La mobilisation populaire est une des clés de la victoire du candidat de gauche aux élections présidentielles colombiennes. Mais les alliances électorales, également nécessaires à ce succès, pèseront sur le début de mandat ; les énormes attentes de la population ainsi que les priorités ambitieuses du nouveau gouvernement ne pourront être satisfaites et réalisées que par l’organisation politique d’un mouvement social populaire encore très fragmenté.
Le 19 juin dernier, la Colombie a élu un nouveau président, l’ex-guérillero et opposant Gustavo Petro, et une nouvelle vice-présidente, la militante écoféministe Francia Márquez. Celles et ceux qui suivent de près l’actualité de ce pays d’Amérique du Sud savent qu’il s’agit là d’un tremblement de terre politique. Jamais dans l’Histoire du pays un candidat se revendiquant de la gauche et du progressisme populaire n’était arrivé à la fonction présidentielle. Certains l’avaient pourtant tenté, les plus illustres furent assassinés, comme Jorge Eliécer Gaitán en 1948 – ce qui conduira à une guerre civile d’une violence inouïe – ou encore Jaime Pardo Leal en 1987, Luis Carlos Galán en 1989 et Carlos Pizarro en 1990. Cette victoire historique vient en outre briser l’hégémonie politique de la classe dirigeante – et en particulier de son aile la plus réactionnaire – et met un terme à la monopolisation du pouvoir par les libéraux et conservateurs depuis l’Indépendance en 1819.
Cette victoire du progressisme peut être vue comme le point culminant d’une séquence politique qui s’est ouverte à la signature des Accords de Paix en 2016 entre l’État et la guérilla des FARC-EP 1 ; ces accords ayant soulevé l’espoir d’un pays pacifié et socialement plus juste, en particulier au sein de la jeunesse. Le retour de la droite extrême au pouvoir en 2018 – qui a gouverné de 2002 à 2010 avec Alvaro Uribe à sa tête – a brisé cet élan, le gouvernement s’évertuant à vider de son contenu les accords conclus en 2016 et à renouveler l’agenda néolibéral et autoritaire. Malgré ce contexte, la résistance populaire n’a cessé de grandir : en 2018 avec la grève étudiante pour le financement de l’éducation, en 2019 avec la grève nationale interrompue par la crise sanitaire, en 2020 avec les émeutes en réaction à l’assassinat par la police de Javier Ordoñez – un jeune avocat tué à la manière de Georges Floyd aux États-Unis – et finalement en 2021 avec le grand Paro Nacional (grève nationale) qui a représenté une mobilisation inédite de la société colombienne 2 .
La victoire de Gustavo Petro et de Francia Márquez est donc avant tout populaire, car elle a bénéficié de la mobilisation, présente et passée, des couches les plus marginalisées de la société colombienne
La victoire de Gustavo Petro et de Francia Márquez est donc avant tout populaire, car elle a bénéficié de la mobilisation, présente et passée, des couches les plus marginalisées de la société colombienne : travailleurs et travailleuses pauvres, communautés indigènes et afrodescendantes, jeunesse précarisée. Les images de files interminables dans des bureaux de vote en pleine jungle, des bateaux remplis de personnes allant voter dans les coins les plus reculés du pays – certaines personnes ont voyagé deux jours pour pouvoir exercer leur droit de vote – en témoignent. Ce vote massif a permis de désamorcer la stratégie de la classe dominante pour maintenir son pouvoir : la fraude électorale et l’achat de votes, la violence politique, le parti pris médiatique ou encore le clientélisme politique. À l’annonce des résultats, des explosions de joie et des fêtes populaires ont eu lieu partout dans le pays, en particulier dans les régions les plus touchées historiquement par la violence et la pauvreté, où Gustavo Petro et Francia Márquez ont obtenu jusqu’à 80% des suffrages, comme dans les régions pacifiques du Choco et du Nariño.
Lors de son discours de victoire, le nouveau Président a résumé les priorités de son gouvernement : la paix, la justice sociale et la justice climatique. Un programme plus qu’ambitieux dans un des pays les plus violents et inégalitaires de la planète.
Première priorité, la paix en Colombie
Dans un pays ravagé par la guerre depuis plus de 70 ans, la paix reste la première priorité. Car malgré la signature des Accords de Paix de 2016, la violence continue de faire rage. Pas un jour ne passe sans l’assassinat d’un ou d’une militante politique, environnementaliste, syndicaliste ou guérillero démobilisé. Les régions abandonnées par les FARC-EP sont en proie à de violents combats entre groupes paramilitaires, milices mafieuses, l’ELN et les autres guérillas dissidentes. Les déplacements forcés de populations continuent et les menaces aux défenseurs des droits humains sont permanentes.
