En Syrie, une expérience de démocratie directe, égalitaire et multiconfessionnelle tient tête à l’Etat islamique

Ce modèle de confédéralisme démocratique n’est pas identitaire. C’est pour ça qu’on peut espérer qu’à plus grande échelle, il puisse aussi représenter un modèle de résolution des conflits ailleurs au Moyen Orient.

Les médias occi­den­taux relaient abon­dam­ment les déca­pi­ta­tions, les appels au meurtre et les exac­tions per­pé­trés par Daech, le pseu­do « Etat isla­mique ». Pour­tant, face à cette bar­ba­rie, les popu­la­tions kurdes, arabes ou yézi­dis de la région de Roja­va, au nord de la Syrie, mettent en oeuvre un autre modèle de socié­té, éman­ci­pa­teur, éga­li­taire, mul­ti­con­fes­sion­nel, et très démo­cra­tique. Une expé­rience qui pour­rait même ser­vir d’inspiration pour rame­ner la paix dans la région. En atten­dant, les Kurdes et leurs voi­sins com­battent pour défendre cette uto­pie concrète, sans véri­table sou­tien inter­na­tio­nal. Entre­tien avec des cher­cheurs et acti­vistes qui en reviennent.

Les rai­sons d’espérer sont rares en pro­ve­nance de Syrie. Mais en jan­vier 2015, le monde découvre, éba­hi, les images de femmes kurdes en treillis qui par­ti­cipent à la résis­tance puis à la libé­ra­tion de la ville syrienne de Koba­né. Un mou­ve­ment démo­cra­tique et anti-patriar­cal vient de défaire les forces ultra-réac­tion­naires de l’État isla­mique, vic­to­rieuses ailleurs. Deux modèles de socié­té radi­ca­le­ment dif­fé­rents se font face. Car le Kur­dis­tan syrien fait l’expérience depuis 2011 d’une révo­lu­tion démo­cra­tique inédite.

Assez vite débar­ras­sé des forces du régime de Bachar el-Assad, le mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde y a déve­lop­pé une orga­ni­sa­tion poli­tique basée sur la démo­cra­tie directe, l’organisation en com­munes et la libé­ra­tion des femmes. Mal­gré la guerre, les attaques de l’État isla­mique (EI), l’embargo turc, sur fond d’indifférence de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, la région pour­suit la mise en pra­tique de ce confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, un modèle de socié­té mul­ti­con­fes­sion­nelle et mul­ti-eth­nique, sans État, pour l’émancipation de tous. Entre­tien avec Ercan Ayboğa et Michael Knapp, co-auteurs de Revo­lu­tion in Roja­va, ouvrage d’enquête mili­tante sur cette révo­lu­tion en cours au milieu du chaos syrien.

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Bas­ta ! : Ce qui se passe depuis 2011 dans la région syrienne de Roja­va (au nord de la Syrie, à la fron­tière avec la Tur­quie), repré­sente-t-il le contre-modèle abso­lu de la vio­lence de l’État islamique ?

Ercan Ayboğa [[Ercan Ayboğa, acti­viste, et Michael Knapp, his­to­rien, sont les co-auteurs, avec Anja Flach, eth­no­logue, de Revo­lu­tion in Roja­va, paru en alle­mand chez VSA Ver­lag en février 2015.]] : L’État isla­mique repré­sente la ligne la plus réac­tion­naire qui existe aujourd’hui et en Syrie et au Moyen Orient, plus réac­tion­naire encore qu’Al-Qaïda, et le pôle le plus oppo­sé au mou­ve­ment de Roja­va. Il y a d’un côté le modèle de socié­té de Roja­va, une démarche démo­cra­tique et éman­ci­pa­trice, et de l’autre, l’EI, extrê­me­ment réac­tion­naire, hié­rar­chique, miso­gyne, abso­lu­ment anti-démo­cra­tique, violent, et qui exploite les populations.

