Le 15 octobre 2012 Laurent Chemla
Laurent Chemla est le co-fondateur de Gandi et auteur des Confessions d’un voleur. Il publie une chronique régulière sur Owni.
Art by Banksy
Il y a des idées, comme ça, qui deviennent des dogmes sans qu’on sache très bien pourquoi. A force de les entendre répéter comme des évidences, plus personne n’a même l’idée de les remettre en question.
Il en va ainsi de notre très chère Exception Culturelle.
Mise en place dès après la seconde guerre mondiale, dans un autre temps – presque un autre monde – pour garantir la survie de la culture nationale face à la menace du méchant impérialisme américain, cette restriction au principe intangible de la concurence-libre-et-non-faussée perdure dans un espace devenu mondialisé, dans un cadre de moins en moins national mais de plus en plus européen, au seul profit d’une industrie qui – elle – a très bien su devenir multinationale.
Notre industrie culturelle y a gagné. Notre culture, quant à elle, a gentiment été glissée sous le tapis. Est-il permis de douter de l’intérêt de déverser des tombereaux d’argent public dans les poches profondes de nos ayants droit expatriés sans passer illico pour un ultra-libéral qui souhaite la mort du pauvre chansonnier bien de chez nous ?
Osons. Ces jours-ci on mange de l’exception culturelle à toutes les sauces.
Open Data
L’ouverture des données publiques culturelles existe à peu près partout. Ma mémoire de vieux con me fait souvenir qu’un des tout premiers sites web fut celui de la bibliothèque du Congrès américain. A l’époque en France c’était un étudiant qui proposait des images de tableaux du Louvre numérisés, mais pour des raisons juridiques il avait dû changer le nom de son site. Déjà aux origines du réseau on pouvait voir à l’oeuvre notre volonté de mieux diffuser notre culture. Et aujourd’hui ?
L’université de Yale a récemment placé 250 000 images issues de sa collection privée dans le domaine public. La vieille bibliothèque du Congrès a mis en ligne un “jukebox” de plus de 10 000 enregistrements audio réalisés entre 1901 et 1925 (avec l’accord de Sony Music). L’Europe a suivi avec Europeana en rendant libres toutes les métadonnées qu’elle publie.
Et en France ?
En France, la ministre de la Culture vient de répondre à la question que les données publiques culturelles sont exclues de la politique de l’Open Data, au nom de leur potentiel économique. Et de l’exception culturelle. Diversité culturelle ? Meilleure diffusion de la culture nationale ? No way les gars : il y a du fric en jeu, contentez-vous de la culture américaine.
Fiscalité
Nos grandes fortunes nationales sont expertes au jeu de la niche fiscale, et quoi de mieux que de placer son argent dans l’art, puisque celui-ci ne semble jamais connaître la crise ? Cherchant à équilibrer ses finances, la nouvelle assemblée a voulu que l’impôt sur la fortune soit élargi au patrimoine artistique. Pas celui dont tu disposes, ami lecteur : il n’était question de ne tenir compte que des oeuvres estimées à plus de 5 000 euros.
Que nenni ! Malgré un amendement portant la limite à 50 000 euros, c’est le gouvernement qui s’y oppose. Et pourquoi ? Et notre ministre de répondre : “au nom de l’exception culturelle”, bien sûr. Imaginez que nos oeuvres nationales fuient à l’étranger pour échapper à l’impôt, ce serait risquer une bien trop large diffusion de notre culture. Oh. Wait.
Cinéma
Le budget du Centre National du Cinéma a été sous les feux de l’actualité : grâce à une taxe sur nos FAI1, il est passé d’environ 500 millions par an à près de 800 millions. Ça fait jaser, d’autant que la commission européenne doit toujours rendre son verdict quant à la légalité de cette taxe. Alors faut-il le limiter, ou bien le reverser à l’État qui redistribuera la cagnotte en fonction des besoins réels du cinéma ? “Mais vous êtes fous” nous dit le président du Machin !
Extrait de Playtime de Jacques Tati
Si l’Europe s’oppose à notre taxe à nous qu’on a, c’est qu’elle n’a rien compris à l’exception culturelle. Oh bien sûr on a jamais été autant au cinéma que ces dernières années et le secteur se porte à merveille, mais on ne sait jamais, il vaut mieux conserver la cagnotte. Pas question de se contenter d’être en bonne santé si on peut en plus être riches.
Mais alors que faire si Bruxelles – comme on s’y attend – s’oppose finalement à cette taxe ? Facile ! Si on ne peut plus taxer les FAI sur leur offre triple-play, alors on taxera sans discrimination tous les accès à Internet, mobile comme fixe. Et tant pis si la Cour des Comptes pense que ce financement n’est “pas fondé sur des évaluations convaincantes de la place que les télécoms occupent dans la filière audiovisuelle”.
