Vladímir Vissotsky et le zastoi

Tra­duc­tion : ZIN TV

Source : Rebe­lión

Sans doute, Vis­sots­ky a repré­sen­té son peuple d’une manière véri­dique, et c’est pour­quoi après sa mort il conti­nue d’être le poète le plus appré­cié et sa voix aguer­rie conti­nue encore de sonner.

Ce génial poète, chan­teur, com­po­si­teur, acteur de ciné­ma et de théâtre, peut-être l’in­tel­lec­tuel ayant une influence majeur sur la culture de la Rus­sie moderne, aurait eu 80 ans le 25 jan­vier pas­sé. L’entendre chan­ter ou chan­ter ses chan­sons ont été, et peut-être le sont encore aujourd’hui, l’une des prin­ci­pales acti­vi­tés cultu­relles pour les habi­tants de cet énorme pays. Mal­gré le fait que, de temps en temps, seul un petit disque se ven­dait avec cer­taines de ses chan­sons. Vis­sots­ky a été l’é­van­gile sonore d’un peuple enflam­mé qui défen­dait son droit à l’ex­pres­sion. Aucun poète n’a jamais eu le pri­vi­lège d’é­mettre un mes­sage accep­té et com­pris dans une telle ampli­tude ; il incar­nait l’in­com­pré­hen­sible de l’âme russe pour l’occidental.

Dans les années soixante, l’É­tat ne boy­cot­tait pas sa pro­duc­tion artis­tique, mais ne la pas non plus pro­mu ; cepen­dant, les gens pos­sé­daient ses cas­settes d’où ils enten­daient sa voix rauque, sonore et agréable, bien que non mélo­dieuse. Le pays pre­nait un vif plai­sir à écou­ter ses chan­sons, dans les­quelles il racon­tait la vie tel quel elle bouillon­nait dans les sous-sols du socia­lisme réel, ce que la socié­té connais­sait de fait et que l’art offi­ciel s’obs­ti­nait à nier. Sa cri­tique, directe et indi­recte, était claire pour toute per­sonne d’in­tel­li­gence moyenne, et mal­gré le fait qu’il ne jouis­sait pas de l’ap­pro­ba­tion offi­cielle, avec le temps il est deve­nu un être intouchable.

Vis­sots­ky jouait dans le Théâtre Tagan­ka, si appré­cié qu’il était plus facile d’ob­te­nir des entrées au Théâtre Bol­shoy que pour ses spec­tacles. Là, il a joué Ham­let, consi­dé­rée jus­qu’à ce jour comme une des meilleures inter­pré­ta­tion du per­son­nage de Sha­kes­peare, et de Gali­lée de Ber­tolt Brecht. Avant ses pré­sen­ta­tions, il venait à la ren­contre de ses admi­ra­teurs et, au son de sa gui­tare, il inter­pré­tait ses der­nières créa­tions ; le public l’enregistrait, et le len­de­main tout le pays les repro­dui­sait, sa popu­la­ri­té grandissait…

marina_vlady.jpg

Comme l’homme qui sait en se voyant mou­rir / Qu’il n’au­ra plus jamais le temps / Un jour de plus il aurait pu chan­ter / Faute au des­tin, faute à la chance / Faute à ses cordes qui s’é­taient cas­sées /Son chant s’ap­pel­le­ra silence. > Le Vol arrê­té, de Vla­di­mir Vyssotski

En 1967 il est tom­bé amou­reux de Mari­na Vla­dy, une actrice fran­çaise d’as­cen­dance russe, avec qui il s’est marié en 1969 ; cet amour pas­sion­né a ins­pi­ré ses meilleures créa­tions. Après sa mort pré­ma­tu­rée, à l’âge de 42 ans, par un infarc­tus, Mari­na s’est dédiée à faire connaître ses oeuvres, reprises dans une ving­taine de 33-tours.

Le corps de Vis­sots­ky a été veillé dans le Théâtre Tagan­ka et enter­ré à Mos­cou dans le cime­tière Vagán­kovs­koye. Plus d’un mil­lion de Mos­co­vites ont assis­té à ses obsèques et même que des années après, il était pas évident de s’ap­pro­cher de sa sépul­ture car des mil­liers de ses admi­ra­teurs for­maient une bar­rière bigar­rée qui en com­pli­quaient l’accès. Un bou­quet de fleurs que l’un ou l’autre essayait de dépo­ser sur sa tombe devait être pas­sé d’une per­sonne à l’autre. Vis­sots­ky reçut une recon­nais­sance post­hume d’Ar­tiste Méri­toire de l’U­nion sovié­tique et est res­té jus­qu’à pré­sent très populaire.

En tant qu’au­teur-inter­prète il s’ex­pri­mait avec un humour fin, pro­fond et une cer­taine beau­té qui touche les fibres les plus sen­sibles des sovié­tiques, célé­bré dans les réunions sociales, riant de son mes­sage iro­nique et même le pleu­raient par­fois. Les intel­lec­tuels le cap­taient avec saga­ci­té, croyaient le connaître au-delà de ses mots, et même les bureau­crates de l’É­tat l’é­cou­taient dans leurs heures de loi­sir. Ses chan­sons étaient l’âme vivante d’un peuple rêveur, qui compte en son sein des cen­taines d’auteurs-compositeurs incon­nus et magni­fiques, et jus­qu’à pré­sent, aime tou­jours la poé­sie car en la réci­tant il se sent trans­por­té. Sans doute, Vis­sots­ky a repré­sen­té son peuple d’une manière véri­dique, et c’est pour­quoi après sa mort il conti­nue d’être le poète le plus appré­cié et sa voix aguer­rie conti­nue encore de sonner.

