A terme, rien n’empêcherait d’utiliser l’arsenal anti-terroriste contre les mouvements sociaux

Entretien avec Laurence Blisson : Tout a été pensé, mis en avant, dans le cadre de la lutte contre le jihadisme. Mais le risque existe. À plus long terme, quand le débat public sera passé à autre chose, rien n’empêcherait d’utiliser cet arsenal.

Entre­tien avec Lau­rence Blisson

Laurence_Blisson.jpg Lau­rence Blis­son, secré­taire géné­rale du Syn­di­cat de la magis­tra­ture, explique la dérive pos­sible des lois anti­ter­ro­ristes vers la répres­sion des luttes éco­lo­giques et sociales. Nous publions cet entre­tien alors qu’une semaine des résis­tances aux vio­lences poli­cières se conclut dimanche 22 février.

Secré­taire géné­rale du Syn­di­cat de la magis­tra­ture, Lau­rence Blis­son est juge d’application des peines au Tri­bu­nal de grande ins­tance de Bobi­gny (Seine-Saint-Denis).

Repor­terre — Pour­quoi la jus­tice fran­çaise n’a‑t-elle pas uti­li­sé l’attirail anti­ter­ro­riste contre les mili­tants de luttes envi­ron­ne­men­tales, alors que les pour­suites ont été ouvertes dans ce cadre en Ita­lie contre les mili­tants du mou­ve­ment No-Tav oppo­sés au pro­jet Lyon-Turin ?

Lau­rence Blis­son — Il y a deux rai­sons. D’abord l’échec reten­tis­sant des pro­cé­dures du dos­sier Tar­nac qui a sus­ci­té beau­coup de contes­ta­tion, et qui au final s’est retour­né contre Michèle Alliot Marie (alors ministre de l’intérieur). La deuxième rai­son est que l’arsenal répres­sif per­met déjà beau­coup de choses aux enquê­teurs et aux juges. L’ajout des dis­po­si­tions des lois anti­ter­ro­ristes est mar­gi­nal quand on peut, avec la qua­li­fi­ca­tion de « bande orga­ni­sée », uti­li­ser des pou­voirs de police spé­ciaux, des allon­ge­ments de la durée de la garde à vue. Cela ne rend pas néces­saire d’en pas­ser par la caté­go­rie du ter­ro­risme. Le choix a été fait de recou­rir à des formes de répres­sion rapide, comme la com­pa­ru­tion immédiate…

Dans le cas de qua­li­fi­ca­tion de ter­ro­risme, il y a un rôle très impor­tant des ser­vices d’enquête, au départ, qui peuvent réus­sir à convaincre le par­quet d’ouvrir les pour­suites à ce titre. A Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes, c’est plu­tôt la police judi­ciaire qui est à l’œuvre que le ren­sei­gne­ment [à la dif­fé­rence du cas de Tarnac]

Des magis­trats peuvent-ils uti­li­ser des qua­li­fi­ca­tions plus lourdes que les faits le méri­te­raient pour béné­fi­cier de l’effet d’annonce publique, qui dési­gne­rait les mili­tants pré­ve­nus comme des gens dangereux ?

Il peut arri­ver que des magis­trats choi­sissent d’ouvrir une enquête sur la qua­li­fi­ca­tion la plus lourde. Cela est moti­vé par un double sou­ci des magis­trats. Pre­miè­re­ment, ne pas abou­tir à une relaxe des pré­ve­nus, ce qui dis­qua­li­fie­rait le tra­vail de ces magis­trats. Mais aus­si s’associer à la logique d’ordre public, aux stra­té­gies pré­fec­to­rales, en recher­chant l’effet d’exemplarité dans une zone où on pense qu’il peut y avoir d’autres actions du même genre.

Didier Fas­sin l’explique dans son der­nier livre, L’Ombre du monde. Une anthro­po­lo­gie de la condi­tion car­cé­rale : les magis­trats ont une rela­tion à la notion insai­sis­sable d’« opi­nion publique », si tant est qu’elle existe, qui fait qu’ils inté­rio­risent une « attente sociale » des formes de répression.

