Nous allons résister !

par Pablo Gentili

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pagina12 / tra­duit par ZIN TV

Ren­contre entre Lula Da Sil­va, Dil­ma Rous­sef et Dan­ny Glo­ver. La pré­si­dente déchue est venue visi­ter l’ancien pré­sident empri­son­né, accom­pa­gné par l’acteur éta­su­nien Dan­ny Glo­ver. Voi­ci de quoi ils ont parlé.

Ren­contre entre Lula Da Sil­va, Dil­ma Rous­sef et Dan­ny Glover.
La pré­si­dente déchue est venue visi­ter l’ancien pré­sident empri­son­né, accom­pa­gné par l’acteur éta­su­nien Dan­ny Glo­ver. Voi­ci de quoi ils ont parlé. 

Curi­ti­ba, capi­tale de l’État Paraná au sud du Brésil.
Dil­ma marche avec hâte. Un essaim de jour­na­listes la suit de loin, de l’autre côté de la grille qui limite le péri­mètre de l’é­di­fice de la sur­in­ten­dance de la Police Fédé­rale de Curi­ti­ba, où réside l’ex-pré­sident Lula, empri­son­né. Elle est atten­due par Dan­ny Glo­ver, le fameux acteur nord-amé­ri­cain de « L’arme fatale ». Les deux seront les uniques per­sonnes qui, outre son entou­rage fami­lial, pour­ront le visi­ter cette semaine. Il est plus de 16h et bien que la tem­pé­ra­ture ait bais­sé à 18 degrés, Dil­ma trans­pire. Ce n’est pas parce qu’elle a cou­ru de peur d’arriver en retard. Elle pense que c’est les nerfs. Mais sou­dain elle se rend compte que c’est de l’indignation.

La sur­in­ten­dance de la Police Fédé­rale de Curi­ti­ba est un édi­fice moderne de 18 mille mètres car­rés extrê­me­ment très bien équi­pé. Il a été inau­gu­ré en 2007. Lula a aus­si éta­bli un plan de car­rière très favo­rable pour les agents fédé­raux, en aug­men­tant signi­fi­ca­ti­ve­ment leurs salaires et béné­fices au tra­vail. De plus, il leur a offert l’au­to­no­mie et l’in­dé­pen­dance qu’ils avaient tou­jours réclamées.

C’est l’in­di­gna­tion, Dil­ma se le répète en silence, lorsqu’elle entre elle observe la plaque où il est éta­bli que cet édi­fice, actuel­le­ment l’un de sym­boles les plus lugubres de l’in­fa­mie, a été inau­gu­ré quand le Bré­sil rêvait de deve­nir une nation édi­fiée sur les droits citoyens, quand il rêvait de finir avec les pri­vi­lèges des élites et l’im­pu­ni­té des classes domi­nantes colo­niales, escla­va­gistes et racistes. Pour cela, il fal­lait com­battre le délits des riches du pays qui avaient trans­for­mé la jus­tice en machine d’emprisonnement de pauvres, de tra­vailleurs, de jeunes noirs, de sans terre, de sans toit et des sans droits. La sur­in­ten­dance de Curi­ti­ba, comme d’autres pri­sons dans la région, a été amé­na­gée pour accueillir ceux qui lavent de l’argent et ceux qui com­mettent des délits finan­ciers. Main­te­nant, 15 ans plus tard, cette pri­son est deve­nue le geô­lier de l’a­ve­nir démo­cra­tique d’une nation.

Le soleil s’incline et com­mence à perdre sa lumière. Cela fait déjà deux mois que le ciel de Curi­ti­ba manque d’é­clat. Un gar­dien demande à Dil­ma de se débar­ras­ser de tout dis­po­si­tif élec­tro­nique. On lui accorde le pri­vi­lège de ne pas l’examiner. Accom­pa­gné par trois agents, elle se dirige vers l’as­cen­seur qui monte jus­qu’au troi­sième étage. Là, elle devra mon­ter encore un étage par l’es­ca­lier qui l’amène jus­qu’à la “salle spé­ciale”, un euphé­misme cari­ca­tu­ral que la police uti­lise pour nom­mer la cel­lule dans laquelle un cer­tain pri­son­nier Lula s’y trouve.

