En 2000, Bernardo Mançano Fernandes publiait un livre d’entretien avec João Pedro Stédile, l’un des fondateurs du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) [1]. Ce livre a été traduit en français et publié par les éditions Le Temps des cerises en 2003 sous le titre Gens sans terre : la trajectoire du MST et la lutte pour la terre au Brésil [2]. Pour des raisons qui regardent l’éditeur, un des chapitres de l’ouvrage original, consacré à la mystique [3], n’a pas été inclus dans la version française, sans même d’ailleurs – sauf erreur de notre part – qu’il soit fait mention de cette omission.
Dial a décidé de réparer cet « oubli » et nous publions ici aussi la traduction française qui n’était pas encore disponible, associé à un texte d’analyse rédigé par Susana Bleil qui a consacré sa thèse de doctorat de sociologie au MST et qui se trouve après le premier article.
La mystique
Parlez-nous maintenant de l’importance de la mystique pour le MST.
C’est une autre contribution faite d’expériences, de savoirs et de pratiques, que nous apportons en tant qu’organisation sociale. Qu’y a‑t-il de nouveau dans cette organisation sociale, au-delà de ce dont j’ai parlé jusqu’à maintenant ? S’il fallait résumer, je distinguerais deux aspects. Le premier, c’est la manière dont nous entretenons une mystique pour parvenir à l’unité entre nous. Ni la gauche – parce qu’elle avait honte – ni la droite ne l’avaient fait. La mystique fait partie de notre pratique sociale et elle dispose les personnes à participer à la lutte. Le second aspect, c’est l’apport général que constitue l’application de ces principes d’organisation. Nous avons ainsi deux nouveautés produites par le mouvement qui peuvent être adoptées par d’autres types de mouvements sociaux : la mystique et les principes d’organisation.
Est-ce que ce sont ces deux aspects qui procurent un soutien idéologique et politique au MST ?
Aux militants du MST et aussi aux autres personnes. Pourquoi une personne s’engage-t-elle à participer à une marche sur Brasilia ? Parce qu’elle se sent bien, contente. Tout le monde regarde et se dit : « Quel sacrifice ! » mais le gars est content, comme dans le cas du monsieur âgé de 90 ans, Luis Beltrame, de Promissão [4]. Il a marché 1200 kilomètres et, quand il est arrivé à Brasilia, il a déclaré qu’il espérait que le mouvement organiserait une nouvelle marche. Il aurait pu dire aussi « Ah ! Je me suis usé les pieds. Il me faudra trois mois pour retrouver la santé ». Il avait le droit de dire ce qu’il voulait.
C’est ce qui explique que des familles soient restées dans les campements pendant six ans ?
Nous voyons des exemples de sacrifices énormes. Ces familles restent si longtemps parce qu’elles sont soutenues par la mystique et les principes d’organisation, et pas seulement parce qu’elles ont besoin de terre.
La mystique est une pratique que le mouvement met en œuvre. D’une certaine façon, c’est son aliment idéologique, d’espérance, de solidarité. La mystique, pour le MST, est un rituel. Elle est insérée dans une histoire d’espérance, de célébration permanente. Cette interprétation est-elle pertinente ?
