Les Bouddhas de Bamiyan, un conte afghan

Il y a vingt ans ce mois-ci, les Tali­bans afghans ont fait sau­ter les Boud­dhas de Bamiyan en mille mor­ceaux ; aujourd’hui, on ne peut les voir que sous forme d’hologrammes en 3D.

Au début, il y avait les Boud­dhas de Bamiyan : la sta­tue du Boud­dha de l’Ouest, de 55 mètres de haut, et celle du Boud­dha de l’Est, de 38 mètres de haut, sculp­tées pen­dant des décen­nies depuis 550 après J.-C. dans des falaises de grès poreux, les détails com­plexes étant mode­lés dans de l’argile mélan­gée à de la paille et recou­verte de stuc.

Xuan­zang, le légen­daire moine voya­geur du début de la dynas­tie Tang, qui s’est ren­du en Inde à la recherche de manus­crits boud­dhistes, les a vus dans toute leur gloire – colo­rée – au VIIe siècle.

Puis, avec l’arrivée de l’Islam dans ces hautes terres cen­trales d’Afghanistan, le folk­lore haza­ra local les a len­te­ment trans­for­mées en Roméo et Juliette de l’Hindu Kush.

Ils sont deve­nus « Sol­sol » (« année après année », ou, plus fami­liè­re­ment, le prince de Bamiyan) et « Shah­ma­na » (« la mère du roi », ou fami­liè­re­ment une prin­cesse d’un royaume loin­tain). En tant qu’amants, ils ne pou­vaient pas être unis en couple dans ce monde ; ils ont donc choi­si de se trans­for­mer en sta­tues et de se tenir l’un près de l’autre pour toujours.

Et puis, il y a vingt ans, après un mil­lé­naire et demi d’histoire vivante, les Tali­bans les ont fait exploser.

Repré­sen­ta­tion des boud­dhas due à une mis­sion russe (1878 – 79)

Tuer Roméo et Juliette

Sol­sol et Shah­ma­na ont vécu depuis leur créa­tion par­mi les Haza­ras, qui parlent le dari, un dia­lecte per­san com­por­tant de nom­breux mots d’origine mon­gole et turque. Les Haza­ras sont en par­tie les des­cen­dants des troupes de Gen­gis Khan qui se sont infil­trées dans ces mon­tagnes au XIIIe siècle. Les Haza­ras – que j’ai eu le plai­sir de ren­con­trer prin­ci­pa­le­ment à Kaboul au début des années 2000 – res­tent essen­tiel­le­ment mon­gols, mais lin­guis­ti­que­ment per­sa­ni­sés, ayant adop­té la vieille tra­di­tion agri­cole des mon­tagnes iraniennes.

Les Haza­ras sont dia­mé­tra­le­ment oppo­sés aux Pach­tounes – qui avaient une eth­no-génèse extrê­me­ment com­plexe avant le début du XVIIIe siècle, lorsqu’ils se sont regrou­pés en grandes fédé­ra­tions de tri­bus nomades. Leur code de conduite – le Pash­toun­wa­li – est simple, il régit avant tout un méca­nisme de sanctions.

La sanc­tion numé­ro un est la mort : c’est une socié­té pauvre, où les sanc­tions sont phy­siques et non maté­rielles. L’Islam a ajou­té des élé­ments moraux au Pach­toun­wa­li. Et puis il y a les normes juri­diques impo­sées par les nobles héré­di­taires – qui fonc­tionnent comme le tapis qui embel­lit la pièce : elles viennent des Turcs mongols.

L’État afghan moderne a été créé à la fin du XIXe siècle par Abd-ur-Rah­man, « l’Émir de Fer ». Il a réus­si grâce à une « pach­tou­ni­sa­tion » de la région qui était loca­le­ment connue comme le nord du Tur­kes­tan. Puis il a inté­gré les Haza­ras dans les mon­tagnes cen­trales par le biais de cam­pagnes mili­taires sanglantes.

Les terres des Haza­ras ont été ouvertes aux tri­bus nomades pach­tounes – qui comp­taient non seule­ment des ber­gers, mais aus­si des mar­chands et des cara­va­niers. De plus en plus endet­tés, les Haza­ras ont fini par deve­nir les otages éco­no­miques des Pach­tounes. Leur solu­tion était d’émigrer à Kaboul, où ils occu­paient sur­tout des emplois subalternes.

