Appel à la solidarité des sans-abris du parc de Tatekawa Kasenshiki (Tokyo)

Exclus du système d’aide sociale et devant l’indifférence du gouvernement, seule l’entraide au sein des campements de sans-abris permettait à ces derniers de survivre dans le combat quotidien contre la faim, le froid et les maladies.

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Nous sommes les sans-abris du parc de Tate­ka­wa Kasen­shi­ki, dans l’est de Tokyo. Le parc où nous habi­tons a été construit au-des­sus d’une rivière rem­blayée, et s’étend en lon­gueur aux pieds d’une auto­route sus­pen­due. Nous y avons construit des cabanes, c’est là que nous vivons. En 2012, nous avons été vic­times de 2 opé­ra­tions d’expulsion. L’eau cou­rante du parc a été cou­pée, l’accès aux toi­lettes a été inter­dit pen­dant 4 mois sous pré­texte de tra­vaux de réno­va­tion, et les toi­lettes sont main­te­nant fer­mées la nuit. Depuis les tra­vaux de réno­va­tion, le parc est fer­mé la nuit de 18h à 8h et de grandes grilles de métal en empêchent l’accès. Des bar­rières de métal de 2 mètres de haut ont été dres­sées tout autour de notre lieu de vie, et nous sommes enfer­més dans un espace res­treint. C’est dans ces condi­tions que nous allons fêter la Jour­née du tra­vail. Nous lan­çons donc, à nos cama­rades du monde entier qui comme nous luttent contre les expul­sions, un appel à la solidarité.

La situa­tion des tra­vailleurs jour­na­liers → sans-abris au Japon

Lors de la « haute crois­sance » des années 1960 et 1970, dans un contexte d’exode rural et d’immigration vers les villes, de nom­breux tra­vailleurs jour­na­liers furent employés par­tout au Japon dans l’industrie de la construc­tion et les tra­vaux publics. Des mil­liers de ces tra­vailleurs étaient ras­sem­blés dans les mar­chés de tra­vail jour­na­lier dits « yose­ba ». Chaque matin un pla­ceur leur assi­gnait leur lieu de tra­vail pour la jour­née. De nom­breux jeunes, que l’on appe­la « kin no tama­go » – « les œufs d’or » –, furent ain­si employés mas­si­ve­ment dans les usines et maga­sins des villes. Leurs condi­tions de tra­vail étaient pénibles et dangereuses.

Les tra­vailleurs jour­na­liers habi­taient des « han­ba », ces bara­que­ments d’ouvriers où le lieu de vie se confond avec le lieu de tra­vail. Les droits des tra­vailleurs y étaient peu res­pec­tés et les cas de tra­vaux non-payés et de vio­lence de la part des employeurs étaient fré­quents. Ces han­ba pre­naient pour modèle l’exploitation de la main‑d’œuvre chi­noise et coréenne des colo­nies japo­naises qui a pris fin après la Seconde Guerre mondiale.

Au début des années 1980, l’économie japo­naise entre en dépres­sion du fait de la hausse du yen ; c’est l’époque de la bulle finan­cière puis de son écla­te­ment vers la fin des années 1980. Au début des années 1990, en rai­son de l’éclatement de la bulle, du chan­ge­ment de la struc­ture de l’industrie et du vieillis­se­ment des tra­vailleurs jour­na­liers, ces der­niers se firent mas­si­ve­ment expul­ser des han­ba. Ceux qui n’avaient même plus les moyens de se loger dans les « doya » (loge­ments pas chers où le loyer se paye à la jour­née) se retrou­vèrent à la rue. Ils se virent obli­gés de dor­mir dehors et construi­sirent des mai­son­nettes dans les espaces publics aux alen­tours des yose­ba. Dans ces cam­pe­ments impro­vi­sés, il y avait non seule­ment des tra­vailleurs jour­na­liers mais aus­si des ouvriers d’usine et des sala­riés. Des tentes amé­lio­rées et des mai­son­nettes en dur furent dres­sées dans presque tous les parcs impor­tants de Tokyo, qui furent bien­tôt pleins à cra­quer. C’était une occu­pa­tion entiè­re­ment spontanée.

