17 syndicalistes condamnés pour faits de grève

Par Mateo Alaluf

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Alen­contre

Pas « droit » sans « exer­cice du droit »

Le gou­ver­ne­ment de Charles Michel, qui a pré­cé­dé en Bel­gique la crise sani­taire, était domi­né par les libé­raux (Mou­ve­ment réfor­ma­teur-MR fran­co­phones et l’Open Vlaamse Libe­ra­len-Open VLD fla­mands) et les natio­na­listes fla­mands de droite (Nou­velle alliance fla­mande NVA). Il a été, depuis octobre 2014 jusqu’à sa chute en décembre 2018, suite au refus de la NVA de signer le pacte sur les migra­tions de l’ONU, le gou­ver­ne­ment le plus à droite qu’ait connu le pays dans l’après-guerre. Les mesures visant les pen­sions, les soins de san­té, le chô­mage et les ser­vices publics ont créé, dans un pays à taux de syn­di­ca­li­sa­tion très éle­vé, un nombre impor­tant de mani­fes­ta­tions, de grèves et de conflits sociaux [1].

Sous le prisme des médias, dans une actua­li­té domi­née à tour de rôle par les atten­tats et leurs pro­cès, la crise du coro­na­vi­rus et ses suc­ces­sions de confi­ne­ments et décon­fi­ne­ments, les luttes syn­di­cales trouvent encore moins de visi­bi­li­té qu’en période ordi­naire. Lorsqu’une grève géné­rale est décré­tée le 19 octobre 2015 par la Fédé­ra­tion géné­rale du tra­vail de Bel­gique (FGTB), l’un des deux grands syn­di­cats, après une grève des ser­vices publics et une grande mani­fes­ta­tion ayant réuni plus de 100 000 par­ti­ci­pants, l’éditorialiste en chef du prin­ci­pal quo­ti­dien de la capi­tale écrit : « la palme de l’indigence revient (…) aux syn­di­cats qui main­te­naient hier soir leur mot d’ordre de grève dans cer­tains endroits en Wal­lo­nie. Vu les cir­cons­tances (à savoir, niveau éle­vé de la menace ter­ro­riste) ils ne valent pas qu’on leur consacre une ligne » (Le Soir, 23 novembre 2015).

Bataille sur le droit de grève 

Lors pré­ci­sé­ment de cette grève géné­rale de 2015 des mani­fes­tants avaient blo­qué la cir­cu­la­tion sur l’autoroute à hau­teur du Pont de Che­ratte à Liège, un endroit où la cir­cu­la­tion était ralen­tie à cause de tra­vaux. Le quo­ti­dien régio­nal La Meuse (22 octobre 2015) n’a pas man­qué de dénon­cer « la scan­da­leuse action syn­di­cale » avant d’attribuer le décès d’une patiente hos­pi­ta­li­sée à l’empêchement du chi­rur­gien coin­cé par les gré­vistes sur l’autoroute [2].

Dix-sept pré­ve­nus syn­di­ca­listes recon­nus par les pho­tos des médias et des réseaux sociaux par­mi des cen­taines de mani­fes­tants, comp­tant notam­ment le pré­sident de la FGTB, ont été tra­duits en jus­tice et viennent d’être jugés. Le tri­bu­nal a aban­don­né très vite et blan­chi les syn­di­ca­listes des accu­sa­tions sans fon­de­ment rela­tives au décès de la per­sonne hos­pi­ta­li­sée. Le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Liège a cepen­dant condam­né, le 23 novembre 2020, les 17 syn­di­ca­listes « pour avoir empê­ché mécham­ment la cir­cu­la­tion » à des amendes et des peines de pri­son avec sur­sis de 15 jours pour les mili­tants et un mois pour les délé­gués et le pré­sident de la FGTB.