Cela peut ame­ner un magis­trat à choi­sir des qua­li­fi­ca­tions plus lourdes (et en allant au bout de la logique, jusqu’au ter­ro­risme, même si ce n’est pas arri­vé dans le cas des luttes sociales et envi­ron­ne­men­tales). L’ordre public peut deve­nir un objec­tif des magis­trats sans qu’il y ait besoin d’un injonc­tion hié­rar­chique ou de pres­sions. Cela relève de l’intériorisation, dans un corps qui est glo­ba­le­ment conser­va­teur. Sur le plan juri­dique, ça n’aboutira pas for­cé­ment, mais sur le plan du ren­sei­gne­ment, cela per­met de faire ce qu’on veut.

Les nou­velles dis­po­si­tions de la loi anti­ter­ro­riste votée cette automne changent-elles la donne ?

Disons que ça élar­git le champ des infrac­tions pénales très en amont, jusqu’à la for­ma­li­sa­tion d’une inten­tion, ou l’entreprise indi­vi­duelle ter­ro­riste, avec la pos­si­bi­li­té de blo­quer un site inter­net, ou de pro­non­cer l’interdiction de sor­tie du ter­ri­toire, l’interdiction de contact. J’ai le sen­ti­ment qu’à court terme, ces dis­po­si­tions anti­ter­ro­ristes ne seront pas appli­quées contre des mili­tants de luttes sociales et envi­ron­ne­men­tales. Tout a été pen­sé, mis en avant, dans le cadre de la lutte contre le jiha­disme. Mais le risque existe. À plus long terme, quand le débat public sera pas­sé à autre chose, rien n’empêcherait d’utiliser cet arse­nal. Avec cet effet de cli­quet, qui fait qu’on ne revien­dra jamais en arrière.

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Tout comme les pré­lè­ve­ments ADN, à l’origine pré­vus contre les délin­quants sexuels, et depuis éten­dus à tous les délits, y com­pris les actions militantes.

Oui, exac­te­ment.

On a vu dans la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes des mesures d’interdiction de paraître, et d’interdictions de mani­fes­ta­tion dans une com­mune pen­dant plu­sieurs années. S’agit-il d’un détour­ne­ment de mesures répres­sives pré­vues pour d’autres cas de figure ?

Je ne sais pas si ça n’a pas déjà exis­té dans des luttes plus anciennes, mais c’est extrê­me­ment inha­bi­tuel. L’interdiction de paraître dans une com­mune ou un dépar­te­ment est d’ordinaire uti­li­sé dans des affaires de grand ban­di­tisme, contre des maris vio­lents s’il y a risque de réité­ra­tion des vio­lences envers la vic­time, mais aus­si dans les péri­phé­ries urbaines envers de jeunes tra­fi­quants de drogue, voire dans des affaires cri­mi­nelles très graves, afin d’éviter un contact avec la famille des vic­times ou les vic­times elles-mêmes en cas de crime ou de viol. Dans le cas de la ferme-usine des Mille vaches, des mili­tants de la Confé­dé­ra­tion pay­sanne ont été condam­nés en plus de [peines de 2 à 5 mois de pri­son avec sur­sis et des amendes de 300 euros cha­cun] à des inter­dic­tions de paraître dans le dépar­te­ment de la Somme, alors que les faits repro­chés étaient des dégra­da­tions [un tag, des engins de chan­tier et une salle de traite démon­tés], la déten­tion de bou­lons dans leurs poches, et le refus de pré­lè­ve­ment ADN. Des condam­na­tions très inha­bi­tuelles. Les magis­trats ont aus­si mis en dif­fi­cul­té les luttes, les mili­tants de la Confé­dé­ra­tion pay­sanne étant inter­dits de contacts entre eux alors que qu’ils sont des res­pon­sables natio­naux de ce syndicat.