Une politique gouvernementale de paix devra désamorcer cette situation. Elle pourra s’appuyer sur les Accords de Paix signés à La Havane ou sur la loi de restitution des terres adoptée par le gouvernement Santos en 2011, qui prévoit de restituer près de 6 millions d’hectares aux paysans déplacés. Elle devra en outre établir un dialogue avec les groupes armés pour leur démobilisation (l’ELN a déjà marqué son intérêt pour discuter d’un accord), mais aussi mettre en place une politique d’affaiblissement des groupes paramilitaires et mafieux, par exemple en soutenant plus fortement la reconversion des paysans pour qu’ils cessent les cultures de coca. La reprise en main des secteurs militaires et policiers liée au paramilitarisme reste une tache nécessaire et prioritaire ; en effet, la corruption et l’implication au plus haut niveau des cadres militaires dans la violence politique et le narcotrafic sont des faits tristement connus 3.
La paix passe également par la pacification des rapports politiques, d’où les appels du nouveau mandataire au dialogue avec l’opposition et à la mise en place d’un grand accord national. Reste à voir la réaction des secteurs les plus virulents à cette proposition de dialogue…
Deuxième priorité : la justice sociale
Lors de son discours, Gustavo Petro a dit : « Nous allons développer le capitalisme en Colombie. Pas parce que nous l’adorons, mais parce que nous devons d’abord dépasser la prémodernité, le féodalisme et les nouveaux esclavagismes. » Cette posture, qui irritera sans doute à gauche, est surtout un message adressé aux secteurs économiques qui, selon Petro, doivent contribuer aux changements économiques et sociaux du pays.
La politique gouvernementale entend ainsi développer les forces productives dans l’agriculture, l’industrie et le tourisme afin de créer de l’emploi et de meilleurs revenus, compensant le déclin, voulu, des secteurs dépendants des exportations minéraux-énergétiques ; il tentera de renégocier les accords de libre-échange qui ont eu un effet contraire, à savoir favoriser les importations et fragiliser l’industrie nationale 4 . Une priorité sera donnée à l’accès à l’enseignement, tant primaire, secondaire que supérieur afin de faire de la Colombie une « société de la connaissance ».
À côté de cette matrice productive et éducative, le nouveau gouvernement entend également soutenir les mères de famille au foyer avec une allocation ou encore les pensionnés, en transférant une partie des ressources qui aujourd’hui alimentent les fonds de pension privés vers le système public des pensions.
Pour disposer des moyens nécessaires à sa politique, le nouveau gouvernement devra faire accepter une réforme fiscale qui entend faire payer les secteurs les mieux lotis de la société. La Colombie étant un des pays du continent avec les plus faibles taux d’imposition des plus riches 5, il existe une marge de manœuvre. Mais les alliances nécessaires avec certains secteurs de la classe dirigeante traditionnelle pour gouverner le pays promettent des débats compliqués.
Troisième priorité : la justice climatique
La dernière priorité du gouvernement, la justice climatique, est sûrement celle qui a le plus de pertinence pour la communauté internationale. Sincèrement et intelligemment, Gustavo Petro a compris l’importance de la question environnementale pour la politique du XXIe siècle. C’est pourquoi le nouveau président veut faire du climat le cœur de la politique diplomatique du pays. La biodiversité et les abondantes ressources végétales et hydriques du pays, en particulier dans l’Amazonie et l’Orinoquie, sont des biens communs des Colombiens, mais aussi de l’humanité tout entière.
Plus concrètement, la proposition de stopper l’exploration pétrolière en Colombie 6 a fait couler beaucoup d’encre et a reçu le soutien de centaines d’intellectuels et activistes à travers le monde. Si la Colombie n’est pas un grand émetteur de gaz à effet de serre, son économie dépend encore fortement de l’exportation de pétrole et de charbon 7. Ainsi, Gustavo Petro se donne 12 ans pour arrêter l’exploitation de charbon et de pétrole. Il entend construire également une politique beaucoup plus ambitieuse de préservation de l’Amazonie en lien avec les pays qui partagent cet écosystème.
Mais comment modifier le rapport de forces avec des pays, au Nord global en particulier, qui voient dans la Colombie un lieu idéal pour compenser leurs émissions ? Ou, avec les entreprises multinationales qui ont investi largement dans le secteur fossile en Colombie ?
En premier lieu, en renforçant les relations avec les pays de la région qui partagent une même position dans la division internationale du travail − des économies dépendantes de l’exportation de matières premières, qu’elles soient minières, pétrolières ou agricoles – et qui disposent d’une importante richesse écologique. À ce titre, le sous-continent américain est convoité pour devenir le puits-carbone des économies les plus avancées. Cette nouvelle tentative d’intégration régionale subira un test d’envergure aux prochaines élections brésiliennes du mois de novembre ; une victoire de Bolsonaro fragiliserait passablement le projet.