 

La tra­gé­die

L’in­fa­mie est tou­jours tra­gique. Et la tra­gé­die perce, déchire l’âme des peuples, jus­qu’à ce qu’elle la trans­forment en ferment d’ap­pren­tis­sages et nous apprennent à nous pro­té­ger de l’arrogance des puis­sances supé­rieures, de l’arbitraire et de la vio­lence des puissants.
Dans ce tas de décombres qu’est la démo­cra­tie bré­si­lienne, le 31 mai 2018 s’est consom­mé l’ignominie la plus cruelle du coup d’État qui ren­ver­sa Dil­ma en 2016, là voi­là qu’elle entre dans une pri­son pour visi­ter celui qui fût son pré­dé­ces­seur. Elle a eu à mon­ter ces quatre étages mau­dits pour qu’ils lui disent que là, dans ce qu’ils nomment “salle spé­ciale” n’est plus qu’une cel­lule immonde, où Lula vit. Et qu’il ne lui reste qu’un peu plus d’une demi-heure avant qu’on ne l’invite à dégager.

L’arbitraire juri­dique de quelques tri­bu­naux dis­po­sés à condam­ner sans preuves, de même que la supé­rio­ri­té d’une puis­sance auto­ri­taire d’un juge gris, voué à l’impunité et au mes­sia­nisme, les a ame­né à se retrou­ver dans une pri­son, nou­vel­le­ment comme victimes.

La cel­lule

Dil­ma et Dan­ny Glo­ver embrassent Lula. Elle le voit un peu plus maigre. Cela est dû sans doute au manque d’exer­cice, pense-elle.

La cel­lule est petite. 15 mètres car­rés et quatre murs. Contre l’une d’elles, un lit. Contre l’autre mur, une armoire. Au milieu, une table avec quatre chaises. De l’autre côté du lit, un minus­cule appa­reil de télé­vi­sion muni d’une antenne avec lequel on capte uni­que­ment les canaux ouverts. Au pied d’un mur traine un ruban ergo­mé­trique pour faire des exer­cices phy­siques. C’est ici que Lula passe tous ses jours depuis déjà deux mois. Il y reçoit une visite fami­liale heb­do­ma­daire, quelques per­son­na­li­tés ou amis, bien que ces der­niers sont invi­tés à être brefs, pas plus d’une heure. Ici et là, quelques livres. Lula lit, pense, regarde la télé et raconte à ses visi­teurs les défis en pers­pec­tive pour un Bré­sil dont la déca­dence poli­tique semble ne pas connaître de fin.

Dan­ny reste un peu plus que 15 minutes avec eux, puis part prendre l’avion qui l’amènera à San Pablo et puis aux États-Unis. Il exprime à Lula son affec­tion et sou­tien. Aus­si, son enga­ge­ment de conti­nuer à lut­ter pour que jus­tice soit faite, pour que Lula récu­père sa liber­té et le Bré­sil sa démocratie.

Dil­ma et Lula res­tent seuls, comme tant d’autres fois. Mais­cette fois-ci, il semble que l’his­toire est reve­nue en arrière. Comme s’ils vivaient un mau­vais remake de ces années pen­dant les­quelles il a été fait pri­son­nier par la police poli­tique de la dic­ta­ture et elle empri­son­née dans un centre d’ar­rêt mili­taire, où elle fut tor­tu­rée, frap­pée, humi­liée. L’his­toire semble s’a­battre sur leurs têtes, comme si tout était à recommencer.

Dil­ma observe la cel­lule. Il n’y a rien qui orne les murs. La “salle spé­ciale” est iso­lée de tout et là, Lula ne peut avoir de contact avec aucun autre pri­son­nier. Les dic­ta­tures l’ont tou­jours su : la pire condam­na­tion qui peut s’im­po­ser à un être humain est la solitude.