Michael Knapp : Roja­va res­semble évi­dem­ment à une anti­thèse de l’EI. Mais c’est beau­coup plus pro­fond. L’EI est aus­si l’expression du jeu des forces pré­sentes au Moyen Orient. Rétros­pec­ti­ve­ment, vu de l’Occident, on peut avoir l’impression que le mou­ve­ment de Roja­va est né en oppo­si­tion à l’EI. Mais en fait, c’est plu­tôt l’EI qui a été ren­for­cé par des puis­sances comme la Tur­quie, entre autres pour détruire ce pro­jet de Rojava.

Com­ment le pro­jet démo­cra­tique du mou­ve­ment kurde s’est-il mis en place en Syrie, mal­gré la guerre civile ? Un com­pro­mis a‑t-il dû être pas­sé avec le régime de Bachar el-Assad ?

Knapp.jpg Michael Knapp : Quand la guerre civile a com­men­cé en Syrie, le mou­ve­ment kurde n’a pas vou­lu s’allier à l’opposition. Il sou­te­nait bien évi­dem­ment l’opposition démo­cra­tique, celle qui misait sur une sor­tie de crise poli­tique et pas sur une esca­lade de la vio­lence. Mais il voyait aus­si que les forces d’opposition étaient sou­te­nues par la Tur­quie, l’Arabie saou­dite, le Qatar et les pays occi­den­taux. C’est pour ça que le mou­ve­ment kurde a déci­dé de prendre une troi­sième voie.

Du point de vue mili­taire, les forces com­bat­tantes d’autodéfense kurdes sont allées encer­cler les casernes du régime et leur ont dit : soit vous par­tez, soit on vous com­bat. Sou­vent, les sol­dats du régime se sont reti­rés rela­ti­ve­ment paci­fi­que­ment, pen­sant que les forces kurdes n’allaient pas com­battre aux côtés de l’Armée syrienne libre. Le régime a donc pré­fé­ré pos­ter ses sol­dats ailleurs. Même s’il y a eu des com­bats autour des puits de pétrole. C’est dans ce vacuum que le modèle de Roja­va a pu prendre naissance.

Les membres de la coa­li­tion natio­nale syrienne et de l’armée syrienne libre reprochent par­fois aux struc­tures d’auto-organisation de la région de col­la­bo­rer avec le régime. Mais il faut com­prendre que le mou­ve­ment kurde suit un prin­cipe d’autodéfense légi­time et de pri­mat de la poli­tique civile. Cela veut dire qu’aussi long­temps qu’on n’est pas atta­qué, il faut tout résoudre poli­ti­que­ment. C’est aus­si la poli­tique sui­vie par la gué­rilla du Nord-Kur­dis­tan (Kur­dis­tan turc).

Com­ment s’organise main­te­nant la vie poli­tique dans la région ?

Michael Knapp : C’est com­plexe et dyna­mique à la fois. L’organisation s’adapte aux besoins. Les assem­blées des conseils sont le moteur de tout. Il y a plu­sieurs niveaux de conseils : de rue, de quar­tier, de la ville… Chaque niveau envoie ensuite des repré­sen­tants dans les struc­tures du niveau supé­rieur : des conseils de rue aux conseils de quar­tiers, des conseils de quar­tiers aux conseils des villes, puis vers les conseils des can­tons et jusqu’au conseil popu­laire de Roja­va. Les com­mu­nau­tés s’organisent aus­si en com­mis­sions à ces dif­fé­rentes niveaux, pour la sécu­ri­té, l’économie, la justice…

Les com­mis­sions forment comme des minis­tères au niveau de la région. Les conseils sont tou­jours doubles, avec un conseil mixte et un conseil des femmes. Le conseil des femmes a droit de veto. Et dans tous les conseils mixtes, il y a une règle de pari­té, un quo­ta de 40 % au moins pour chaque genre, et le prin­cipe d’une double direc­tion, élue, avec une femme et un homme. Si dans une ville, il y a une com­mu­nau­té yézi­die ou des com­mu­nau­tés arabes, par exemple, ils ont aus­si droit à une co-pré­si­dence dans les conseils. On a donc sou­vent une pré­si­dence de conseil triple voire quadruple.