C’est bien cela, mais c’est plus encore. Sous l’influence de l’Église, la mystique était facteur d’unité, d’accomplissement de nos idéaux, mais, en tant que liturgie, elle était très pesante. Avec le temps – selon un processus d’élaboration – nous nous sommes rendu compte que si tu laisses la mystique devenir formaliste, elle meurt. La mystique n’a de sens que si elle fait partie de ta vie. Nous ne pouvons pas lui réserver des moments particuliers, comme les Congrès ou les Rencontres nationales ou régionales. Nous devons la mettre en œuvre dans toutes les circonstances où des personnes se réunissent, car c’est une forme collective d’expression d’un sentiment. Nous voulons que ce sentiment fasse naître un idéal, et qu’il ne soit pas seulement une obligation. Personne n’est ému simplement parce qu’il en reçoit l’ordre. Il s’émeut s’il est poussé par une motivation intérieure. Ce n’est pas non plus une illusion métaphysique ou idéaliste, selon laquelle nous irons tous ensemble au paradis. Si c’était cela, alors nous nous mettrions à pleurer, comme le font bien des sectes religieuses. Les charismatiques par exemple utilisent la mystique en vue d’un idéal inaccessible. Dans ce cas, elle ne dure pas, de même que ce mouvement charismatique ne dure pas une vie entière. Les personnes se rendront compte du piège qui peut durer jusqu’à 20 ou 30 ans, mais qui ne survit pas dans l’histoire de l’humanité. Nous avons voulu construire des manières différentes de vivre une mystique, à partir d’une meilleure compréhension. Auparavant, nous ne faisions qu’imiter : « L’Église emploie une certaine liturgie mystique pour maintenir l’unité en lien avec l’Évangile ». Quand nous forcions la copie, cela ne marchait pas parce que les personnes doivent se sentir motivées par un projet déterminé. Ayant compris cela, nous faisons ressortir, à chaque instant et dans chacune des activités du mouvement, un aspect du projet pour stimuler les personnes.
Quelle est la relation entre le MST et le fait religieux ?
C’est une question très intéressante qui doit attirer l’attention de la société. Comment se fait-il que nous, qui sommes de gauche, allions toujours à la messe ? Pour nous, il n’y a là aucune contradiction. Au contraire, nos militants utilisent leur foi religieuse pour alimenter leur lutte, qui est une lutte de gauche, qui est une lutte contre l’État et contre le capital.
La mystique fait que les personnes se sentent bien. Récemment, nous avons réussi à élaborer une théorie sur elle. Nous publierons un fascicule avec divers textes de Leonardo Boff. Comme théologien, il analyse les origines de la mystique dans la pensée humaine. Il en est de même de Ranulfo Peloso, qui a écrit un texte sur les raisons de l’existence de la mystique. Et nous avons également un texte d’Adémar Bogo [5], qui réfléchit sur notre pratique en la matière. C’est en quelque sorte la représentation théorique de notre expérience de 10 ou 15 ans.
Quels sont les symboles du mouvement ?
Le drapeau, les mots d’ordre, les outils de travail, les produits du travail des champs. Ils apparaissent aussi de multiples façons : dans l’usage du bonnet, des ceintures et de la musique, etc. Les chants sont un symbole très important. Et même le Journal sans terre est beaucoup plus qu’un moyen de communication pour le MST. C’est un symbole. Le militant s’identifie à lui, y trouve des affinités, et l’apprécie.
Comment est apparu le drapeau du Mouvement des sans-terre ?
En accord avec la conception de la mystique, théoriquement les gens avaient déjà appris avec l’Église – et aussi dans la pratique – que dans toute organisation sociale, dans tout mouvement social, ce n’est pas le discours qui est la base de l’unité entre les personnes. Ce qui construit l’unité, c’est une vision idéologique et politique de la réalité, et l’usage de symboles qui vont tisser l’identité. Ils matérialisent l’idéal, cette unité invisible. À l’origine du mouvement, dans tout ce que nous entreprenions, nous utilisions différents drapeaux. Certains n’employaient que des drapeaux rouges. Un drapeau, que nous utilisions là-bas, à Encruzilhada Natalino, à Ronda Alta, portait l’inscription « Le peuple uni ne sera jamais vaincu » Sur d’autres était écrit : « La Terre est à qui la travaille ». Sur le drapeau du grand mât, figuraient les mots « Terre et justice ». Il y avait encore d’autres drapeaux, que les gens fabriquaient spontanément.