Et cela nous amène au cœur du pro­blème. Les Haza­ras sont des Chiites. Les Pach­tounes sont des Sun­nites. Les Pach­tounes se consi­dèrent comme les pro­prié­taires de l’Afghanistan – même s’il y a des luttes intes­tines impor­tantes et per­sis­tantes entre les groupes pach­tounes. Les Pach­tounes détestent sim­ple­ment le concept west­pha­lien d’État-nation : ils se consi­dèrent avant tout comme un empire dans un empire.

Cela implique que les mino­ri­tés eth­niques sont mar­gi­na­li­sées – si elles ne peuvent pas trou­ver une sorte d’accommodement. Les Haza­ras, parce qu’ils sont chiites, ont été extrê­me­ment mar­gi­na­li­sés sous le régime des Tali­bans, de 1996 à 2001.

Les Tali­bans ont débar­qué en masse des madras­sas pakis­ta­naises en 1994 : l’écrasante majo­ri­té était consti­tuée de Pach­tounes des zones rurales entre Kan­da­har et Pak­tiya. Ils avaient pas­sé de nom­breuses années dans des camps dis­per­sés le long des zones tri­bales pakis­ta­naises et du Baloutchistan.

Les Tali­bans ont connu un suc­cès ins­tan­ta­né pour trois raisons :

1 – L’application de la loi de la charia.

2 – Leur lutte contre le manque de sécu­ri­té après le dji­had des années 80, ins­tru­men­ta­li­sé par les Amé­ri­cains pour don­ner à l’URSS son « propre Viet­nam » (défi­ni­tion de Brze­zins­ki), et l’anarchie des sei­gneurs de la guerre qui s’en est suivie.

3 – Parce qu’ils ont incar­né le retour des Pach­tounes en tant que prin­ci­pale force afghane.

Pas de réincarnation ?

Tout ce qui pré­cède four­nit le contexte de l’inévitable des­truc­tion de Sol­sol et Shah­ma­na en mars 2001. Ils étaient les sym­boles d’une reli­gion « infi­dèle ». Et ils étaient situés en terre chiite hazara.

Des mois plus tard, après le 11 sep­tembre, j’ai appris de res­pon­sables tali­bans proches de l’ambassadeur Abdul Salam Zaeef à Isla­ma­bad qu’ils avaient d’abord fait sau­ter « la petite, qui était une femme » puis « son mari » ; cela implique que les Tali­bans étaient très conscients du folk­lore local.

Le pro­ces­sus de des­truc­tion a com­men­cé avec les jambes du Grand Boud­dha : l’une d’elles était déjà cou­pée au genou et l’autre au fémur. Cela leur a pris quatre jours – en uti­li­sant des mines, des explo­sifs et même de l’artillerie. Les Tali­bans ont for­cé les jeunes Haza­ras locaux à per­cer des trous dans les sta­tues : ceux qui refu­saient étaient abattus.

Mais cela n’a pas suf­fi à tuer la tra­di­tion orale. Même la jeune géné­ra­tion haza­ra, née après la des­truc­tion des Boud­dhas, se délecte encore de l’histoire de Sol­sol et Shahmana.

Mais se réin­car­ne­ront-ils un jour en sta­tues vivantes ? Arrive alors la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale », habi­tuel­le­ment désor­don­née. En 2003, l’Unesco a décla­ré le site des Boud­dhas de Bamiyan et les grottes envi­ron­nantes « site du patri­moine mon­dial en péril ».

Pour­tant, Kaboul et l’Unesco ne semblent pas s’entendre sur une déci­sion finale. En l’état actuel des choses, Sol­sol ne sera pas recons­truite ; Shah­ma­na, peut-être. Par inter­mit­tence, ils res­sus­citent sous forme d’hologrammes en 3D.

Ce qui s’est pas­sé jusqu’à pré­sent est un « tra­vail de conso­li­da­tion de la niche du Boud­dha de l’Est », ter­mi­né en 2015. Le tra­vail sur la niche du Boud­dha de l’Ouest a com­men­cé en 2016. Un groupe de tra­vail d’experts de Bamiyan se réunit chaque année, avec l’administration de Kaboul, des experts de l’Unesco et des dona­teurs, prin­ci­pa­le­ment alle­mands et japonais.