Paral­lè­le­ment aux conseils, il existe un par­le­ment, parce qu’il y a encore des gens qui sont membres de par­tis et qui doivent aus­si pou­voir s’organiser et être repré­sen­tés. Dans ce par­le­ment, il y a les par­tis, mais une par­tie des sièges sont réser­vés à des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile, asso­cia­tions de défense des droits de l’homme, de la com­mu­nau­té yézi­die… _ Mal­heu­reu­se­ment, il n’a pas encore été pos­sible de tenir des élec­tions au niveau de toute la région pour dési­gner par le vote les membres de ce Par­le­ment, à cause de la guerre.

D’où vient ce modèle de l’auto-organisation et de confé­dé­ra­tion démocratique ?

ercan-ayboga.jpg Ercan Ayboğa : Des struc­tures d’auto-organisation com­mu­na­listes sont nées au Nord-Kur­dis­tan, en Tur­quie, en 2007 – 2008. Ces expé­riences se sont ensuite trans­mises à Roja­va à par­tir de 2011. Le pro­jet de confé­dé­ra­tion lui-même vient du KCK (Union des com­mu­nau­tés du Kur­dis­tan), une branche du PKK (Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan) créée en 2005. L’idée était de démo­cra­ti­ser le mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde, de s’éloigner d’une struc­ture de par­ti pour aller vers un mou­ve­ment por­té par la socié­té toute entière. Le mou­ve­ment a pro­fi­té des héri­tages his­to­riques comme la Com­mune de Paris (1871), mais sur­tout du mou­ve­ment zapa­tiste au Mexique. Avant, le PKK avait une démarche mar­xiste-léni­niste. Le par­ti a lan­cé des dis­cus­sions sur le « confé­dé­ra­lisme » démo­cra­tique au début des années 2000.

L’écologie joue-t-elle un rôle dans ce mouvement ?

Michael Knapp : L’écologie en est un point cen­tral. Pour déve­lop­per le pro­jet du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, Öca­lan (le lea­der du PKK, empri­son­né en Tur­quie depuis 1999) s’est sai­si du prin­cipe de l’écologie sociale du mili­tant amé­ri­cain Mur­ray Book­chin. Avec l’idée que le capi­ta­lisme est un sys­tème qui conduit à la des­truc­tion de la pla­nète, et qu’il faut donc construire une éco­no­mie basée sur une pro­duc­tion régio­nale, éco­lo­gique et décentralisée.

Quelles sont les struc­tures d’émancipation des femmes à Roja­va, à côté des conseils de femmes et des bri­gades fémi­nines des forces d’auto-défense ?

Ercan Ayboğa : Dans chaque ville, il y a une mai­son des femmes. C’est un centre poli­tique, mais aus­si un centre de conseil, avec des sémi­naires, des cours, du sou­tien. Il y a aus­si de nom­breuses coopé­ra­tives de femmes, des bou­lan­ge­ries, des coopé­ra­tives tex­tiles, de pro­duits laitiers…

Michael Knapp : Le mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes pro­fite aus­si aux autres com­mu­nau­tés, par exemple aux com­mu­nau­tés suryoyes (chré­tiens) et arabes. Sur la zone près de la fron­tière ira­kienne, il y avait des groupes arabes très conser­va­teurs mais qui sont entrés en conflit avec l’EI et ont deman­dé aux uni­tés kurdes des les aider à s’en libé­rer. Du coup, beau­coup se sont joints au mou­ve­ment. J’ai vu des uni­tés de for­ma­tions de ces hommes. Il ne s’agissait pas seule­ment de savoir-faire mili­taire, mais aus­si de dis­cus­sions sur les droits des femmes et sur la démo­cra­tie directe.