Peu à peu, à mesure que le mouvement prenait de l’ampleur, nous avons compris que nous devrions avoir une identité propre, pour éviter aussi qu’un éparpillement ne vienne mettre en péril l’unité et l’identité originelles. Nous avons entamé, au milieu de l’année 1986, un débat au sein du mouvement pour que, dans les États, on élabore et présente des suggestions. Avant la Rencontre nationale qui s’est tenue à Piracicaba (État de São Paulo), à la fin de 1986 ou au début de 1987, je ne me rappelle plus exactement, sont apparues diverses propositions, qui ont été diffusées dans les États, afin que tous prennent connaissance des idées présentées. Quand s’ouvrit la Rencontre nationale, deux ou trois propositions avaient été retenues. Après débat, la proposition gagnante fut celle qui constitue aujourd’hui notre drapeau. Nous avons demandé à Hamilton Pereira [6] de composer un poème sur notre drapeau. Il l’a écrit. Ce fut une sorte de lancement officiel du drapeau pour les militants.
Sur le moment, on ne voyait pas très clairement la signification de chaque élément et de chaque couleur. À part deux éléments portant sur l’ensemble. La couleur rouge par exemple, qui exprime traditionnellement la lutte et qui évoque la classe ouvrière, est un élément idéologique très fort. Le dessin du couple sur le drapeau provient du Premier Congrès. Comme dans le monde rien ne se crée, nous nous sommes inspirés d’une affiche du Nicaragua, où l’on voyait un homme et une femme dans une manifestation. Lors du Premier Congrès national, en 1985, ce couple, avec un grand couteau brandi avait frappé les esprits. C’est un signe très fort.
Et d’où est venue cette idée d’une ode au drapeau du MST ?
Hamilton Pereira participait à la Rencontre nationale de Piracicaba en 1987. Il était l’un des invités de la conférence sur la conjoncture agricole. Nous l’avons abordé et lui avons dit : « Nous avons choisi notre drapeau. Et à la fin de la Rencontre nous en ferons le lancement. Nous aimerions que tu prépares un message sur le sens que revêt ce drapeau pour le mouvement ». Et au lieu de faire un discours, comme nous le pensions, il a pris l’initiative de composer un poème.
Est-ce qu’il s’est passé la même chose avec l’hymne du MST ?
Ce fut un processus analogue, mais postérieur. L’hymne a été créé environ deux ans après le drapeau. Les propositions sont venues du Secrétariat national à São Paulo et nous les avons diffusées dans les États. Ensuite, à la Rencontre nationale de 1989, à Nova Veneza (État de São Paulo), fut choisie la proposition gagnante. Ce fut un vrai « festival musical ». L’hymne choisi qui venait de Bahia est devenu l’hymne officiel du MST. Après ce choix, Paulo Maldos [7], de l’Institut sedes sapientiae [8], de São Paulo, grand ami du MST, proposa de contacter le maître Willy de Oliveira, de l’orchestre de l’université de São Paulo, pour donner à l’hymne l’allure d’une marche. Le maître, fils de paysans et politiquement progressiste, accepta de relever le défi. Non seulement il harmonisa les paroles avec la musique, mais il fit enregistrer l’hymne par la chorale de l’Université.
Nous lui en sommes très reconnaissants. Nous l’avons souvent invité à nos festivités, mais il n’a pas pu venir. Nous voulions lui adresser nos remerciements, avec tous les militants, pour le travail qu’il a réalisé et pour sa grande générosité à notre égard.
On observe, ces dernières années, que le MST a le souci de populariser davantage son symbole et son sigle. Est-ce intentionnel ou est-ce simplement le résultat de la place que la lutte pour la terre est en train de prendre dans les médias ?
Effectivement, un ami qui travaille dans une agence de publicité à Campinas (État de São Paulo) a relevé que le sigle du MST est un de ceux qui apparaissent le plus souvent dans les médias. Si nous avions un plan d’action pour figurer dans les médias, comme les grandes entreprises en ont, cela nous coûterait une fortune. Ce serait impossible pour le MST. L’objectif final n’a jamais été les médias. C’est la lutte sociale. Et c’est la lutte sociale qui finit par conquérir des espaces dans les journaux, les revues, les radios et la télévision. Même si cela ne plaît pas aux propriétaires des moyens de communication ou au gouvernement, vient un moment où ils ne peuvent plus passer sous silence la lutte sociale. Et c’est ainsi que le sigle et le nom du MST finissent par devenir populaire.