Lula se dit indi­gné. Il le répète sans cesse : « Je ne me per­mets pas le droit à la haine parce que la haine empoi­sonne la vie », dit-il à Dil­ma d’une voix ferme. Et d’a­jou­ter : « Ce que j’ai c’est une indi­gna­tion immense de ce qu’ils m’ont fait et de ce qu’ils font avec le pays ». « J’at­tends, je vis en espé­rant, qu’ils démontrent que je suis cou­pable de quelque chose. » Ils parlent de la Petro­bras, la socié­té pétro­lière et de la manière dont le gou­ver­ne­ment de Michel Temer a pri­va­ti­sé des sec­teurs si ren­tables et stra­té­giques, com­ment leur poli­tique de prix des com­bus­tibles pour­rit sévè­re­ment une éco­no­mie en crise, dont on per­çoit déjà les consé­quences dans le choix désas­treux d’ex­por­ter du pétrole brut et d’en impor­ter ses déri­vés, dans l’un des pays pos­sé­dant l’une des entre­prise éta­tique pétro­lière les plus com­pé­ti­tives et ren­tables au monde. Les res­sources natu­relles sont pillées et Petro­bras pri­va­ti­sée, réa­li­sant le sou­hait d’une oli­gar­chie indo­lente et cor­rom­pue. Et pour faire ce qu’ils ont tou­jours vou­lu, ils avaient besoin de des­ti­tuer Dil­ma et d’empêcher Lula de deve­nir pré­sident d’un pays sou­ve­rain et digne. Les deux le savent. Ils conversent de tout cela.
« Ma situa­tion me pré­oc­cupe », dit Lula. « Mais beau­coup plus encore, le Bré­sil et le peuple bré­si­lien me préoccupent. »

Il est 5 heures moins 10 et Dil­ma est priée de quit­ter les lieux.
Ils prennent congé avec une forte acco­lade. Tant de fois ils ont été dans les bras de l’autre, tant de vic­toires les ont éclai­rés. Tant d’é­checs les ont unis. Ils se sont pris dans les bras sans rien se dire, ou en se disant tout.

Dil­ma sort de la cel­lule, mais avant d’ar­ri­ver à l’es­ca­lier revient. Et elle le reprend dans les bras. Ils ne pleurent pas. Cette fois, ils ne pleurent pas. Ils accom­plissent peut-être une pro­messe qui n’a jamais été faite, mais qu’ils semblent dis­po­sés à respecter.

Le jour de sa des­ti­tu­tion, Dil­ma conver­sait avec ses col­la­bo­ra­teurs, quand par sur­prise elle aper­çut que Lula était der­rière une colonne, dis­tant et étrange. Elle s’est appro­chée et a vu qu’il pleu­rait. Elle l’a pris dans ses bras en silence.
Deux ans plus tard et peu de minutes avant de se livrer à la Police Fédé­rale, Lula cher­chait Dil­ma pour prendre congé et la prendre dans ses bras. « Nous allons résis­ter, nous devons résis­ter », lui dit Lula.

Dil­ma des­cend rapi­de­ment les quatre étages. Après être sor­tie une angoisse l’envahit. Elle demande à être seule, elle se sent triste, immen­sé­ment triste.

Elle s’avance vers les jour­na­listes qui l’at­tendent de l’autre côté de la rue. Peu importent les ques­tions elle répond du tac-au-tac, elle veut arri­ver rapi­de­ment au cam­pe­ment qui, depuis presque deux mois s’est éta­bli à quelques mètres de la pri­son. Ces hommes et femmes héroïques, n’ac­ceptent pas que l’his­toire soit trans­for­mée en une simple ave­nue par où tran­sitent les puissants.
Dil­ma s’ap­proche des mili­tants qui campent à Curi­ti­ba. Les cris et les chants vont l’encouragent. « Dil­ma, guer­rei­ra da pátria bra­si­lei­ra » (Dil­ma guer­rière de la patrie brésilienne).

Dil­ma marche et recom­mence à sen­tir ses jambes. Son coeur bat de plus en plus vite, elle rede­vient ferme. « Résis­tance ! ». « Résis­tance ! ». « Nous n’allons pas nous rendre ! Jamais. Nous allons résister. »
Et puis se fond dans la multitude.

Par Pablo Gentili
Secré­taire exé­cu­tif du Conseil lati­no-ame­ri­cain de Sciences Sociales.

Source : pagina12 / tra­duit par ZIN TV