Les pra­tiques admi­nis­tra­tives de l’époque écar­taient de leurs droits ceux qui n’avaient plus de loge­ment. Sans enre­gis­tre­ment de domi­cile, l’accès à « l’assistance publique » (le sys­tème d’aide finan­cière aux pauvres) était refu­sé aux sans-abris, à moins qu’ils aient plus de 65 ans ou qu’ils soient malades au point d’être emme­nés aux urgences. Le gou­ver­ne­ment avait déci­dé de ne rien faire pour sou­te­nir les chô­meurs. Exclus du sys­tème d’aide sociale et devant l’indifférence du gou­ver­ne­ment, seule l’entraide au sein des cam­pe­ments de sans-abris per­met­tait à ces der­niers de sur­vivre dans le com­bat quo­ti­dien contre la faim, le froid et les maladies.

Au début des années 2000, la poli­tique néo­li­bé­rale du gou­ver­ne­ment Koi­zu­mi accen­tua la pré­ca­ri­té de l’emploi en assou­plis­sant la régle­men­ta­tion du tra­vail. Le code du tra­vail fut révi­sé pour le pire, et le tra­vail inté­ri­maire devint de plus en plus cou­rant chez les jeunes. On dit qu’à cette époque les aspects du tra­vail jour­na­lier et des yose­ba se sont répan­dus à l’échelle de toute la socié­té. En l’absence de nou­velles mesures contre le chô­mage et alors que les aides aux entre­prises sont sys­té­ma­ti­que­ment cou­pées, le Japon est frap­pé de plein fouet par la crise mon­diale des sub­primes que déclenche la faillite de Leh­man Bro­thers. Les tra­vailleurs inté­ri­maires sont licen­ciés les uns après les autres, alors même qu’il n’existe aucune mesure sociale pour les sou­te­nir. Bien que la crise touche peu ceux qui étaient déjà à la rue, les pertes d’emploi entrainent de nou­velles pertes de logement.

Le gou­ver­ne­ment, qui avait jusqu’alors réus­si à cacher l’exclusion des tra­vailleurs jour­na­liers et des sans-abris du sys­tème d’assistance publique, ne peut plus igno­rer l’existence des nom­breux chô­meurs créés par le choc Leh­man. Le gou­ver­ne­ment demande alors que les pra­tiques admi­nis­tra­tives dis­cri­mi­na­toires concer­nant l’attribution de l’assistance sociale soient modi­fiées, et que les allo­ca­tions soient aus­si accor­dées aux pauvres, en plus des per­sonnes âgées ou han­di­ca­pées. Un tel chan­ge­ment de pra­tiques admi­nis­tra­tives reflète la volon­té du gou­ver­ne­ment de main­te­nir l’ordre public lors de grands chan­ge­ments sociaux.

Bien que les cri­tères d’accès à l’assistance publique soient deve­nus moins res­tric­tifs, les pra­tiques d’application de la loi d’assistance publique sont tou­jours for­te­ment cri­ti­quées. Sous pré­texte d’abus pour­tant peu nom­breux de la part des allo­ca­taires, les médias dénigrent sys­té­ma­ti­que­ment le recours à l’assistance publique et stig­ma­tisent les allo­ca­taires. Les vexa­tions aux gui­chets de l’assistance publique, ain­si que les refus abu­sifs des demandes d’allocations sont tou­jours nom­breux. C’est dans ce contexte qu’une réduc­tion du bud­get de l’assistance publique risque d’être impo­sée, sans la moindre éva­lua­tion des besoins réels en allocations.

Alors que des réformes rétro­grades sont assé­nées à l’assistance publique, le sys­tème de pro­tec­tion sociale lui-même est de plus en plus uti­li­sé comme outil de dis­cri­mi­na­tion envers les sans-abris. Les pra­tiques admi­nis­tra­tives sont tou­jours aus­si dis­cri­mi­na­toires. Les sans-abris se font fré­quem­ment refou­ler des gui­chets de l’assistance sociale, et dans les cas où les demandes d’allocations sont accep­tées, les sans-abris sont contraints de vivre dans des éta­blis­se­ments pri­vés cra­pu­leux, dont les patrons sont com­plices de l’administration.