Maintenant, à l’intérieur du mouvement, nous avons déjà pris la décision de faire figurer le sigle et le symbole du MST sur tous les produits agroindustriels des établissements [9] et de nos coopératives. Nous voulons que la société perçoive que le drapeau n’est pas associé seulement à des occupations de terres. Nous réalisons des conquêtes importantes dans les établissements et il faut que la société les connaisse. Nous n’aurons pas de place dans les médias pour cela. Mais nous pouvons communiquer avec la société sans avoir besoin de recourir aux grands médias. Il suffit, comme toujours, d’être disponible et créatif.
Sur les chants du MST, que pouvez-vous nous dire ?
Le chant reflète toujours un moment de notre lutte ou de notre histoire. C’est un symbole du changement. Ou plutôt, c’est un symbole daté, de la même façon que les mots d’ordre sont des symboles datés. En revanche, l’hymne et le drapeau n’ont pas de date : ils sont intemporels. Les chants et les mots d’ordre nous aident à récupérer notre histoire. Ils enregistrent le moment et ensuite ils évoluent en même temps que l’organisation. Je ne veux pas dire par là qu’ils sont seulement le résultat de l’action politique de l’organisation. Ils sont souvent, politiquement, bien plus avancés que l’action elle-même. Je veux simplement souligner le caractère évolutif qu’ils ont. Par exemple, à l’époque de la répression impitoyable, le chant le plus entonné était celui de Luiz Vila Nova, du Maranhão, qui s’intitulait « Le risque que court le bois, la hache le court aussi ». Ce chant décrivait, fidèlement, la violence qui accablait les paysans du Nord et du Nordeste et les appelait à réagir, et à ne pas se laisser massacrer impunément.
Mais, voyez-vous, les choses changent. Alors qu’aujourd’hui, nous sommes en train de discuter d’un projet populaire pour le Brésil, le chant le plus connu actuellement est « Ordre et Progrès », du camarade Zé Pinto. Ce chant est devenu le symbole de la Marche sur Brasilia.
Le signe que le MST est devenu une référence pour la société est une annonce publiée dans la presse par la MTV [10], où apparaît le bonnet du MST. L’avez-vous déjà vue ?
Je crois que ce n’est pas vraiment une référence. Pour moi, une référence est quelque chose de plus durable, alors qu’une image publicitaire est plus éphémère. Elle agit dans l’instant, sur le moment. Cela montre l’agilité et l’efficacité du secteur, qui tire parti des événements d’actualité à ce moment-là. Ainsi, l’évocation d’une lutte sociale dans une image publicitaire révèle deux choses ; d’abord que la lutte est d’actualité ; et ensuite, que la population est prête à recevoir cette information, c’est-à-dire que la population s’identifie à cette cause, l’apprécie ou la soutient. Il y a là un indicateur du soutien populaire que reçoit notre cause et cela est encourageant.
Comment analysez-vous la série télévisée Le Roi du Troupeau [11] de la chaîne de télévision Rede Globo ? Quel effet a‑t-elle eu pour le mouvement ?
Ce n’est pas seulement la série télévisée qui a joué un rôle important. L’exposition de photos « Terre », de Sebastião Salgado [12] a eu un très grand retentissement. Ce fut une exposition mondiale sur notre cause, notre lutte et notre réalité. De même, la contribution de Chico Buarque, qui a enregistré un disque de quatre chansons pour accompagner l’exposition de photos, a été très importante, notamment pour montrer comment se manifestent les différents soutiens que reçoit notre lutte. La série télévisée a été importante, indépendamment du contexte. Il y a eu un débat à ce sujet dans la revue Teoria e Debate (« Théorie et Débat » [13], du Parti des travailleurs.
