Sous les pavés, le grand âge

Ils ont plus de 60 balais, mais sont tou­jours bien déci­dés à battre le pavé contre les injus­tices. Ren­contre avec le Gang des Vieux en colère à Bruxelles et les Mémés déchaî­nées de Montréal.

Ambiance inha­bi­tuelle ce mer­cre­di après-midi dans la cafèt’ du centre cultu­rel de Bois­fort. Du café, des bis­cuits, un tuba, des tam­bours… Et beau­coup de che­veux gris. Le lieu a été pris d’assaut par une ving­taine de membres du Gang des Vieux en colère. Sans bra­quage, sans menace. Avec tout le sou­tien même du direc­teur du centre cultu­rel, lui-même bien­tôt retraité.

Le Gang des Vieux en colère est né « par hasard », explique Michel, che­ville ouvrière de la troupe avec Marc. « On dis­cu­tait lors d’un repas et l’un de nous a confié qu’il avait 600 euros par mois pour vivre. Ça a jeté un froid et on a res­sor­ti des bou­teilles de rouge. Et c’est là qu’est venue l’idée du gang », racontent les fon­da­teurs, 70 ans pas­sés tous les deux. Et pour le nom : « L’un de nous a lan­cé : ‘Les poli­tiques sont de vrais gang­sters’ ; on s’est dit : ‘Fai­sons la guerre des gangs’. » Ain­si nais­sait fin 2017 ce mou­ve­ment sin­gu­lier sur la scène mili­tante belge, au nombre de sym­pa­thi­sants qui dépasse le mil­lier, mais dont le noyau dur compte une ving­taine de per­sonnes de 64 à 83 ans. Le GVC – acro­nyme que Michel porte fiè­re­ment en badge sur sa veste – se pré­sente comme « non par­ti­san et trans­par­ti­san et entend défendre les retrai­tés actuels et les futurs pour qu’ils puissent vieillir dans la digni­té ». Pour le Gang, le mon­tant égal de retraite a mini­ma doit être 1.600 euros net, pour tout le monde. « Et hors de ques­tion de défendre les fonds de pen­sion pri­vés. Il faut remettre la sécu­ri­té sociale sur les rails », défend Michel.

« Nous allons nous énerver, grave ! »

« Ils ont osé ! Ils ont osé s’attaquer à nos pen­sions YO. Ils ont rogné ! Ils ont rogné la sécu­ri­té sociale ! », entonne la bande de joyeux lurons sur un air de marche funèbre. « Plus len­te­ment, plus len­te­ment. D’autant que par­mi nous il y a de vrais vieux, et de très lents », plai­sante Michel, par­ti­cu­liè­re­ment enjoué sur le « YO ».

Il faut remettre la sécu­ri­té sociale sur les rails. » Michel

Le Gang répète sa chan­son pour sa pro­chaine action : l’enterrement sym­bo­lique de la sécu­ri­té sociale. « L’idée est de débar­quer place du Luxem­bourg pour un flash-mob sur­prise et de pleu­rer notre déses­poir devant les ins­ti­tu­tions euro­péennes », explique Michel, insis­tant sur le fait que cela doit res­ter secret jusqu’au jour J.

La stra­té­gie du Gang, c’est la déso­béis­sance civile. Et sou­vent avec des amis acti­vistes. Le Gang a notam­ment par­ti­ci­pé à une action ini­tiée par le mou­ve­ment citoyen “Flash Mob Fis­cal Jus­tice” : la trans­for­ma­tion d’ un McDo en mai­son de retraite (voir vidéo ici). Ils ont aus­si avec ce même mou­ve­ment inon­dé l’Apple Store de bal­lons impri­més d’euros. « On vou­lait dénon­cer le fait que ces socié­tés ne payent pas assez d’impôts en Bel­gique alors qu’ils engrangent des béné­fices mons­trueux. C’est révol­tant. » Et si la rage les anime, c’est tou­jours avec le sou­rire qu’ils mènent leurs actions. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à se lan­cer des vannes sur leur âge, à débar­quer en fau­teuils rou­lants dans les manifs et à par­ler « djeuns ». Dans leur lettre adres­sée à Charles Michel et Daniel Bac­que­laine – rebap­ti­sé Daniel « Bas de Laine » – l’an der­nier dans le cadre d’une action contre la réforme des pen­sions, ils pré­ve­naient : « Si vous ne jetez pas ce pro­jet aux oubliettes, nous, les vieux, les vieux aveugles, les vieux hyper­ten­dus, les vieux dia­bé­tiques, les vieux pétris d’arthrose, assié­gés par tous les can­cers du monde, les vieux mal à l’aise sur leurs fémurs, nous allons nous éner­ver, grave. »

Une retraite solidaire

Certes, ils traînent un peu plus la patte en manif, serrent moins fort le poing, mais leur sen­ti­ment de révolte n’a pas pris une ride. « On vou­drait qu’une fois retrai­té, tu arrêtes tout, que tu te taises…, me raconte Fred­dy, mili­tant de la pre­mière heure, mais la cause ne s’arrête pas. Donc on conti­nue ! » « Sur­tout qu’on est plus libre, on n’a plus de car­rière à mener », ren­ché­rit Michel, qui n’avait plus mani­fes­té depuis 68. Ce qui n’est pas le cas d’autres. Entre deux bat­te­ments de mesure, Myriam confie « avoir tou­jours mili­té contre les injus­tices, tout en éle­vant seule ses quatre enfants avec un bou­lot à temps plein ». C’est d’ailleurs en manif qu’elle a ren­con­tré le Gang.

