Au-delà de la « politisation du voile » : résister pour être libres

Par Mali­ka Hamidi

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Middle East Eye

EN LIEN :

Mali­ka Hami­di est doc­teure en socio­lo­gie. Elle a publié aux édi­tions de l’Aube un ouvrage inti­tu­lé Un fémi­nisme musul­man, et pour­quoi pas ? pré­fa­cé par Alain Gresh. Elle codi­rige actuel­le­ment le pro­jet euro­péen « Euro­pean Values for Pri­ma­ry Schools » dans le cadre du pro­gramme Eras­mus + (Com­mis­sion euro­péenne) pour Bruxelles aux côtés de John Riz­zo (auteur de l’ouvrage Sau­ver l’école).

La déci­sion de jus­tice auto­ri­sant l’interdiction du hijab dans l’enseignement supé­rieur en Bel­gique ne fera que mar­gi­na­li­ser les femmes voi­lées en niant leur droit fon­da­men­tal à l’éducation.

Une nou­velle géné­ra­tion se bat pour lut­ter contre ces mesures liberticides

Le 4 juin der­nier, la Cour consti­tu­tion­nelle de Bel­gique a auto­ri­sé l’interdiction du fou­lard isla­mique et de tous les autres signes reli­gieux, poli­tiques et phi­lo­so­phiques visibles dans l’enseignement supé­rieur. La ville de Bruxelles s’est réjouie d’une telle décision.

Celle-ci est pour­tant à la fois infan­ti­li­sante et liberticide. 

« Il sem­ble­rait que depuis près de vingt ans, la che­ve­lure des femmes de confes­sion musul­mane soit deve­nue ce qu’il est conve­nu d’appeler « un enjeu poli­tique majeur », et leur dévoi­le­ment fait désor­mais par­tie des prio­ri­tés les plus impé­rieuses », rap­pelle Pierre Teva­nian.

Le corps des femmes comme « champ de bataille »

En ce cli­mat post-11 sep­tembre, les citoyennes belges de confes­sion musul­mane sont prises en otage entre deux per­cep­tions : soit elles sont vues comme des per­sonnes sou­mises qu’il faut sau­ver contre vents et marées, soit elles sont per­çues comme un dan­ger voire une menace dans l’espace public, sur­tout lorsqu’elles sont enga­gées dans la vie poli­tique et intel­lec­tuelle en étant « bar­dées » de diplômes !

Au cours des vingt der­nières années, le fou­lard est deve­nu « un écran sur lequel sont pro­je­tées les craintes et les luttes poli­tiques de l’Europe », remarque l’historienne Joan W. Scott.

De ce point de vue, l’islamophobie qui gan­grène les socié­tés euro­péennes pour­rait être appré­hen­dée comme un « réflexe psy­cho­lo­gique d’autodéfense » contre cet « autre », en par­ti­cu­lier lorsqu’il s’agit de femmes qui redé­fi­nissent un nou­veau modèle de libé­ra­tion à par­tir d’un para­digme isla­mique au cœur de la socié­té, en Bel­gique ou ailleurs en Occident.

Pour William Bary­lo, socio­logue et cinéaste, l’islamophobie gen­rée dépasse d’ailleurs la ques­tion raciale, eth­nique et reli­gieuse : selon lui, nous sommes face à « une ques­tion d’ego, de pou­voir et d’égoïsme » qui uti­lise la race, l’ethnicité et la reli­gion comme argu­ments afin de divi­ser pour mieux régner.

Pour sai­sir les enjeux du « sem­pi­ter­nel » débat sur le fou­lard, reve­nons sur ce que Joan W. Scott, qui est aus­si pro­fes­seure à l’Institute for Advan­ced Stu­dy de Prin­ce­ton, nomme « la poli­tique du voile ». Selon l’historienne, ce débat a une longue his­toire dans la poli­tique euro­péenne, où « le corps des femmes devient un champ de bataille en temps de crise ».

En effet, pen­dant la période colo­niale, le fou­lard était consi­dé­ré comme un sym­bole d’assujettissement empreint d’une conno­ta­tion exo­tique sau­pou­drée de fan­tasmes éro­tiques : d’une part, la libé­ra­tion des femmes musul­manes était jus­ti­fiée par le désir colo­nial de civi­li­ser et « sau­ver » ces der­nières. D’autre part, cette objec­ti­va­tion fan­tas­mée de leur corps déce­lait le désir de dévoi­ler ce qui était voilé.

L’historienne Katar­zy­na Falę­cka rap­pelle que « dans les années 1950, le voile a joué un rôle impor­tant pen­dant la guerre d’indépendance de l’Algérie contre les Fran­çais. Frantz Fanon, psy­chiatre d’origine mar­ti­ni­quaise et intel­lec­tuel anti­co­lo­nia­liste, décla­rait : « Si nous vou­lons détruire la struc­ture de la socié­té algé­rienne, sa capa­ci­té de résis­tance, nous devons avant tout conqué­rir les femmes ; nous devons les décou­vrir sous le voile der­rière lequel elles se cachent et dans les mai­sons, où les hommes les tiennent à l’abri des regards. »

Selon lui, explique Katar­zy­na Falę­cka, « il était impos­sible pour la puis­sance colo­niale de conqué­rir l’Algérie sans impo­ser les normes euro­péennes à ses femmes. Aujourd’hui, sa visi­bi­li­té est consi­dé­rée comme une menace pour les valeurs occi­den­tales, une menace dont il faut se débar­ras­ser en adop­tant des lois ».