Ce qui est impressionnant, c’est que le peuple ne s’intéresse pas au détail. Pour lui, ce qui importe est que la télévision parle des sans-terre, peu importe ce qu’elle en dit. Il semble qu’il y avait ainsi une certaine représentation sociale. Ce qui importait, c’était que les sans-terre apparaissaient à la télévision, sur la chaîne Rêde Globo. Évidemment, du fait que les sans-terre figuraient dans la télésérie sur la chaîne télévisée la plus regardée du pays, tout ce qui se passait dans les établissements, dans les campements, prenait de l’importance et pouvait être commenté. Tu avais une présentation virtuelle, celle de la télésérie, et la présentation réelle, celle du quotidien, qui soulevait la question des occupations de terres et les problèmes de l’école, de la réforme agraire, de la production, et le reste. Dans la ville de São Paulo, sans doute parce que la population est déjà très urbanisée, l’impact fut limité. En revanche, dans les petites agglomérations, où les gens voyaient le campement, le vrai, toute la journée, la télésérie avait bien plus d’impact. Le succès obtenu à l’intérieur du pays a été impressionnant.
- Source : Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3166.
- Traduction de Lucile et Martial Lesay pour Dial.
- Version originale (portugais) : João Pedro Stédile et Bernardo Mançano Fernandes, Brava gente : a trajetória do MST e a luta pela la terra no Brasil, São Paulo, Ed. Fundacão Perseu Abramo, 2000, p. 129 – 137.
Notes
[1] João Pedro Stédile et Bernardo Mançano Fernandes, Brava gente : a trajetória do MST e a luta pela la terra no Brasil, São Paulo, Ed. Fundacão Perseu Abramo, 2000, 166 p.
[2] João Pedro Stédile et Bernardo Mançano Fernandes, Gens sans terre : la trajectoire du MST et la lutte pour la terre au Brésil, traduit par Maria do Fetal de Almeida et Jean-Yves Martin, Pantin, Le Temps des cerises, 2003, 199 p.
[3] Nous avons fait le choix de traduire le mot mística. Susana Bleil, l’autrice du second texte sur ce thème, préfère conserver le terme portugais pour insister sur ce que cette réalité a de singulier. De notre côté, il nous semble que le terme de « mystique » a, en français des acceptions diverses, comme en témoigne l’usage qu’en fait Charles Péguy dans Notre jeunesse : « Tout commence en mystique et tout finit en politique. Tout commence par la mystique […] et tout finit par de la politique… La question n’est pas que telle ou telle politique l’emporte sur telle ou telle autre […] l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance. » (Péguy, Charles, Œuvres en prose complètes, tome III, édité par Robert Burac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 20). En ajouter une, qui n’est pas sans rapport avec les autres, nous paraît aller de pair avec l’effort de Dial de rendre disponible, en français, des textes venus d’autres horizons.
[4] Installé dans l’ancienne Fazendas Reunidas, sur la commune de Promissão (État de São Paulo). Il a fait partie de la colonne sud, qui a marché de la ville de São Paulo jusqu’à Brasilia, sur le trajet d’environ 1 200 kilomètres suivi par la Marche nationale du MST entre février et avril 1997.
[5] Ce dirigeant du MST intervient dans le domaine de la formation. Il se distingue comme poète et auteur de chants utilisés par le mouvement. Il est l’auteur de l’hymne du MST.
[6] Il écrit ses poésies sous le pseudonyme de Pedro Tierra. Originaire du Tocantins, il a vécu un long parcours de lutte politique. Prisonnier pendant la dictature militaire, il commença à écrire des vers en prison. Il a publié plusieurs livres de poésie, il a participé à l’organisation du récital de la « Messe des Quilombos », aux côtés de Milton Nascimento et de Dom Pedro Casaldáliga. Il a été Secrétaire à l’agriculture dans le Bureau national du Parti des travailleurs (PT) et également Secrétaire à la culture dans le gouvernement du District fédéral. Il est actuellement directeur de la Fondation Perseu Abramo, du PT.