Alors que le réamé­na­ge­ment urbain pro­gresse et que des expul­sions ont lieu dans les parcs et les berges sous pré­texte de « dépol­lu­tion de l’espace urbain », c’est le dis­po­si­tif de pro­tec­tion sociale lui-même qui est uti­li­sé pour faire dis­pa­raître les sans-abris. En échange de l’attribution d’allocations, l’administration exige des allo­ca­taires qu’ils renoncent à la vie dans la rue, et qu’ils s’installent dans des appar­te­ments. C’est la tech­nique clas­sique de la carotte et du bâton…

Actuel­le­ment, l’est de Tokyo est en plein réamé­na­ge­ment urbain. La nou­velle tour de trans­mis­sion de Tokyo – le « Sky tree » –, ouverte en mai 2012, est deve­nue une attrac­tion tou­ris­tique, entraî­nant la créa­tion d’énormes centres com­mer­ciaux aux alen­tours, ain­si que l’expulsion des sans-abris. Le long de la rivière Sumi­da, un sans-abri a été retrou­vé noyé quelques jours après avoir été chas­sé de son lieu de vie par des employés de l’arrondissement. Nous pen­sons que les tra­vaux de réfec­tion du parc de Tate­ka­wa font par­tie d’un plan de réamé­na­ge­ment de toute la zone à proxi­mi­té du Sky tree. Un cir­cuit de canoë-kayak et un ter­rain de fut­sal payants ont été construits après les tra­vaux de réno­va­tion. L’utilisation du ter­rain de fut­sal coûte 10,000 yens l’heure (envi­ron 78 euros). Par ailleurs, le parc est main­te­nant fer­mé la nuit, comme une gated com­mu­ni­ty. C’est dans ce contexte que de vio­lentes opé­ra­tions d’expulsion se sont répé­tées envers les sans-abris du parc de Tate­ka­wa Kasenshiki.

Nous lut­tons contre de telles expul­sions depuis main­te­nant 4 ans alors que cela fait près de 20 ans que les plus anciens sont ins­tal­lés dans le parc. Beau­coup vivent de tra­vaux jour­na­liers ou col­lectent des can­nettes et des jour­naux pour le recy­clage. Avant les tra­vaux de réno­va­tion du parc, la mai­rie de l’arrondissement n’a mené aucune action pour infor­mer les popu­la­tions dému­nies de leurs droits à la pro­tec­tion sociale. Pen­dant 20 ans, les pauvres ont bâti leurs propres abris, trou­vé du tra­vail, et ont sur­vé­cu en s’entraidant, sans aide de l’assistance publique. C’est pour­quoi beau­coup sont cri­tiques lorsqu’on leur pro­pose la pro­tec­tion sociale en contre­par­tie de leur expul­sion (ceux qui acceptent de par­tir sont bien sûr sou­te­nus dans leurs démarches admi­nis­tra­tives par des asso­cia­tions de sou­tien). Le mode de vie de ces sans-abris reflète la lutte de tous ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale. C’est un com­bat très ser­ré que les pauvres mènent pour main­te­nir leur exis­tence sans dépendre des auto­ri­tés, et ain­si pré­ser­ver leur digni­té d’êtres humains. Nous sou­hai­tons nous rap­pro­cher de nos cama­rades du monde entier à tra­vers ce com­bat et nous en appe­lons à votre solidarité !
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San’ya Rodou­sha Fuku­shi Kaikan,

1 – 25-11 Nihonzutsumi,

Tai­to-ku, 111‑0021 Tokyo, Japon

Cour­riel : san-ya[AT]sanpal.co.jp

Blog : http://san-ya.at.webry.info/

Twit­ter : @sanyadesu

source de l’ar­ticle : alte­rin­fos