Sous Trump, nous sommes tous et toutes des femmes

Si vous êtes un homme, et que vous vous retrou­vez à pen­ser, « Com­ment est ce qui se passe est-il même pos­sible ? », féli­ci­ta­tions, vous êtes main­te­nant une femme.

Les mêmes stra­té­gies uti­li­sées contre les femmes pen­dant des décen­nies par la droite chré­tienne et le mou­ve­ment anti-avor­te­ment sont main­te­nant, sous la pré­si­dence de Donald Trump, en voie d’être tour­nées contre le peuple amé­ri­cain dans son ensemble.

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Soraya Che­ma­ly : « Sous Trump, nous sommes tous et toutes des femmes »

« Enfin, consi­dé­rant le suc­cès de la droite dans la cap­ture des assem­blées légis­la­tives des États, la ten­dance tou­jours crois­sante du Congrès vers la droite, les récentes déci­sions de la Cour suprême amé­ri­caine en matière de contra­cep­tion et de zones tam­pons autour des cli­niques, les acti­vistes pro-choix doivent sen­tir que l’arrêt Roe v. Wade est aus­si vul­né­rable qu’un gnou à un abreu­voir en Afrique du Sud. En effet, les lions de la droite vou­draient cer­tai­ne­ment le dévo­rer. Si c’était le cas, alors la mon­tée de la droite reli­gieuse crée­rait un autre point de bas­cule, non seule­ment pour l’accès à l’avortement, mais aus­si pour la nature même de la gou­ver­nance aux États-Unis. »

(Dou­glas Jamiel, 22 juillet 2014)

Des mil­liers de per­sonnes se sont ras­sem­blées hier à Washing­ton, DC, comme elles le font depuis 44 ans, pour ce qu’on appelle la March for Life. Ce défi­lé contre le droit à l’avortement a lieu chaque année, à proxi­mi­té de la date anni­ver­saire de l’adoption en 1973 de Roe v. Wade, la déci­sion de la Cour suprême des États-Unis sur les droits à l’avortement. Les mar­cheurs d’hier, qu’ils aiment indi­vi­duel­le­ment ou non Trump, étaient heu­reux, plein d’espoir et enthou­siastes de savoir que son admi­nis­tra­tion est si clai­re­ment et expli­ci­te­ment « pro-vie ».

Ce défi­lé était une célé­bra­tion de la vic­toire élec­to­rale de la droite, le résul­tat de décen­nies de tra­vail qui n’avaient presque rien à voir avec Donald Trump ou ses visées et patho­lo­gies per­son­nelles. Son élec­tion a per­mis au mou­ve­ment de la droite reli­gieuse, une force coa­li­sée depuis des décen­nies contre les droits à l’avortement, d’acquérir le pou­voir poli­tique. Ce défi­lé, et non l’inauguration de Trump, devrait être notre point focal pour com­prendre le rejet par la nou­velle admi­nis­tra­tion de la moder­ni­té, de la science et de la laï­ci­té, ain­si que ses objec­tifs poli­tiques non démocratiques.

Cette affir­ma­tion mys­ti­fie peut-être les gens qui ont ten­dance à pen­ser : « Les pro­blèmes aux­quels nous sommes confron­tés sont beau­coup plus que celui de l’avortement. » Il ne s’agit cepen­dant pas de l’avortement en soi, mais du modèle éta­bli par une idéo­lo­gie chré­tienne de droite. C’est un modèle de stra­té­gies et de tac­tiques, déployées contre les droits des femmes au cours des cin­quante der­nières années, qui est main­te­nant appli­qué plus lar­ge­ment. Lorsque se pré­pare une mal­ver­sa­tion publique, ses auteurs s’y pré­parent habi­tuel­le­ment d’abord par des actes com­mis contre les femmes et les enfants, pour voir ce que la socié­té va tolé­rer. La situa­tion pré­sente n’est pas différente.

L’agenda pro-vie de la droite conser­va­trice – anti-science, anti-laï­ci­té et anti-éga­li­té – a consti­tué un ter­rain de pra­tique fer­tile durant des décen­nies. Des idées reli­gieuses infusent les théo­ries du sta­tut de per­sonne du fœtus, des véri­tés médi­cales sont igno­rées et négli­gées, et les effets poli­tiques et éco­no­miques délé­tères de la gros­sesse obli­ga­toire sur les femmes sont banalisés.