L’espoir d’une libération collective

Dans cette pers­pec­tive, les femmes musul­manes sont per­çues comme « l’autre » et incarnent le pro­blème musul­man en Bel­gique comme dans toute l’Europe.

Fort heu­reu­se­ment, ces der­nières années, toute une lit­té­ra­ture scien­ti­fique a décons­truit cette vision sté­réo­ty­pée, met­tant en évi­dence l’émergence et l’affirmation auda­cieuse de musul­manes qui sont aujourd’hui lea­ders poli­tiques, intel­lec­tuelles enga­gées, artistes et mili­tantes asso­cia­tives nour­ries de l’héritage fémi­nin qui a mar­qué l’âge d’or de l’islam.

Or, lorsque les musul­manes assument avec force et déter­mi­na­tion la res­pon­sa­bi­li­té de por­ter le voile, loin du sym­bole d’oppression qu’on veut leur faire incar­ner, elles sont consi­dé­rées comme des rebelles à contrô­ler, car elles pour­raient être por­teuses d’un agen­da poli­tique caché voire être ins­tru­men­ta­li­sées par « leurs hommes », leurs frères ou les struc­tures isla­miques au sein des­quelles elles sont actives.

Pour­tant, c’est bien ce pro­fil de femmes musul­manes qui est par­ti­cu­liè­re­ment por­teur d’espoirs, car elles contri­buent de manière posi­tive à plus de jus­tice sociale en lut­tant contre toutes formes de « dic­ta­ture » pour une libé­ra­tion col­lec­tive et en en impac­tant leurs « sœurs » en huma­ni­té, du local à l’international.

Cela est illus­tré par le désor­mais incon­tour­nable mou­ve­ment belge #Hija­bis­Fight­Back, ini­tié par les col­lec­tifs « La 5e vague », « Ima­zi Reine » et « Belges comme vous », qui se bat contre cette légis­la­tion, qu’elles jugent dis­cri­mi­na­toire, et pour une Bel­gique inclusive.

À tra­vers cette mobi­li­sa­tion, ces femmes s’approprient une légi­ti­mi­té socio­po­li­tique et brisent cette « sagesse conven­tion­nelle » à laquelle on vou­drait les assi­gner. Elles créent leur « marque de libé­ra­tion » en uti­li­sant des stra­té­gies de soli­da­ri­té et de coa­li­tion en matière de reven­di­ca­tions, tout en ques­tion­nant les racines d’un racisme struc­tu­rel et ins­ti­tu­tion­nel dans une pers­pec­tive cri­tique et tou­jours constructive.

Ces citoyennes à part entière dépo­li­tisent la ques­tion des femmes musul­manes et la « repo­li­tisent » dans le sens noble du terme, pour une Bel­gique unie qui res­pec­te­ra les femmes dans leur diversité.

Ces der­nières années, elles ont ins­pi­ré de manière signi­fi­ca­tive les mou­ve­ments fémi­nistes appe­lant à une approche inter­sec­tion­nelle com­bi­née à une lec­ture post­co­lo­niale des dis­cri­mi­na­tions mul­tiples dont elles sont vic­times, afin de décons­truire la vision orien­ta­liste qui nour­rit la vague d’islamophobie à tra­vers l’Europe.

En défi­ni­tive, le « hijab » a impro­vi­sé un débat « au-delà du fou­lard » sur des concepts com­plexes et tabous comme les incons­cients colo­niaux ou les relents racistes qui dégradent la construc­tion du « vivre ensemble ».

En effet, il a révé­lé une pro­fonde crise phi­lo­so­phique, idéo­lo­gique et poli­tique autour de concepts qui fai­saient jadis l’unanimité, comme la démo­cra­tie, la laï­ci­té et l’émancipation des femmes, et qui aujourd’hui divisent les mou­ve­ments sociaux et la socié­té civile.

Il fut un temps où les femmes musul­manes uti­li­saient le fou­lard comme moyen de résis­tance. Aujourd’hui, elles affirment sans frus­tra­tion aucune que le fou­lard peut être une « décla­ra­tion » féministe.

En défi­ni­tive, cette géné­ra­tion contri­bue à l’histoire de la résis­tance des femmes belges en ren­for­çant la soli­da­ri­té et la spi­ri­tua­li­té au cœur de leurs luttes. Elles révo­lu­tionnent cette per­cep­tion col­lec­tive de l’image de la femme musul­mane dans l’inconscient col­lec­tif et se consi­dèrent comme une « valeur ajou­tée » avec laquelle il va fal­loir désor­mais composer.

Le 5 juillet der­nier, les Hija­bis­Fight­Back ont orga­ni­sé une mani­fes­ta­tion afin de dénon­cer cette auto­ri­sa­tion arbi­traire pro­non­cée par la Cour consti­tu­tion­nelle qui ne fera que mar­gi­na­li­ser un pan de la socié­té civile belge en niant un droit fon­da­men­tal cher aux mou­ve­ments fémi­nistes : celui de l’éducation avant tout, car une femme édu­quée est une femme libre !

Franz Fanon écri­vait : « Je ne suis pas pri­son­nier de mon his­toire. » De la même manière, les citoyennes belges de confes­sion musul­mane ne sont plus pri­son­nières de leur his­toire et se libèrent d’un sys­tème de domi­na­tion – qu’il pro­vienne des hommes, des femmes elles-mêmes ou des institutions.