Cette seule pré­ven­tion rete­nue à l’encontre des gré­vistes et la dif­fé­rence dans les peines pro­non­cées portent une ombre sur le juge­ment. Le tri­bu­nal a en effet recon­nu que les pré­ve­nus étaient arri­vés sur les lieux alors que l’autoroute était déjà à l’arrêt. Or, l’article 406 du code pénal, qui fonde la condam­na­tion des syn­di­ca­listes, pré­cise que la cir­cu­la­tion entra­vée doit être en cours. La seule pré­sence sur les lieux, alors que l’autoroute était déjà à l’arrêt, ne peut donc jus­ti­fier la déci­sion du tri­bu­nal. Ensuite, les faits repro­chés étant les mêmes, la condam­na­tion plus lourde des délé­gués et du pré­sident ne vise-t-elle pas à condam­ner pour faits de grève le syn­di­cat lui-même ? Comme l’écrit Daniel Richard, secré­taire régio­nal de la FGTB de Ver­viers, « le tri­bu­nal a tor­du le code pénal pour réduire le droit de grève ».

C’est bien sûr une bataille de juris­pru­dence sur le droit de grève qui se livre der­rière ce juge­ment. Juge­ment qui avait été pré­cé­dé par la condam­na­tion en appel en 2019 de Bru­no Ver­laeckt, pré­sident de la FGTB d’Anvers, pour avoir orga­ni­sé le 24 juin 2016 un piquet de grève inter­pro­fes­sion­nel empê­chant l’accès au port d’Anvers. Il s’agit en effet dans les deux cas de jus­ti­fier l’utilisation de l’article 406 du code pénal punis­sant « l’entrave méchante à la cir­cu­la­tion » pour limi­ter l’exercice du droit de grève.

La grève sur les routes, autoroutes, places et ronds-points  

Rien de neuf sans doute dans la cri­mi­na­li­sa­tion de gré­vistes par des déci­sions de jus­tice. Ce n’est d’ailleurs pas, dans le chef du patro­nat, « le droit de grève » qui est contes­té mais les condi­tions de son « exer­cice ». Il n’y a cepen­dant pas « droit » sans « exer­cice du droit ». Contrai­re­ment aux joutes ver­bales habi­tuelles oppo­sant les patrons tenants du « droit au tra­vail » aux syn­di­ca­listes défen­dant la tenue de piquets de grève à l’entrée des entre­prises, pour stig­ma­ti­ser le droit de grève, il n’a été ques­tion à Liège comme à Anvers que « d’entrave méchante à la cir­cu­la­tion », sans men­tion de l’entreprise.

Habi­tuel­le­ment pour­tant les tri­bu­naux se mon­traient plus cha­touilleux par rap­port aux piquets de grève que par rap­port « aux entraves méchantes à la cir­cu­la­tion ». Le sou­ve­nir du blo­cage très mus­clé de l’autoroute Paris-Bruxelles avec des bull­do­zers en mars 1998 par les ouvriers des Forges de Cla­becq reste tou­jours dans les mémoires [3]. Les ouvriers furent tous acquit­tés et par la suite les blo­cages d’autoroute par des gré­vistes n’avaient pas don­né lieu à des poursuites.

Le patro­nat d’hier s’est fon­du à pré­sent dans la nébu­leuse hié­rar­chi­sée et impla­cable de l’actionnariat. Avec la finan­cia­ri­sa­tion, la mon­dia­li­sa­tion et la numé­ri­sa­tion de l’économie les entre­prises ne sont pas le siège des déci­sions qui les engagent. Leur sort ne se décide plus dans leur enceinte ni dans le pays dans lequel elles sont implan­tées. De plus, pour se valo­ri­ser, grâce à la ges­tion à dis­tance, le capi­tal peut même faire l’économie du coût que repré­sente pour lui l’entreprise. Des cen­taines de mil­liers de sala­riés, ubé­ri­sés, livreurs, tra­duc­teurs, consul­tants, aides ména­gères, soi­gnantes… œuvrent à pré­sent en dehors du cadre de l’entreprise. L’activité éco­no­mique s’organise désor­mais dans des chaînes de cap­ta­tion de la valeur qui débordent et se sub­sti­tuent aux entreprises.