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De plus, les termes et le cadrage des enjeux uti­li­sés par le mou­ve­ment anti-avor­te­ment pré­sa­geaient éga­le­ment ce que nous consta­tons aujourd’hui. Dans le mili­tan­tisme anti-avor­te­ment, les « faits alter­na­tifs » et les « pseu­do-nou­velles » détournent depuis long­temps la com­pré­hen­sion des gens au moyen d’expressions telles que les « avor­te­ments de nais­sance par­tielle ». Les tours de passe-passe ver­baux et visuels consti­tuent le voca­bu­laire d’usage de ce mouvement.

Mais à un niveau plus pro­fond, le mou­ve­ment anti-avor­te­ment illustre de façon fla­grante le noyau auto­ri­taire et anti-démo­cra­tique de la droite. Quelle que soient les moti­va­tions des indi­vi­dus, le mou­ve­ment poli­tique anti-avor­te­ment sup­plante déli­bé­ré­ment l’autonomie, la pri­vau­té, la digni­té, l’intégrité cor­po­relle et la com­pé­tence morale des femmes pour y sub­sti­tuer des croyances reli­gieuses concer­nant l’innocence, le péché et les récom­penses ou sanc­tions pro­mises dans une vie après la mort. Les conser­va­teurs reli­gieux inté­gristes qui dominent l’activisme et la poli­tique « pro-vie » tiennent fon­da­men­ta­le­ment pour acquis que les femmes sont aux hommes ce que les hommes sont à dieu et qu’en tant que telles, elles sont sou­mises à l’intervention et à la gou­ver­nance mas­cu­line. Tout comme les notions bibliques de hié­rar­chie, de sou­mis­sion et de tutelle de genre ont été uti­li­sées pour éta­blir la base de l’esclavage raci­sé, ce trai­te­ment des femmes a été uti­li­sé comme base pour saper une éga­li­té plus large et intersectorielle.

Trump ali­mente et sert de véhi­cule à la droite reli­gieuse, dont les idées sur les hié­rar­chies et les rôles de genre cor­res­pondent juste suf­fi­sam­ment aux siennes pour jus­ti­fier l’hypocrisie aber­rante du sou­tien de per­sonnes pré­ten­du­ment reli­gieuses envers un homme qui incarne si pro­fon­dé­ment l’échec abject des valeurs de com­pas­sion, empa­thie, res­pect, digni­té et d’amour qu’elles pré­tendent avoir tel­le­ment à coeur. La force qui sous-tend leur rap­port réci­proque est celle des hié­rar­chies et du sta­tut, d’abord basées sur le genre, vu son ancrage intime, puis sur tout le reste.

Trump lui-même a, au fil des ans, vacillé dans ses opi­nions sur l’avortement, mais son vice-pré­sident, Mike Pence, et le pré­sident de la Chambre Paul Ryan ont comp­té par­mi acti­vistes anti-choix les plus vocaux et enra­gés de la poli­tique état­su­nienne depuis des décen­nies. Sous la gou­verne de Pence, l’Indiana a pro­mul­gué des lois dras­tiques cri­mi­na­li­sant les femmes enceintes en vio­la­tion de leurs droits civils. Ryan, qui croit au sta­tut de per­sonne de tout ovule fécon­dé, a sou­te­nu ce qui en est venu à appe­lé le « Let Women Die Bill » et a été enre­gis­tré en train d’expliquer qu’après tout, le viol est sim­ple­ment une méthode comme une autre de concep­tion. Les deux hommes approuvent des pra­tiques qui, mal­gré ce qu’ils pour­raient dire ou croire, per­pé­tuent le racisme et le sexisme sys­té­miques. Les deux croient, fon­da­men­ta­le­ment, que les hommes sont les gou­ver­nants et les femmes les nour­ri­cières, que les hommes pro­duisent et les femmes repro­duisent. Toute infor­ma­tion contraire, qui défie ces sta­tut, est anni­hi­lée par des rationalisations.

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Donald Trump & Paul Ryan

Ce qui est inté­res­sant dans l’un ou l’autre cas – que l’on croie que la droite uti­lise Trump ou que Trump ins­tru­men­ta­lise la droite – c’est à quel point les gagnants sont per­çus en termes d’idéaux « mas­cu­lins » domi­nants et puis­sants et les per­dants en termes de défaite, de sou­mis­sion et de fai­blesse « fémi­nines ». Le mou­ve­ment « pro-vie » est impré­gné d’idées sur les hié­rar­chies de genre et ces hié­rar­chies défi­nissent désor­mais la cor­rup­tion de nos idéaux démocratiques.