N’est-ce pas contraire à l’idée que seuls les faits comptent, pas les contextes poli­tiques et sociaux ?

Sur la base du droit, on peut trou­ver des jus­ti­fi­ca­tions cohé­rentes, comme le besoin d’éviter la réité­ra­tion de faits simi­laires. Dans le cas des mili­tants de la Confé­dé­ra­tion pay­sanne, il s’agissait de les empê­cher de reve­nir sur les lieux de la ferme-usine.

Des mani­fes­ta­tions ont été répri­mées avec de nou­velles armes de main­tien de l’ordre, les lan­ceurs de balles de défense (LBD), super fla­sh­ball. Des mani­fes­tants ont per­du un œil suite à ces tirs, trois le même jour lors de la mani­fes­ta­tion anti­aé­ro­port à Nantes le 22 février 2014. Les pro­cé­dures lan­cées par les vic­times contre les forces de l’ordre abou­tissent à l’impunité de la police. Est-ce dû à la crainte des magis­trats de désa­vouer la confiance en la police qui ali­mente leurs pro­cé­dures au quotidien ?

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Effec­ti­ve­ment, tout tra­vail judi­ciaire est fon­dé sur le tra­vail poli­cier. Et tout le tra­vail d’un juge pénal est donc fon­dé sur la confiance qu’il peut accor­der aux rap­ports d’enquêtes et de consta­ta­tion, et aux pro­cès ver­baux de police. Même si l’article 430 du code de pro­cé­dure pénale pré­cise bien que ces rap­ports et pro­cès-ver­baux, dans le cas de délits, ne valent qu’à titre de ren­sei­gne­ment pour le magis­trat. Mais il y a un pré­sup­po­sé qui fait que le juge fait confiance au policier.

Par ailleurs, les contact sont fré­quents entre le par­quet et la police au titre du trai­te­ment en temps réel des affaires. Je ne dis pas qu’il y a col­lu­sion, mais que cette forme de contact per­ma­nent favo­rise une culture proche. Il y a aus­si une image com­mune qui dit que les poli­ciers sont déçus par l’issue de leur pro­cé­dure, trou­vant que que les peines pro­non­cées ne sont pas assez lourdes dans des affaires qu’ils ont conduites. Le magis­trat pour­rait répondre en réaf­fir­mant son indé­pen­dance, et que ce n’est pas au poli­cier de déter­mi­ner quelles peines sont pro­non­cées. Mais pour envi­sa­ger de mettre en cause un poli­cier, il va en fal­loir vrai­ment beau­coup de sa part.

Après la mort de Rémi Fraisse, des contrôles d’identité se sont dérou­lées avant les mani­fes­ta­tions, avec arres­ta­tions et gardes à vue en cas de déten­tion d’un Opi­nel (le cou­teau du grand père) ou d’un simple cou­teau à huîtres ou d’un masque à gaz. Et des condam­na­tions, pri­son avec sur­sis, amendes, tra­vaux d’intérêt général.

Cela cadre avec des dis­po­si­tions créées depuis 2000 contre les attrou­pe­ments armés et l’extension à par­tir des années 1990 des pos­si­bi­li­tés de contrôle d’identité. Le port d’arme blanche per­met ces gardes à vue pré­ven­tives puisque la police dis­pose de ce motif légal. On mélange ce que per­met le droit et des pra­tiques poli­cières de cir­cons­tance. Mais ce n’est pas spé­ci­fique aux luttes envi­ron­ne­men­tales. Ce qui leur est spé­ci­fique, c’est qu’elles s’inscrivent dans la durée et dans un lieu spé­ci­fique. L’action de cer­tains magis­trats s’oritente donc vers la désta­bi­li­sa­tion de ces formes de luttes, pour ten­ter de les déraciner.

- Pro­pos recueillis par Nico­las de La Casi­nière publié sur repor­terre