Est-il éton­nant dans ce « nou­veau monde » que la contes­ta­tion sociale ne se laisse pas enfer­mer dans les seules limites de l’entreprise ? Lorsque le cadre le per­met, les reven­di­ca­tions pro­fes­sion­nelles peuvent encore s’exprimer dans les entre­prises et les conflits se tra­duisent notam­ment par des grèves. Le contrôle qu’exercent les tra­vailleurs à tra­vers leurs délé­gués est tou­jours impor­tant et l’absence de repré­sen­ta­tion syn­di­cale dans les petites entre­prises reste cru­ciale. Mais, encore plus qu’avant, pour rendre effec­tif l’exercice du droit de grève, l’action des gré­vistes se déroule dans les rues par des mani­fes­ta­tions et des blocages.

D’ailleurs, la rue n’est-elle pas le lieu d’expression de tous les mou­ve­ments sociaux ? Les Indi­gnés avaient occu­pé les places publiques, les Gilets jaunes les ronds-points et les mani­fes­tants pour le cli­mat les rues. C’est par le recours à « l’entrave méchante à la cir­cu­la­tion » qu’ils pour­ront aus­si être réprimés.

La mobilité, talon d’Achille du capital

Dans un monde où la pro­duc­tion est orga­ni­sée par des chaînes de cap­ta­tion de la valeur, la flui­di­té des mar­chés, la cir­cu­la­tion des pièces et des matières « juste à temps », la vitesse de l’information et la flexi­bi­li­té de l’emploi sont éri­gées en lois de l’économie. La contes­ta­tion sociale se déplace en consé­quence là où elle peut faire mal à la logique du pro­fit. Lors des grèves, le centre de gra­vi­té s’est dépla­cé de l’ouvrier de la grande indus­trie au che­mi­not. C’est pour­quoi le blo­cage d’une route ou d’une région por­tuaire est into­lé­rable et que les actions dans les che­mins de fer et trans­ports publics sont jugu­lées par le recours à des règles de « ser­vice mini­mum ». Puisque le capi­tal a besoin pour se repro­duire de bou­ger et chan­ger en per­ma­nence, la mobi­li­té est deve­nue son talon d’Achille.

Le blo­cage du Pont de Che­ratte à Liège n’a pas encore épui­sé ses effets. Cinq ans après les faits et l’établissement par la jus­tice de l’absence de tout lien entre le décès d’une patiente à l’hôpital et le blo­cage de l’autoroute, le pré­sident du Par­ti libé­ral, Georges-Louis Bou­chez, conti­nue d’attribuer aux syn­di­ca­listes la res­pon­sa­bi­li­té de cette mort. L’affaire est loin d’être ter­mi­née : Thier­ry Bod­son, pré­sident de la FGTB, intente contre lui une action en jus­tice pour calom­nies et injures. Les 17 syn­di­ca­listes ont aus­si déci­dé d’interjeter appel contre le jugement.

Les atten­tats dji­ha­distes avaient créé en 2015 un cli­mat favo­rable au rétré­cis­se­ment des droits démo­cra­tiques et à la répres­sion des gré­vistes. A pré­sent, la crise sani­taire jus­ti­fie de nou­velles res­tric­tions aux liber­tés. Les lois de lutte contre le ter­ro­risme et d’urgence sani­taire ne pour­raient-elles pas deve­nir des étapes dans la réduc­tion des liber­tés publiques et des droits indi­vi­duels ? Autant de rai­sons pour être par­ti­cu­liè­re­ment atten­tifs aux entraves au droit de grève et de manifestation.

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[1] Le Centre de Recherches socio-poli­tiques CRISP, publie annuel­le­ment une ana­lyse des grèves et de la conflic­tua­li­té sociale en Bel­gique, éta­blie par le Groupe d’analyse des conflits sociaux : GRACOS.

[2] Voir à ce sujet Daniel Richard, « Tordre le Code pénal pour réduire le droit de grève ? » dans Revue Politique.be, 4 décembre 2020.

[3] Le récit de cette lutte contre la fer­me­ture des Forges de Cla­becq a été rela­tée récem­ment par un de ses prin­ci­paux pro­ta­go­nistes dans : Fran­çoise Thi­rio­net et Sil­vio Marat, Moi, Sil­vio de Cla­becq, mili­tant ouvrier, Agone, Paris, 2020.