la paille des sujets prioritaires dont on prétend qu’ils sont trop compliqués pour le commun des mortels. Le fiasco des élections régionales derrière lui, M. Nicolas Sarkozy va s’attaquer à la « réforme des retraites ». L’enjeu social et financier étant considérable, on sait déjà que le gouvernement français s’emploiera à distraire la galerie en relançant le « débat sur la burqa ».
Riposter à cette manœuvre n’impose certainement pas de s’enfoncer sur son terrain boueux en donnant le sentiment de défendre un symbole obscurantiste. Encore moins de taxer de racisme les féministes — hommes et femmes — qui légitimement le réprouvent. Mais comment ne pas juger cocasse qu’une droite qui a presque partout associé son destin à celui des Eglises, du patriarcat et de l’ordre moral se découvre soudain éperdue de laïcité, de féminisme, de libre-pensée ? Pour elle aussi, l’islam accomplit des miracles !
En 1988, M. George H. W. Bush succéda à Ronald Reagan après une campagne d’une démagogie insigne, au cours de laquelle il réclama que soit criminalisé le fait de brûler la bannière étoilée — un acte commis entre une et sept fois par an… Avec le courage qu’on imagine, plus de 90 % des parlementaires américains adoptèrent une disposition répressive allant en ce sens — laquelle fut annulée par la Cour suprême. Au même moment éclatait l’un des plus grands scandales de l’histoire économique des Etats-Unis, celui des caisses d’épargne déréglementées par le Congrès, que des aigrefins avaient pillées, enhardis par des sénateurs dont ils avaient financé les campagnes. En 1988, nul ou presque n’avait évoqué le péril d’une telle arnaque, bien qu’il fût déjà connu. Trop compliqué, et puis la défense du drapeau occupait les esprits.
Le contribuable américain a payé 500 milliards de dollars le scandale des caisses d’épargne. On découvrira bientôt ce que cache réellement la « burqa ». Et combien cela coûte.
Serge Halimi, dans Le Monde Diplomatique]]. La Burqa bla-bla, c’est dire que le cœur de la discussion publique est occupé par des discussions marginales. En Belgique, la burqa n’est portée que par 30 personnes. Ce débat voile les questions principales actuelles que sont le chômage, la pauvreté, les pensions, l’éducation, les acquis sociaux. Les victimes du burqa bla-bla, ce ne sont pas les musulmans, c’est la société, les travailleurs, les pensionnés.
Vous parlez de social, mais vous vous en référez – islamophobie et musulmanophobie – à des discriminations en raison de la religion.
Il y a deux éléments dans la communication. Il y a le rejet du racisme. Et le rejet du racisme comme discours de crise. Il n’est pas étonnant que, comme dans les années 30, l’arabophobie au point de vue de la forme, c’est aujourd’hui comme l’antisémitisme d’alors.
C’est un engagement religieux de votre part ?
Je ne me dis ni musulman ni non-musulman. Soit on me dit que la religion participe du débat public et j’en parle. Soit on me dit qu’elle ne participe pas et je n’en parle pas. Ma position est politique. Je n’énonce rien de religieux. Ma posture est anticapitaliste et elle lutte contre l’indigénat, contre l’infériorisation sociale de l’immigration post-coloniale. Ce que je souhaite pour les descendants de l’immigration, c’est qu’on ne leur colle plus une étiquette religieuse. Vous avez vu l’étiquette dont on m’a affublé : intégriste et islamique !
Vous allez à la mosquée ?
Non, je n’ai aucune pratique religieuse. Mais j’ai un combat religieux, c’est la justice sociale. Je suis toujours du côté des dominés. Dans les années 30, je me serais défini comme juif. Tant qu’il y aura de la musulmanophobie, je me définirai comme musulman. Dans une enceinte homophobe, je suis pédé. Face à un sexiste, je suis une femme.
Au sein de la communauté musulmane, n’y a‑t-il pas une victimisation excessive ?
La réalité est celle-là : 56 % de pauvreté, 53 % de taux de chômage.
C’est la faute à qui ?
Ma spécialité c’est l ’économie de la discrimination. Ma thèse de doctorat montre que le capital scolaire joue contre la chance d’emploi pour différentes populations. Et a contrario, le fait de ne pas avoir fait d’études joue pour elle. Par exemple, si on est représenté comme noire, c’est parfait pour être madame pipi, car ce qui intéresse l’employeur pour des tâches non qualifiées, c’est le bas salaire. Pour les tâches qualifiées, ce sont ceux qui ont le meilleur capital social qui sont privilégiés.
Vous en êtes le contre-exemple ?
Oui et non parce qu’en tant qu’intellectuel, je n’ai pas les mêmes droits à l’ULB que quelqu’un d’autre.
C’est quoi cette notion d’indigénat ?
C’est refuser à des gens de participer à la production de normes sociales au nom de leur généalogie. Le Blanc, à l’inverse, ne doit pas justifier de sa généalogie pour participer au débat public. Il sera peut-être contesté pour son origine sociale ou son éducation. Le Blanc est le complément de l’Indigène. Je me bats pour qu’il n’y ait plus de Blancs et d’Indigènes, dans un monde où ces mots n’auront plus de sens.
On vous reproche d’avoir soutenu Dieudonné, l’humoriste tombé dans l’antisémitisme…
Lorsque j’ai entendu le premier énoncé raciste dans la bouche de Dieudonné, je l’ai condamné.
Vous avez été invité à Téhéran ?
Oui, j’étais invité à parler à l’Université des approches idéologiques au cinéma. J’ai appris par hasard qu’un prix devait être remis à Faurisson (le révisionniste) et je n’ai donc pas fait le voyage.
Marc Metdepenneningen (Source : Le Soir)
Pétition pour le maintien du Pr. Souhail Chichah à l’ULB
AUtre article sur le même sujet dans Zin TV : La contradiction s’invite à l’ULB… Enfin !