Ishaq Maw­hi­di, le chef du Dépar­te­ment de la Culture et de l’Information de Bamiyan, est convain­cu que « 90% des sta­tues peuvent être recons­truites avec les débris », plus des frag­ments de sta­tues plus petits actuel­le­ment conser­vés dans deux grands entre­pôts sur le site.

Le Minis­tère de la Culture afghan sou­tient à juste titre que les tra­vaux de recons­truc­tion néces­si­te­ront une équipe for­mi­dable, com­pre­nant des éru­dits du Boud­dhisme, des archéo­logues spé­cia­li­sés dans l’art du Gand­ha­ra, des his­to­riens, des eth­no­graphes, des his­to­rio­graphes spé­cia­li­sés dans les pre­miers siècles du pre­mier mil­lé­naire en Afghanistan.

Ce sera fina­le­ment aux riches dona­teurs tels que Ber­lin et Tokyo de finan­cer volon­tai­re­ment tout cela – et d’en jus­ti­fier les coûts, étant don­né que les terres du Gand­ha­ra ont à peine été dotées de routes et d’électricité en état de marche par le gou­ver­ne­ment cen­tral de Kaboul.

Il est tou­jours cru­cial de se rap­pe­ler que l’explosion des Boud­dhas de Bamiyan est un cas cru­cial de des­truc­tion déli­bé­rée du patri­moine cultu­rel mon­dial – à côté de cas effroyables en Syrie, au Yémen, en Irak, en Libye et au Mali. Ils sont tous liés, direc­te­ment et indi­rec­te­ment, aux causes et aux consé­quences des guerres impé­riales éter­nelles et de leurs retom­bées (n’oubliez jamais que les Tali­bans ont été ini­tia­le­ment plei­ne­ment cour­ti­sés par l’administration Clinton).

Le Boud­dha de Douchanbé

Fina­le­ment, je n’ai jamais réus­si à voir Sol­sol et Shah­ma­na. Les Tali­bans ne délivrent en aucun cas un per­mis de voyage pour les étran­gers. Après le 11 sep­tembre et l’expulsion des Tali­bans de Kaboul, je négo­ciais un pas­sage sûr avec les com­bat­tants haza­ras, mais quelque chose de plus impor­tant est arri­vé : sou­doyer un com­man­dant pach­toune pour qu’il emmène un petit groupe d’entre nous à Tora Bora pour voir le spec­tacle des B‑52 de l’Empire contre Ous­sa­ma ben Laden.

Au lieu de Sol­sol et Shah­ma­na – soit debout dans leurs niches, soit explo­sés en mille mor­ceaux – j’ai fina­le­ment réus­si à voir la meilleure option sui­vante : le Boud­dha cou­ché de Douchanbé.

L’Afghanistan est peut-être le « cime­tière des empires » – le der­nier acte est en cours à l’heure où nous par­lons. Et, dans une cer­taine mesure, un cime­tière de Boud­dhas. Mais pas le Tad­ji­kis­tan voisin.

La saga ori­gi­nale du Boud­dha de Dou­chan­bé a été publiée par Asia Times en ces jours gri­sants du 11 sep­tembre. C’est arri­vé alors que mon pho­to­graphe Jason Flo­rio et moi-même atten­dions depuis des jours qu’un héli­co­ptère nous emmène dans la val­lée du Pan­j­shir en Afghanistan.

Dix-huit ans plus tard, comme une nou­velle de Jorge Luis Borges, tout est reve­nu à la nor­male avant que je ne prenne l’autoroute du Pamir fin 2019. Je suis allé au même musée à Dou­chan­bé et il était là : le « lion endor­mi » de 13 mètres de long, trou­vé dans le monas­tère boud­dhiste d’Ajinateppa, repo­sant sur des oreillers, dans un pari­nir­va­na glo­rieux, et entiè­re­ment res­tau­ré, avec l’aide d’un expert de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.

Quelque part en des sphères incon­nues au-delà de l’espace et du temps, Sol­sol et Shah­ma­na auront un sou­rire bienveillant.