Ce qui compte, ce n’est pas la justice, c’est l’exception culturelle. Que serait en effet notre culture si on cessait de financer près d’un film par jour et par an ? Euh…
Et bientôt
Bientôt on nous vendra Hadopi comme protecteur de l’exception culturelle, la fusion CSA/Arcep comme seule garante de notre culture exceptionnelle, le DPI nous sera imposé pour garantir un pourcentage minimal de “culture” française par foyer accédant à YouTube et le domaine public sera taxé pour soutenir les artistes français morts. J’en fais ici le pari.
Osons encore.
Ne pourrait-on pas, je ne sais pas, envisager de conserver les mêmes modes de financement (qui ont fait leurs preuves) sans pour autant verser dans l’excès ? Sans pour autant imposer des quotas “exceptionnels” à des télévisions qui font face à la disparition d’une chronologie des médias mise à mal par l’existence même d’Internet et à la future concurrence des géants américains via la fameuse “télé connectée” ?
Je lis que cet ecosystème permet de financer 340 000 emplois. Excellent, mais alors on ne parle plus de défendre la culture, mais simplement les emplois. Si les mêmes étaient payés pour tourner des films en anglais (après tout pourquoi pas), que deviendrait cet argument ? Où serait passée notre si précaire culture ?
La musique alors ? Laissez-moi rire et relisez une des dernières interviews de Jean Ferrat pour rire avec moi. De nos jours je n’arrive que rarement à savoir dans quelle langue chantent nos stars hexagonales, qui comme tout le monde cherchent à exporter pour vendre d’avantage.
Qu’on me comprenne bien : dans un espace sans frontières tel qu’Internet, le principe de la défense de la diversité culturelle est forcément quelque chose d’important, et que je défends. Simplement j’ai du mal à voir en quoi, aujourd’hui, nos lois défendent autre chose que les poches de multinationales “majors” et de quelques rares artistes apatrides.
Dans une autre vie, à la lointaine époque des premiers procès contre les fournisseurs d’accès au nom de la lutte contre le racisme, j’avais défendu – face à la Licra – que la meilleure méthode pour lutter contre les premiers sites négationnistes était de s’impliquer davantage sur le réseau pour diffuser l’histoire et la culture. La volonté de pouvoir censurer me semblait déjà dangereuse pour la liberté d’expression (pas celle des Faurissons et assimilés, mais celle de toute la population).
Jean Ferrat vu par La demeure du chaos (cc)
Aujourd’hui je crois qu’il faut faire la même chose pour la culture. Plutôt que d’essayer à toute force de recréer des frontières disparues, et si l’objectif est réellement de promouvoir la diversité culturelle, alors il me semble que l’urgence n’est pas de persister dans des modèles établis au siècle dernier mais de revoir de fond en comble la façon dont le droit d’auteur est protégé.
Comment mieux favoriser la diffusion d’une culture qu’en garantissant le libre partage des oeuvres du domaine public (et surtout pas d’autoriser M. Rogard à le soumettre à une redevance), en abaissant la durée de protection des oeuvres après la mort de leur auteur, et en libéralisant le partage non marchand du patrimoine qu’on souhaite promouvoir ? Qui aujourd’hui est coupable de créer des oeuvres orphelines, sinon nos ayants droit qui cherchent quel qu’en soit le prix social à protéger leurs rentes en recréant un droit d’auteur là où il avait disparu – au seul motif de l’application d’un procédé technique ?
La notion d’exception culturelle est née du constat que la culture d’un pays risquait de disparaître au profit de celle des pays plus puissants si aucun frein à l’importation n’était possible. C’est la définition originelle, et qui fut confirmée lors de l’Uruguay Round. Sa version française a imposé, en plus, des quotas de diffusion d’oeuvres françaises et européennes aux radios et télévisions.
Outre qu’avec l’avènement d’Internet il devient plus qu’illusoire de fermer nos frontières à la diffusion des cultures étrangères sur le territoire national, jamais, jamais il n’a été question ni d’empêcher nos oeuvres de sortir du territoire, ni d’en limiter la diffusion à l’extérieur pour protéger des intérêts privés. Or c’est semble-t-il ces aspects là qui ressortent des discours actuels que je pointe plus haut. La cause première est caduque, la dérive est patente, une fois encore on invente des principes sortis du néant pour protéger des lobbies du passé.
Si notre culture mérite une exception, alors que celle-ci soit appliquée au régime – devenu démentiel – du droit d’auteur plutôt qu’en en faisant une arme limitant au maximum sa diffusion au public. Ce ne serait que du bon sens et un juste retour à sa justification première.
Osons.
Photos sous licences Creative Commons ; tableau de Banksy au Musée de Bristol par Jordi Martorell ; Extrait de Playtime de Jacques Tati par Stewf ; Jean Ferrat vu par la demeure du chaos (Abode of Chaos)