« On vou­drait qu’une fois retrai­té, tu arrêtes tout, que tu te taises, mais la cause ne s’arrête pas”, Freddy

À côté de la pen­sion, les condi­tions des per­sonnes âgées dans les mai­sons de retraite pré­oc­cupent aus­si beau­coup le Gang. Anne est deve­nue gang­stère pour défendre sa mère. « Les vieux sont un mar­ché, on les exploite. Leur petite pen­sion passe dans la poche du pri­vé. Ils sont mal­trai­tés », déplore-t-elle.

« J’ai vu pas mal d’amis avoir des pro­blèmes de san­té, de couple, qui les ont mis en dif­fi­cul­té. Ou tous ceux qui ont pris des che­mins de tra­verse et se retrouvent à la retraite sans argent. Cela n’est pas pris en compte dans la réflexion poli­tique qui prône le tra­vail et le mérite », dénonce aus­si Mir­ko, l’homme au tuba, 70 ans pas­sés et de l’énergie à revendre. « On n’a pas le droit de se repo­ser, ceux qui peuvent encore bou­ger doivent être soli­daires des autres. » Il a emme­né un vieil ami à lui à la répé­ti­tion. Une façon de rompre la soli­tude. « On peut encore tenir long­temps quand la vie a du sens. Or aujourd’hui, on parque les vieux dans les mou­roirs. On éteint la lumière plus vite que l’ampoule ne s’use. Et cela rend les vieux encore plus coû­teux », confie-t-il.

Si le Gang sus­cite une cer­taine sym­pa­thie – et désarme (jusqu’ici) les poli­ciers –, il veut être pris au sérieux. « Hors de ques­tion de faire pitié, on veut mordre, et pas pleu­rer », résume Marc. Et s’ils prouvent aux élus qu’ils savent don­ner de la voix dans la rue, ils aiment à rap­pe­ler qu’ils la don­ne­ront aus­si dans les urnes. « Mes braves gens, sachez que les vieux votent », chantent-ils à l’unisson. YO !

Les Mémés déchaînées

Outre-Atlan­tique, cela fait 30 ans que des groupes acti­vistes du 3e âge sont se sont consti­tués. À Mont­réal, elles s’appellent les Mémés déchaî­nées. Créées en 2001, elles se sont ins­pi­rées du groupe anglo­phone des Raging Gran­nies – les grand-mères en colère – qui a vu le jour à Van­cou­ver début des années 90 pour pro­tes­ter contre les armes nucléaires.

« Nous sommes des mili­tantes vouées à la sau­ve­garde et à la beau­té du monde, de tous les êtres qui habitent cette terre. Nous sommes pour la paix dans le monde, et à l’intérieur de nous, et pour la jus­tice sociale », nous explique Louise Edith-Hébert, cofon­da­trice des Mémés, de sa voix douce comme du sirop d’érable. Les Mémés sont aujourd’hui une dizaine, de 40 à… 104 ans. Mais où sont les pépés ? « C’est la ques­tion que tout le monde se pose, répond-elle, dans un petit rire conte­nu. Vous savez les pépés, ils n’ont pas les c… »

On milite tant pour le monde de demain que pour les aînés qui nous entourent. Louise-Edith Hébert, Mémé déchaînée

Leur ter­rain de lutte, c’est la rue. Leur arme, c’est la musique. Les Mémés détournent des chan­sons folk­lo­riques avec leur texte. Écrivent des poèmes. « Du bout de ma plume, j’alerterai mon fils et ses amis contre les bombes. Je leur pro­po­se­rai la pas­sive et puis­sante résis­tance. Afin de ban­nir de leurs dis­cours la rage et la ven­geance », déclame Louise-Edith au télé­phone. Elles ne sortent jamais sans leurs cha­peaux, coli­fi­chets, robes et capes fleu­ries colo­rées. Pour atti­rer l’attention. Et du même coup, détour­ner les cli­chés qui collent à la peau des mamies. « Je pour­rais m’habiller en arme nucléaire s’il le faut », plai­sante Louise-Edith.

Conscience sociale des aînés

En bat­tant le pavé, les Mémés veulent encore mon­trer que leur grand âge ne leur ôte pas le droit de cité. « On veut sou­li­gner la conscience sociale des aînés et trans­mettre le savoir qu’on a nous-mêmes reçus », défend notre Mémé. Le trans­mettre aux jeunes, mais aus­si aux vieux. « Der­niè­re­ment, nous sommes allées dans des mai­sons de retraite expli­quer en chan­sons les droits des usa­gers. On défend aus­si la condi­tion des aînés, qui sont par­mi les plus pré­caires de la popu­la­tion. En fait, on milite tant pour le monde de demain que pour les aînés qui nous entourent », raconte-t-elle. Si l’humour et l’amour sont au cœur de leur lutte, si les Mémés assument leur côté « grand-maman », leurs roses com­portent aus­si quelques picots. « Nous ne sommes pas mena­çantes mais il nous arrive de mordre », avoue Louise-Edith.Elles sont prises au sérieux par les diri­geants et font mouche, aus­si, auprès des jeunes. « Ils voient que nous agis­sons, que nous ne fai­sons pas que par­ler. Je crois qu’on leur donne un peu d’espoir pour leur futur », confie la Mémé de 84 prin­temps, pas peu fière. Et de don­ner aux jeunes le conseil sui­vant : « Avoir du cou­rage, ne jamais avoir peur, et voir clair. » « D’ailleurs, vous les jour­na­listes, vous êtes nom­breux à ne pas voir clair sur le monde qui vous entoure, pas vrai ? », ter­mine-t-elle, tendre, mais mor­dante, elle nous avait prévenue.