[7] Psychologue et éducateur populaire. Il a été membre du Centre d’éducation populaire de l’Institut sedes sapientiae (CEPIS) à São Paulo, où il apportait son soutien aux activités du MST. Il travaille aujourd’hui au sein du Conseil indianiste missionnaire (CIMI), organisme de la Conférence des évêques du Brésil (CNBB).
[8] Institution fondée et inspirée par Mère Christine (Congrégation religieuse des Chanoines de Saint Augustin). Elle se dédie principalement aux études de psychologie. Elle a cependant toujours offert un espace aux organisations populaires.
[9] Établissements (Assentamentos) : implantation de familles de paysans sur des terres attribuées par le gouvernement – NdT.
[10] Chaîne de télévision spécialisée dans la diffusion musicale. Elle a utilisé le bonnet du MST pour faire la promotion du show du groupe anglais U2. Comme beaucoup de gens n’avaient pas obtenu de places, la chaîne donna une retransmission du spectacle.
[11] Le Roi du Troupeau, série télévisée de Benedito Rui Barbosa que la chaîne de télévision Rede Globo diffusa pendant l’année 1996. La télésérie aborde le thème de la réforme agraire et parle du MST, ce qui eut un grand retentissement dans la société.
[12] Considéré comme le plus grand photographe documentaire du monde pour ses reportages sur l’actualité. Né au Brésil, il réside actuellement à Paris. Il parcourt le monde en faisant des reportages photographiques. En 1996, il traita de la situation des sans-terre au Brésil. L’année suivante, il organisa une exposition internationale de ses photos et affiches, avec un livre-document rédigé par l’écrivain portugais José Saramago et un disque avec des chansons de Chico Buarque de Holanda sur la réforme agraire. L’exposition fut réalisée simultanément au mois de mai, dans plus de 40 pays et en plus de cent villes brésiliennes. Ce fut un succès absolu.
[13] Ricardo Azevedo et Rogério Sotilli. « “Maledetto latifundio”. Entretien avec João Pedro Stedile et Eugenio Bucci ». Teoria e Debate, São Paulo, Bureau régional du PT / São Paulo, n° 34, mars/avril/mai 1997, pp. 32 – 39.
Brésil : Une facette cachée du Mouvement des sans-terre : L’enchantement par la « mística »
Susana Bleil
mardi 11 octobre 2011
Ce texte sur la mística 1] du Mouvement des sans-terre (MST) a été rédigé par Susana Bleil, qui a consacré sa thèse de doctorat de sociologie au MST et dont nous avons déjà publié un [texte, sur la vie quotidienne de la COPAVI, une coopérative agricole du Mouvement des sans-terre. Ce long article permet de donner un aperçu beaucoup plus détaillé de la mística et vient ainsi compléter utilement l’entretien avec João Pedro Stédile.
La lutte du Mouvement de travailleurs ruraux sans terre (MST) suscite l’intérêt général depuis ses origines, en 1984. Dans notre thèse, nous avons souligné certains paradoxes liés à l’action collective du MST [2]. Tout d’abord, il est pour le moins étonnant que les individus qui acquièrent l’identité de Sans-terre aient méprisé au départ le MST et ses militants. Malgré cette image négative, certains adhèrent à l’identité de Sans-terre. Le deuxième paradoxe concerne la non défection. Les militants restent attachés au MST malgré les différentes épreuves, notamment celles du temps et de la déception. Le troisième paradoxe tient au fait que les cadres réussissent le plus souvent à pratiquer ce qu’ils professent dans le discours. Les cadres du MST parviennent à être de « bons compagnons », non seulement pour les « autres membres » du MST mais aussi plus généralement vis-à-vis de la société. Pour ce faire, toute forme de violence est combattue, entre les membres, et entre ces derniers et les membres de la société.
