Alain de Benoist : Plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique !

On ne fait pas voter les citoyens pour se prononcer sur la valeur de vérité de la théorie de Darwin ou des décisions du concile de Trente, mais pour savoir ce qu’ils pensent politiquement !

Entre­tien avec Alain de Benoist, intel­lec­tuel, phi­lo­sophe et politologue.

“Plus une démo­cra­tie est repré­sen­ta­tive, moins elle est démocratique !”

Entre­tien réa­li­sé par Nico­las Gau­thier. Le 10 mars 2014

Source de l’ar­ticle : Bv. Vol­taire

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Le peuple suisse a voté récem­ment à pro­pos de l’immigration de masse. Du coup, cer­tains s’indignent qu’on ait deman­dé au peuple de tran­cher. Mais le peuple a‑t-il tou­jours raison ?

Le peuple n’est évi­dem­ment pas infaillible (les élites le sont encore moins), mais ce n’est pas dans ces termes que se pose le pro­blème. Pour décré­ter que le peuple a « tort » ou « rai­son », il faut pou­voir se réfé­rer à des cri­tères sur­plom­bants qui n’existent tout sim­ple­ment pas : de tels cri­tères ren­voient tou­jours à une opi­nion per­son­nelle ou à une idéo­lo­gie qui, telle l’idéologie des droits de l’homme, cherche à pla­cer l’exercice de la démo­cra­tie sous condi­tions. Comme tout autre vote, un réfé­ren­dum n’a pas pour but de dire où est la véri­té, mais de révé­ler ce que pensent les gens. On ne fait pas voter les citoyens pour se pro­non­cer sur la valeur de véri­té de la théo­rie de Dar­win ou des déci­sions du concile de Trente, mais pour savoir ce qu’ils pensent politiquement !

La démo­cra­tie est un régime qui se fonde sur la sou­ve­rai­ne­té du peuple, ce qui signi­fie qu’un pou­voir, pour être légi­time, doit pou­voir recueillir l’approbation ou le consen­te­ment des citoyens. Mais la démo­cra­tie est aus­si, et sur­tout, le seul régime poli­tique qui per­met à tous les citoyens d’exprimer leur sen­ti­ment sur les ques­tions qui les concernent. C’est donc une erreur de n’y voir qu’un régime fon­dé sur la « loi du nombre ». Le suf­frage uni­ver­sel n’est en réa­li­té qu’une tech­nique per­met­tant de révé­ler des pré­fé­rences. La notion-clef en démo­cra­tie n’est pas le suf­frage, mais la participation.

En France, pareille­ment, le Front natio­nal – pour ne citer que lui – assure vou­loir redon­ner la parole au peuple. Et ces jours-ci, on mani­fes­tait à Paris pour exi­ger un réfé­ren­dum sur l’immigration. Est-ce for­cé­ment une bonne idée ?

Redon­ner la parole au peuple est tou­jours une bonne chose. Sur­tout lorsque l’on sait qu’il n’a jamais été appe­lé à s’exprimer sur la plu­part des trans­for­ma­tions de socié­té qui ont le plus affec­té son exis­tence quo­ti­dienne, qu’il s’agisse de l’immigration, de la construc­tion euro­péenne, du « mariage pour tous », etc. Le réfé­ren­dum est en outre une pro­cé­dure rele­vant de la démo­cra­tie directe, c’est-à-dire de cette démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive qui est aujourd’hui la seule sus­cep­tible de cor­ri­ger les défauts d’une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive qui ne repré­sente plus rien. Plus une démo­cra­tie est repré­sen­ta­tive, moins elle est démo­cra­tique, disait très jus­te­ment Carl Schmitt : dans une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, le peuple aban­donne en effet sa sou­ve­rai­ne­té à ses repré­sen­tants. C’est ce qu’avait éga­le­ment obser­vé Rous­seau. Sur­tout quand il est issu de l’initiative popu­laire, comme en Suisse, le réfé­ren­dum est de nature à cor­ri­ger une crise de la repré­sen­ta­tion née de la confis­ca­tion de la déci­sion par la Nou­velle Classe poli­ti­co-média­tique. Cela dit, le réfé­ren­dum n’est pas une pana­cée : quand le peuple s’est expri­mé par voie de réfé­ren­dum, ce qui compte, c’est ce qui vient après, en l’occurrence la façon dont l’opinion révé­lée par le vote se trans­pose ou non dans la réa­li­té. C’est là en géné­ral que les dif­fi­cul­tés commencent.

Il faut aus­si que la ques­tion sou­mise au réfé­ren­dum soit bien for­mu­lée. Pour por­ter un juge­ment sur la démarche de ceux qui déclarent « vou­loir un réfé­ren­dum sur l’immigration », j’attendrai de connaître le libel­lé de la ques­tion qu’ils vou­draient voir posée.

Pour expli­quer son oppo­si­tion à la demande de la Cri­mée d’obtenir son rat­ta­che­ment à la Rus­sie, Laurent Fabius a doc­te­ment décla­ré « qu’en droit inter­na­tio­nal, on ne peut pas faire un réfé­ren­dum pour modi­fier des fron­tières ». « Ima­gi­nez un dépar­te­ment de France qui demande son indé­pen­dance ! », a‑t-il ajou­té. Qu’en pensez-vous ?

Laurent Fabius n’a jamais brillé par ses com­pé­tences juri­diques. La décla­ra­tion que vous citez se contente de répé­ter ce qu’a décla­ré Barack Oba­ma, ce qui ne sau­rait sur­prendre, le gou­ver­ne­ment de Fran­çois Hol­lande pre­nant ses ordres à la Mai­son-Blanche. L’actuel ministre des Affaires étran­gères ignore sans doute qu’en sep­tembre pro­chain, les Écos­sais se pro­non­ce­ront par réfé­ren­dum sur leur éven­tuelle indé­pen­dance. Pour­quoi les habi­tants de la Cri­mée se ver­raient-ils inter­dire de s’exprimer à la façon des Écos­sais ? La phrase : « Ima­gi­nez un dépar­te­ment de la France qui demande son indé­pen­dance ! » est encore plus gro­tesque. Laurent Fabius a appa­rem­ment oublié qu’en 1962, trois dépar­te­ments fran­çais (Alger, Oran et Constan­tine) se sont pro­cla­més indé­pen­dants pour deve­nir la Répu­blique algé­rienne, et que cette indé­pen­dance a été for­mel­le­ment consa­crée par un réfé­ren­dum qui s’est dérou­lé en Algé­rie le 1er juillet 1962 (99,72 % de « oui »), lui-même pré­cé­dé en France, le 8 jan­vier 1961, par un réfé­ren­dum sur l’autodétermination de l’Algérie (74,99 % de « oui »).