En second lieu, la Colombie essaiera d’obtenir un soutien international à ses politiques, notamment celui des secteurs qui aujourd’hui se mobilisent pour la justice climatique à travers le monde, la jeunesse en particulier. C’est là un pari ambitieux qui nécessitera beaucoup d’innovation de la part du nouveau gouvernent et un ancrage social par-delà ses frontières ; sa diaspora, nombreuse, pourra jouer un rôle important dans cette tâche…
Gouvernementalité et protagonisme populaire
Avant même d’être en capacité d’appliquer son programme, le nouveau gouvernement devra se maintenir au pouvoir. La droite dure (et ses ramifications dans tout le spectre politique), qui a dû reconnaitre la victoire de Gustavo Petro, n’entend pas s’inscrire dans le grand Accord national et le dialogue proposé par le nouveau Président. Elle n’entend pas abandonner ses énormes privilèges et l’impunité qui caractérise ses pratiques politiques mafieuses et violentes. Ses liens avec les grands groupes médiatiques, dans les forces armées, avec les groupes paramilitaires et les grandes familles régionales de propriétaires terriens, seront mobilisés pour déstabiliser le nouveau gouvernement. Celui-ci pourra compter sur une partie de la classe dirigeante, notamment celle qui avait porté et soutenu les accords de Paix conclus en 2016, mais elle n’appuiera sans doute pas ses politiques les plus progressistes.
La réussite du nouveau gouvernement dépendra donc une nouvelle fois de la mobilisation populaire. C’est un point qui n’a pas échappé au nouveau président. En 2014, lorsqu’il était maire de Bogota, Gustavo Petro a pu compter sur la mobilisation populaire pour s’opposer à son impeachment décrété alors par le procureur de la nation 8. Malgré les tentatives de la droite, il avait pu récupérer son poste à la tête de la capitale.
Ainsi, la responsabilité de coordonner une force populaire en soutien au nouveau gouvernement repose sur toutes les militantes et militants qui se sont engagé·es dans la campagne. D’ores et déjà, les partis membres du Pacto Historico 9 – la coalition électorale qui a porté la candidature de Gustavo Petro − appellent à l’organisation des couches populaires. Dans un pays où les formations et collectifs populaires sont nombreux mais fragmentés, il s’agira de dépasser les divisions et le sectarisme, d’articuler des processus sociaux divers et nombreux, de connecter des territoires éloignés et de médier entre des intérêts parfois contradictoires. La figure de la vice-présidente Francia Márquez sera sans doute importante pour ce travail, elle qui a su mobiliser massivement la jeunesse et les communautés afrodescendantes dans la campagne électorale.
Enfin, face à la virulence des groupes médiatiques privés et du sabotage des secteurs conservateurs, une alternative populaire médiatique sera nécessaire. Les influenceuses et autres activistes médiatiques qui ont joué un rôle important dans la campagne seront sollicités, mais ils sont encore loin de toucher toutes les couches de la population. Certaines radios et télévisions locales, plus ancrées dans la vie réelle des communautés, devront être intégrées à ce projet médiatique encore balbutiant et trop peu discuté.
En synthèse, un mouvement populaire organisé, uni dans sa diversité, doté d’outils de diffusion efficaces et de relations internationales solides, représente la clé pour dépasser la situation complexe du pays et faire avancer les réformes nécessaires ; comme dans tout processus social de transformation, la relation entre le pouvoir d’État et le mouvement social sera un enjeu politique crucial. Un bilan sérieux et précis des réussites et échecs des expériences latino-américaines progressistes contemporaines 10 s’avèrera un outil indispensable à ce nouveau processus en gestation et qui soulève d’immenses espoirs en Colombie et au-delà.
Un article de Sebastian Franco, “Victoire populaire historique en Colombie”, Gresea, juillet 2022.
source photo : Berritab, Francia Marquez Mina
- Sur le contenu des accords de Paix, voir notamment https://reseaucolombie.ecoledelapaix.org/nos-services/penser-et-agir/accords-de-paix-mars-2016/
- Lire « La crise sociale en Colombie à l’aune de son modèle de développement », Gresea Échos 107, 2021
- Comme l’a notamment prouvé le scandale des « faux positifs », à savoir l’assassinat, entre 2002 et 2008, de 6402 civils pour les faire passer pour des guérilleros morts au combat
- Lire « Accord UE-Colombie : 5 ans après, aucune promesse tenue ! », Sebastian Franco, Gresea, 2019
- Lire « La crise sociale en Colombie à l’aune de son modèle de développement », Gresea Échos 107, 2021
- Plus précisément arrêter l’attribution de nouveaux permis d’exploration pétrolière
- Lire « La crise sociale en Colombie à l’aune de son modèle de développement », Gresea Échos 107, 2021
- https://www.lalibre.be/dernieres-depeches/afp/2014/01/14/colombie-mobilisation-a-bogota-apres-la-destitution-du-maire-QNL732JMQVFUVOEZFY2E2URSII/
- Colombia Humana, Polo Democrático, Unión Patriótica, Movimiento Alternativo Indígena y Social, Alianza Democrática Amplia, Partido Comunista Colombiano.
- En français voir par exemple les publications du Centre Tricontinental (cetri.be), en espagnol voir les travaux de Álvaro García Linera ou d’Atilio Boron