Cependant, vivre dans un état de paix permanente s’avère, on le sait, très difficile. Les groupes d’action collective finissent, au fil du temps, par se séparer en raison d’oppositions internes. Le sentiment de former une famille n’est pas acquis une fois pour toutes, et il doit sans cesse être renforcé par des actions qui véhiculent des sentiments d’amour, d’union, de fraternité. La cohésion d’un groupe est, en effet, le fruit d’un véritable travail dans lequel il faut à la fois faire croire au groupe que le nous existe en tant que tel et, ensuite, qu’il existe pour faire quelque chose ensemble. On peut dire que la pérennité d’un groupe dans le temps s’appuie fortement sur la capacité des membres à croire qu’ils sont égaux et qu’ils ont un pouvoir sacré, celui d’agir en fonction des objectifs à poursuivre. Néanmoins, se sentir égaux et se croire capables d’agir ne diminuent pas le problème posé par la vie en cohabitation, fondé sur le sentiment de fraternité et le sens même de faire communauté.
Pour le MST, la formation de la communauté n’est pas seulement une affaire d’éducation politique fondée sur une théorie visant à former les membres de l’organisation à son programme politique et à ses principes. Cette formation est, certes, très importante, mais parallèlement à cette « école de civisme », le Mouvement s’est créé des rites pour célébrer la lutte et forger un esprit de communion entre ses membres. Devenir militant du MST ne consiste donc pas uniquement à occuper des terres et à prendre en charge des tâches collectives, des opérations menées par les acteurs pour parvenir à l’existence publique.
Un groupe ne saurait se rendre visible pour un public donné sans se rendre aussi visible à lui-même, en tant que groupe. Dans ce processus, les membres du groupe doivent partager la conviction qu’ils constituent une communauté, qu’ils se fondent dans un nous, quoi qu’il puisse leur arriver. Cette communauté doit non seulement croire qu’elle mène une lutte juste mais que, par la mobilisation, elle a de surcroît la possibilité matérielle de parvenir à transformer la réalité. Autrement dit, le nous doit croire qu’il est possible d’y arriver. Les membres du MST ont su se ménager des moments pour être ensemble, en créant une atmosphère ludique, en rupture avec la vie quotidienne. Ces moments inspirés par des sentiments d’amour, sont désignés par le terme générique de mística.
L’un des objectifs de cet article est d’analyser la mística comme un sentiment, un état d’esprit, en se demandant ce que les acteurs sont capables d’accomplir grâce à ce sentiment. Nous voulons appréhender aussi la mística en tant qu’action, en mettant en lumière ce que font les acteurs à travers cette action et quel est le sens que retrouvent les acteurs dans cette pratique. Enfin, nous voulons comprendre la forme de la mística et comment ils la font. Pour y parvenir, nous présenterons dans la première partie de l’article certaines caractéristiques du sentiment éprouvé et les registres de l’action. Dans la deuxième partie, nous décrirons plusieurs expériences de célébration. Tout d’abord, une expérience marquée par un échec [une mística qui n’a pas pu se réaliser dans son intégralité], puis des místicas modèles, en ce sens que leurs résultats étaient à la hauteur des attentes du groupe. La dernière partie de l’article portera sur le rapport entre cette pratique, la constitution d’une mémoire collective et l’espoir en un autre type de société.