La com­pré­hen­sion du genre comme cadre ordi­nal de la vie ins­ti­tu­tion­nelle est impor­tante pour ana­ly­ser com­ment il se fait que Trump et son admi­nis­tra­tion peuvent si cava­liè­re­ment sem­bler igno­rer la Consti­tu­tion, une tra­di­tion de com­pro­mis, et en bout de ligne vio­ler nos droits en tant que citoyennes et citoyens.

Beau­coup de gens croient que l’égalité des femmes signi­fie de nous don­ner accès à ce que les hommes ont his­to­ri­que­ment pos­sé­dé, néces­si­té ou dési­ré. Mais le genre n’est pas seule­ment une ques­tion d’expression ou de com­por­te­ment indi­vi­duel, et l’entrée des femmes dans des sphères tra­di­tion­nel­le­ment mas­cu­lines n’efface pas non plus le sexisme et le par­ti pris. Les idées sur le genre, sté­réo­ty­pées de façon per­sis­tante, infusent tout : de l’organisation du tra­vail dans les mai­sons et au tra­vail jusqu’à la langue et aux méta­phores qui façonnent notre pen­sée. Ces idées, à notre détri­ment col­lec­tif, demeurent, de façon écra­sante, binaires et hié­rar­chiques : hommes et femmes ; sta­tut supé­rieur et sta­tut infé­rieur ; public et pri­vé ; fort et faible ; domi­nant et sou­mis ; diri­geants et diri­gés ; pro­tec­teurs et nour­ri­ciers ; ration­nels et émo­tifs ; des acteurs publics et des gens qui subissent de tels actes en privé.

C’est dans ce cadre que Trump traite la réa­li­té poli­tique de la manière dont les femmes, les menaces à leur éga­li­té et leurs « enjeux » ont été trai­tés. Ce que disent les femmes, ce qu’elles vivent et ce dont elles ont besoin conti­nue à avoir peu de consé­quences pour les hommes et les ins­ti­tu­tions qu’ils dominent. Cette approche a été la réponse poli­tique, publique et média­tique aux vio­la­tions fla­grantes des droits humains et civils des femmes pen­dant des décen­nies, des droits qui ont sou­vent été contes­tés par les poli­ti­ciens anti-avortement.

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Les hommes dominent dans tous les médias la cou­ver­ture de l’avortement et des autres enjeux de droits géné­siques. Ils sont éga­le­ment la majo­ri­té des experts et des sources citées. Sur les émis­sions dif­fu­sées par les câblo­dis­tri­bu­teurs état­su­niens, les fonc­tion­naires catho­liques sont pré­sen­tés six fois plus sou­vent que des gyné­co­logues ou des obs­té­tri­ciens comme spé­cia­listes pour dis­cu­ter de l’avortement. Les der­nières à être consul­tées, dans les médias ou dans les assem­blées légis­la­tives, sont les femmes. Les médias, par exemple, n’ont pas répon­du expli­ci­te­ment aux années d’attaques extré­mistes menées contre des cli­niques d’avortement, de crimes moti­vés par la haine ou d’atteintes directes contre l’égalité et la citoyen­ne­té des femmes.

Si, à la suite de la vio­lence et des lois anti-avor­te­ment, les droits des femmes étaient dégra­dés, si les femmes étaient cri­mi­na­li­sées pour les résul­tats de leur gros­sesse, si leur digni­té était sys­té­ma­ti­que­ment contes­tée, leur vie était mena­cée, leur capa­ci­té à sub­ve­nir à leurs besoins et à ceux de leur famille réduite, et si leur liber­té de mou­ve­ment et de choix était sur­veillée et res­treinte, eh bien, il y a tou­jours des ques­tions plus impor­tantes à trai­ter comme prio­ri­taires. Les médias ont durant des années négli­gé de consul­ter les femmes et les scien­ti­fiques en matière de san­té et de besoins des femmes ou de tenir les titu­laires de charges publiques res­pon­sables envers les femmes en tant que citoyennes. Les médias sont donc tota­le­ment com­plices de la mau­vaise com­pré­hen­sion par le public des enjeux entou­rant l’avortement, que l’on ramène à une oppo­si­tion men­son­gère entre les dési­rs égoïstes d’une femme et « la vie d’un bébé ».

