Une nouvelle génération se bat pour lutter contre ces mesures liberticides
Le 4 juin dernier, la Cour constitutionnelle de Belgique a autorisé l’interdiction du foulard islamique et de tous les autres signes religieux, politiques et philosophiques visibles dans l’enseignement supérieur. La ville de Bruxelles s’est réjouie d’une telle décision.
Celle-ci est pourtant à la fois infantilisante et liberticide.
« Il semblerait que depuis près de vingt ans, la chevelure des femmes de confession musulmane soit devenue ce qu’il est convenu d’appeler « un enjeu politique majeur », et leur dévoilement fait désormais partie des priorités les plus impérieuses », rappelle Pierre Tevanian.
Le corps des femmes comme « champ de bataille »
En ce climat post-11 septembre, les citoyennes belges de confession musulmane sont prises en otage entre deux perceptions : soit elles sont vues comme des personnes soumises qu’il faut sauver contre vents et marées, soit elles sont perçues comme un danger voire une menace dans l’espace public, surtout lorsqu’elles sont engagées dans la vie politique et intellectuelle en étant « bardées » de diplômes !
Au cours des vingt dernières années, le foulard est devenu « un écran sur lequel sont projetées les craintes et les luttes politiques de l’Europe », remarque l’historienne Joan W. Scott.
De ce point de vue, l’islamophobie qui gangrène les sociétés européennes pourrait être appréhendée comme un « réflexe psychologique d’autodéfense » contre cet « autre », en particulier lorsqu’il s’agit de femmes qui redéfinissent un nouveau modèle de libération à partir d’un paradigme islamique au cœur de la société, en Belgique ou ailleurs en Occident.
Pour William Barylo, sociologue et cinéaste, l’islamophobie genrée dépasse d’ailleurs la question raciale, ethnique et religieuse : selon lui, nous sommes face à « une question d’ego, de pouvoir et d’égoïsme » qui utilise la race, l’ethnicité et la religion comme arguments afin de diviser pour mieux régner.
Pour saisir les enjeux du « sempiternel » débat sur le foulard, revenons sur ce que Joan W. Scott, qui est aussi professeure à l’Institute for Advanced Study de Princeton, nomme « la politique du voile ». Selon l’historienne, ce débat a une longue histoire dans la politique européenne, où « le corps des femmes devient un champ de bataille en temps de crise ».
En effet, pendant la période coloniale, le foulard était considéré comme un symbole d’assujettissement empreint d’une connotation exotique saupoudrée de fantasmes érotiques : d’une part, la libération des femmes musulmanes était justifiée par le désir colonial de civiliser et « sauver » ces dernières. D’autre part, cette objectivation fantasmée de leur corps décelait le désir de dévoiler ce qui était voilé.
L’historienne Katarzyna Falęcka rappelle que « dans les années 1950, le voile a joué un rôle important pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie contre les Français. Frantz Fanon, psychiatre d’origine martiniquaise et intellectuel anticolonialiste, déclarait : « Si nous voulons détruire la structure de la société algérienne, sa capacité de résistance, nous devons avant tout conquérir les femmes ; nous devons les découvrir sous le voile derrière lequel elles se cachent et dans les maisons, où les hommes les tiennent à l’abri des regards. »
Selon lui, explique Katarzyna Falęcka, « il était impossible pour la puissance coloniale de conquérir l’Algérie sans imposer les normes européennes à ses femmes. Aujourd’hui, sa visibilité est considérée comme une menace pour les valeurs occidentales, une menace dont il faut se débarrasser en adoptant des lois ».
L’espoir d’une libération collective
Dans cette perspective, les femmes musulmanes sont perçues comme « l’autre » et incarnent le problème musulman en Belgique comme dans toute l’Europe.
Fort heureusement, ces dernières années, toute une littérature scientifique a déconstruit cette vision stéréotypée, mettant en évidence l’émergence et l’affirmation audacieuse de musulmanes qui sont aujourd’hui leaders politiques, intellectuelles engagées, artistes et militantes associatives nourries de l’héritage féminin qui a marqué l’âge d’or de l’islam.
Or, lorsque les musulmanes assument avec force et détermination la responsabilité de porter le voile, loin du symbole d’oppression qu’on veut leur faire incarner, elles sont considérées comme des rebelles à contrôler, car elles pourraient être porteuses d’un agenda politique caché voire être instrumentalisées par « leurs hommes », leurs frères ou les structures islamiques au sein desquelles elles sont actives.
Pourtant, c’est bien ce profil de femmes musulmanes qui est particulièrement porteur d’espoirs, car elles contribuent de manière positive à plus de justice sociale en luttant contre toutes formes de « dictature » pour une libération collective et en en impactant leurs « sœurs » en humanité, du local à l’international.
Cela est illustré par le désormais incontournable mouvement belge #HijabisFightBack, initié par les collectifs « La 5e vague », « Imazi Reine » et « Belges comme vous », qui se bat contre cette législation, qu’elles jugent discriminatoire, et pour une Belgique inclusive.
À travers cette mobilisation, ces femmes s’approprient une légitimité sociopolitique et brisent cette « sagesse conventionnelle » à laquelle on voudrait les assigner. Elles créent leur « marque de libération » en utilisant des stratégies de solidarité et de coalition en matière de revendications, tout en questionnant les racines d’un racisme structurel et institutionnel dans une perspective critique et toujours constructive.
Ces citoyennes à part entière dépolitisent la question des femmes musulmanes et la « repolitisent » dans le sens noble du terme, pour une Belgique unie qui respectera les femmes dans leur diversité.
Ces dernières années, elles ont inspiré de manière significative les mouvements féministes appelant à une approche intersectionnelle combinée à une lecture postcoloniale des discriminations multiples dont elles sont victimes, afin de déconstruire la vision orientaliste qui nourrit la vague d’islamophobie à travers l’Europe.
En définitive, le « hijab » a improvisé un débat « au-delà du foulard » sur des concepts complexes et tabous comme les inconscients coloniaux ou les relents racistes qui dégradent la construction du « vivre ensemble ».
En effet, il a révélé une profonde crise philosophique, idéologique et politique autour de concepts qui faisaient jadis l’unanimité, comme la démocratie, la laïcité et l’émancipation des femmes, et qui aujourd’hui divisent les mouvements sociaux et la société civile.
Il fut un temps où les femmes musulmanes utilisaient le foulard comme moyen de résistance. Aujourd’hui, elles affirment sans frustration aucune que le foulard peut être une « déclaration » féministe.
En définitive, cette génération contribue à l’histoire de la résistance des femmes belges en renforçant la solidarité et la spiritualité au cœur de leurs luttes. Elles révolutionnent cette perception collective de l’image de la femme musulmane dans l’inconscient collectif et se considèrent comme une « valeur ajoutée » avec laquelle il va falloir désormais composer.
Le 5 juillet dernier, les HijabisFightBack ont organisé une manifestation afin de dénoncer cette autorisation arbitraire prononcée par la Cour constitutionnelle qui ne fera que marginaliser un pan de la société civile belge en niant un droit fondamental cher aux mouvements féministes : celui de l’éducation avant tout, car une femme éduquée est une femme libre !
Franz Fanon écrivait : « Je ne suis pas prisonnier de mon histoire. » De la même manière, les citoyennes belges de confession musulmane ne sont plus prisonnières de leur histoire et se libèrent d’un système de domination – qu’il provienne des hommes, des femmes elles-mêmes ou des institutions.