Nous avons aus­si ren­con­tré des jeunes femmes des com­mu­nau­tés arabes qui ont ral­lié les forces com­bat­tantes d’autodéfense[[Pour les hommes comme pour les femmes, l’âge mini­mum pour ral­lier les forces d’autodéfense est de 18 ans.]]. Elles nous ont dit qu’il y a deux ans, elles ne sor­taient pas de leur mai­son, et main­te­nant, elles pro­tègent la fron­tière les armes à la main. Ce modèle de confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique n’est pas iden­ti­taire. C’est pour ça qu’on peut espé­rer qu’à plus grande échelle, il puisse aus­si repré­sen­ter un modèle de réso­lu­tion des conflits ailleurs au Moyen Orient.

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Com­ment s’organise l’économie ?

Michael Knapp : C’est très dif­fi­cile notam­ment à cause de l’embargo impo­sé par la Tur­quie. Dans le can­ton de Jazi­rah par exemple [La région de Roja­va a été décou­pée en trois can­tons : Koba­né, Jazi­rah et Afrin, ndlr] il y a, comme res­sources, du pétrole et des céréales. Mais il n’y a pas de raf­fi­ne­rie et presque pas de mou­lins. Nous avons vu des silos assez pleins pour nour­rir toute la Syrie pen­dant dix ans. Mais les céréales ne peuvent pas être trans­for­més sur place. Une éco­no­mie col­lec­ti­vi­sée se déve­loppe pour­tant, avec des coopé­ra­tives, qui raf­finent, comme elles peuvent, le pétrole, des coopé­ra­tives agricoles…

Ercan Ayboğa : Les coopé­ra­tives jouent un rôle tou­jours plus impor­tant à Roja­va. Elles sont sou­te­nues par les conseils. Mais l’économie pri­vée est aus­si pos­sible, ce n’est pas interdit.

Le mou­ve­ment reçoit-il des sou­tiens de l’étranger, du Kur­dis­tan turc, ira­kien, ou de la com­mu­nau­té internationale ?

Ercan Ayboğa : Il y a quelques médi­ca­ments et des outils qui arrivent du Nord-Kur­dis­tan, en Tur­quie. Mais la Tur­quie ne laisse pas­ser que peu de choses. Le sou­tien du Nord-Kur­dis­tan reste néan­moins très impor­tant. Les admi­nis­tra­tions auto-orga­ni­sées du Nord-Kur­dis­tan sou­tiennent vrai­ment Roja­va. La ville de Diyar­ba­kir a par exemple envoyé à Koba­né des machines de construc­tion, des ingé­nieurs, un sou­tien tech­nique. Mais pas offi­ciel­le­ment. Sinon, de l’aide arrive d’ailleurs, d’ONG, mais c’est très peu. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale dit qu’elle a besoin de l’autorisation du gou­ver­ne­ment syrien pour envoyer de l’aide vers Roja­va. Mais les gens à Roja­va attendent évi­dem­ment plus de sou­tien inter­na­tio­nal parce qu’ils consi­dèrent qu’ils com­battent pour l’ensemble du monde démocratique.

Michael Knapp : Roja­va n’a presque pas de moyens finan­ciers, et ne reçoit pas d’aide huma­ni­taire. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale dit que le pro­blème, c’est que ce n’est pas un État. Mani­fes­te­ment, aux yeux de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, le sys­tème d’auto-organisation de Roja­va n’a pas à être soutenu.

Pour­tant, les forces com­bat­tantes kurdes d’autodéfense ont à leur actifs plu­sieurs suc­cès mili­taires contre le pseu­do État islamique…

Michael Knapp : Dans ces forces d’autodéfense, les gens com­battent pour sur­vivre, pour des convic­tions, et pour un pro­jet de socié­té. Cer­tains ont long­temps com­bat­tu au Nord-Kur­dis­tan aupa­ra­vant. Ils ont déjà beau­coup d’expérience mili­taire. Mais leur arme­ment est vrai­ment modeste, en com­pa­rai­son à celui de l’EI par exemple.

Recueilli par Rachel Knae­bel, 10 juillet 2015
 — Source de l’ar­ticle : bas­ta­mag


Notes