C’est la même sorte de fausse équi­va­lence, soir l’impératif de « mon­trer les deux côtés de la médaille » qui ali­mente la néga­tion géné­ra­li­sée des chan­ge­ments cli­ma­tiques et le rejet, aux États-Unis, des théo­ries de l’évolution. Les mêmes normes ont eu l’effet des­truc­teur, dans la cou­ver­ture des cam­pagnes élec­to­rales de Donald Trump et Hil­la­ry Clin­ton, de sug­gé­rer que l’un et l’autre ris­quaient éga­le­ment d’être incom­pé­tents et dan­ge­reux. Si les droits des femmes étaient consi­dé­rés comme fai­sant par­tie de la struc­ture fon­da­men­tale de la démo­cra­tie plu­tôt que des affaires pri­vées ou des jetons poli­tiques négo­ciables, notre culture n’aurait peut-être pas été aus­si prête à igno­rer les dan­gers que repré­sen­taient la can­di­da­ture de Trump ou l’ascendance d’une droite reli­gieuse auto­ri­taire conser­va­trice et raciste dans la Mai­son Blanche.

Il est inté­res­sant de consta­ter que ce qui peut être per­çu comme une réins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion mul­tiple de l’inégalité des femmes peut en fait être un symp­tôme du contraire, en ce sens que les hommes et les femmes, pour envi­sa­ger un avan­tage sans pré­cé­dent, peuvent désor­mais être clas­sés sous le géné­rique uni­ver­sel « femmes », puisque c’est ain­si que la pré­sente admi­nis­tra­tion, un gou­ver­ne­ment qui affiche de façons spec­ta­cu­laires et dévas­ta­trices la frus­tra­tion de pri­vi­lèges des hommes blancs, s’apprête à trai­ter tout le monde. Également.

Si vous êtes un homme, et que vous vous retrou­vez à pen­ser, « Com­ment est ce qui se passe est-il même pos­sible ? », féli­ci­ta­tions, vous êtes main­te­nant une femme. Si vous vous dites : « Tout cela n’a aucun sens. Ce n’est pas vrai ou exact, ce n’est pas médi­ca­le­ment ou scien­ti­fi­que­ment jus­ti­fié », bien­ve­nue à bord. Si vous vous deman­dez pour­quoi les médias per­sistent à pré­sen­ter des ques­tions cri­tiques de façon « neutre » au moyen de dan­ge­reuses fausses équi­va­lences, nous sommes ravies de vous accueillir. Si vous vous deman­dez com­ment quelqu’un peut prendre au sérieux un lan­gage aus­si insen­sé, nous sommes heu­reux de vous par­ler. Si vous êtes en colère que vos droits, vos besoins et votre vécu sont pas­sés sous silence, ou pire encore, si on vous dit que d’autres per­sonnes savent mieux que vous ce qui est bon pour vous, pre­nez un numéro…

 

Nous sommes toutes des femmes maintenant.

Quand Donald Trump aura atteint la fin de son uti­li­té et de sa popu­la­ri­té, les diri­geants conser­va­teurs du Par­ti répu­bli­cain feront de leur mieux pour mini­mi­ser son impor­tance, lais­sant Mike Pence et Paul Ryan occu­per des charges publiques aux­quelles ils n’auraient jamais pu être élus. En cours de route, et grâce à des tech­niques bien affi­nées dans la lutte contre les droits des femmes et l’accès à un avor­te­ment sûr et légal, de grands dom­mages seront infli­gés aux femmes, aux com­mu­nau­tés LGTBQ, aux mino­ri­tés raciales, reli­gieuses et eth­niques, aux per­sonnes immi­grantes, à l’économie et à l’environnement. En d’autres termes, moins poli­ti­que­ment accep­tables, la supré­ma­tie mas­cu­line hété­ro­sexuelle blanche se sera impo­sée politiquement.

Soraya Che­ma­ly, 28 jan­vier 2017, sur 50.50

A pro­pos de l’autrice : Soraya Che­ma­ly est fémi­niste, écri­vaine et sati­riste (pas tou­jours dans cet ordre). Elle sou­tient l’égalité des sexes et la liber­té d’expression des femmes.

Cet article est publié sous une licence Crea­tive Com­mons Attri­bu­tion-Non­Com­mer­cial 4.0 Inter­na­tio­nal. Nous encou­ra­geons tout le monde à com­men­ter cet article sur le site d’open­De­mo­cra­cy.

Tra­duit par Mar­tin Dufresne pour TRADFEM

Source : Entre les lignes entre les mots