C’é­taient les bal­lades de cet auteur-com­po­si­teur qui, à la fin, ont aidé à faire tom­ber les tares de cette socié­té et ont contri­bué à éli­mi­ner les struc­tures archaïques du socia­lisme sovié­tique. Le phé­no­mène artis­tique qui l’a carac­té­ri­sé n’a pas été l’u­nique, mais le plus remar­quable c’est qu’il contex­tua­lise une époque connue sous le nom de zas­toi, celle que les Russes ont résu­mé dans les mots sui­vants : est inter­dit ce qui est permis.

Durant le zas­toi, quelques ouvrages, chan­sons, spec­tacles, films et oeuvres plas­tiques ont dis­pa­rus de la voie publique. Pour la pre­mière fois dans l’his­toire, le déve­lop­pe­ment cultu­rel de toute une nation a eu lieu d’une manière, pour le moins bizarre. Cela a signi­fié, entre autres, que le grand public ne lisait pas Zhi­va­go de Pas­ter­nak, publié seule­ment à l’é­tran­ger, et Tar­kovs­ky, le cinéaste pré­fé­ré de Berg­man, ses films n’étaient pas pro­je­tés. Les pho­to­co­pieurs étaient sur­veillés et les oeuvres non auto­ri­sées arri­vaient au public grâce aux Samiz­dat : des repro­duc­tions “héroïques” faites par des dac­ty­lo­graphes ano­nymes sur des machines à écrire.

 

vissotski-lp.jpg

Poète, comé­dien, chan­teur et com­po­si­teur russe, Vla­di­mir Vys­sot­ki a tour­né dans une tren­taine de films et écrit près de 800 chan­sons en URSS. Mal­gré une oeuvre sans cesse cen­su­rée par le régime sovié­tique, son his­toire est celle d’une voix, celle d’un peuple qui n’a jamais ces­sé de l’aimer.

Les sovié­tiques étaient un spé­ci­men rare, le pro­duit semi-éla­bo­ré d’une fabrique qui, tel une chaîne sans fin, pous­sait sans arrêt les intel­lec­tuels à la marge de tout ce qui est offi­ciel ; de plus, la culture Blat­naya s’est éten­due, une expres­sion artis­tique des bas fonds, quelque chose sans pré­cé­dent dans l’his­toire de l’art.

A cette époque on a octroyé le prix Lénine à Léo­nid Bre­j­nev, la récom­pense lit­té­raire la plus impor­tante de l’U­nion sovié­tique. Ses créa­tions rem­plis­saient les biblio­thèques et les librai­ries chas­sant en même temps les auteurs clas­siques. Les membres de l’A­ca­dé­mie de Sciences se réunis­saient pour dis­cu­ter à pro­pos du “pré­cieux apport” qu’a­vait effec­tué ce barde incon­nu de la lit­té­ra­ture uni­ver­selle. Après sa mort, j’ai pen­sé que ses oeuvres seraient une reli­que­rare, et j’ai visi­té ‘Dom Kni­gi ‘, la prin­ci­pale librai­rie de Mos­cou, et j’ai deman­dé après elles. “Nous ne les avons pas”, était la seule réponse. “Où pour­rais-je les trou­ver ?”, “je ne le sais pas, peut-être dans la pou­belle!”, m’a répon­du la sym­pa­thique vendeuse.

Durant le zas­toi, la vie en Union sovié­tique a pris l’as­pect d’un gros engin conge­lé, il sem­blaient mettre en pra­tique les dires de Salo­mon : Rien de nou­veau sous le soleil. Les chan­sons émises à la radio, les spec­tacles théâ­traux et, bien que ce soient des men­songes, les nou­velles dans tous les médias étaient les mêmes que celles des années soixante.

Dans cette période, fini les illu­sions, per­sonne ne croyait en rien et ne voyait aucune pos­si­bi­li­té de réformes, même mini­male. La presse était rem­plie de dis­cours que per­sonne ne lisait, la télé­vi­sion trans­met­tait des pro­grammes qui n’é­taient pas vus, les librai­ries débor­daient de livres qui n’é­taient pas ache­tés. Pour miti­ger son mal­heur, les gens se réfu­giaient dans l’humour, comme par exemple : un Nord-Amé­ri­cain inter­vient lors d’un congrès de phi­lo­lo­gie à Mos­cou et se déclare spé­cia­liste du Russe et, mal­gré ses efforts, il n’a pas réus­si à com­prendre la dif­fé­rence entre les mots “tra­gé­die” et “dis­grâce”. Un aca­dé­mi­cien se lève et tente une expli­ca­tion : c’est très simple. Ima­gi­nez que dans les jar­dins du Krem­lin se pro­mène notre bien aimé Leo­nid Ilich, je me réfère à Bre­j­nev. Sup­po­sons qu’il glisse, il tombe et meurt. Ce serait une vraie tra­gé­die natio­nale, mais, par dis­grâce, cela ne n’ar­rive jamais.

Rodolfo Bueno Ortiz
Professeur de mathématiques de l'École Polytechnique Nationale et de l'Université Centrale de l'Équateur. Il a étudié en URSS, le pays dont il est revenu comme le premier mathématicien équatorien.