1.- Le sens de la mística
Quelques précisions sont tout d’abord nécessaires sur la terminologie du terme qui, pour les Sans-terre, représente à la fois un sentiment et une célébration. Pour J. P. Stédile, le terme mística ne parvient véritablement à traduire ni le sens de la célébration ni celui du sentiment qu’elle procure. D’après lui, le mieux serait d’utiliser le mot d’origine latine, mystère, pour les raisons suivantes :
Ce n’est pas le mystère qui est lié à l’inconnu, mais plutôt celui qui correspond aux sentiments, tout ce qui siège à l’intérieur de la personne et qui n’est donc pas visible. […] En réalité, la mística c’est cultiver un idéal ! Et comment peut-on cultiver un idéal ? D’abord, il faut avoir un idéal ! Une personne, individuellement peut avoir un idéal, trouver un amour, [avoir] une nouvelle maison, etc. […]. Dans le cas du MST, il s’agit d’un idéal, d’un rêve collectif ! Quel est notre rêve collectif ? […] Faire, un jour, la réforme agraire pour partager toute la terre ; constituer une société où nous puissions vivre comme des êtres égaux ; une société où nous puissions tous avoir l’opportunité de vivre dans de bonnes conditions ; une société où nous puissions tous avoir l’accès à l’éducation, c’est-à-dire que notre rêve, c’est de vivre dans une société juste ! […] La mística, c’est cultiver cet idéal. Mais tu ne cultives pas un idéal avec … des banalités… ou avec des mots perdus ! Cultiver un idéal se fait avec des symboles, avec des pratiques sociales. Et c’est ça, la mística ! […] C’est la liturgie de cultiver l’idéal. […] Et nous cultivons notre idéal avec des musiques, avec le drapeau du MST, avec des célébrations qui nous permettent d’être plus unis, avec des mots d’ordre qui nous rassemblent ! Le drapeau est une image de notre idéal, il n’est pas simplement un bout de tissu ! Par exemple, quand il y a une occupation et que tu vois le drapeau des Sans-terre… Tu te sens membre du groupe, tu te sens avoir une identité commune. Parce que tu sais que ce groupe a le même idéal que toi. Et à ce moment-là tu es heureux, tu extériorises tes sentiments. Donc, dans toutes les activités collectives qu’on réalise au MST, on a toujours comme objectif de cultiver cet idéal [3].
Ce dirigeant donne ici une définition du terme, qui peut être synthétisée par les mots « cultiver » et « rêve collectif ». Il parle de la mística comme d’une célébration, dans laquelle les acteurs choisissent des actions qui rendent visibles leur rêve et leur identité, c’est-à-dire ce qu’ils « sont » et « où ils veulent aller ». On peut dégager de ces propos l’idée que, pour le leader du MST, un idéal collectif ne peut pas demeurer vivant et présent dans l’horizon du possible, sans la pratique de la célébration collective. Comme tout rêve, il n’a pas d’existence réelle, et c’est précisément le manque de matérialité qui le rend vulnérable et instable. Il est donc nécessaire de le cultiver et de l’entretenir périodiquement. Cependant, afin que ce rite ne soit pas un acte mécanique, afin qu’il puisse avoir du sens pour les individus qui le pratiquent et pour ceux qui l’observent, il faut instaurer une atmosphère passionnée à l’intérieur de l’expérience collective. Ce qui est possible grâce aux symboles du MST et au récit construit à partir de la mémoire collective.
Le fait que le rite et les symboles de la mística créent une émotion particulière nous amène à la deuxième définition du mot. Plus que le rite, réalisé toujours collectivement, le mot signifie aussi un sentiment particulier qui est à l’origine des actions héroïques ou plus banales des militants. En fait, la mística est décrite par certains militants comme un état affectif marqué par la passion, voire par l’amour qui « nous permet d’être créatif et d’agir malgré les difficultés de la vie ».
C’est comme quand tu attends un membre de ta famille, que tu veux le rendre heureux, et que tu veux célébrer cette réunion familiale. Tu ne vas pas le recevoir en lui servant un mauvais repas. Au contraire, tu vas préparer la meilleure cuisine possible. Et au moment où tu fais la meilleure cuisine possible, tu réalises un acte d’autoéducation et d’autoformation. Tu es toujours en train de te renouveler, tu es toujours à la recherche d’une préparation la plus réussie possible [4].
Dans ce deuxième sens, la mística correspond à une prédisposition à s’engager et à agir pour le bien commun, une motivation à donner le meilleur de soi-même sans se préoccuper de s’assurer que les autres donneront autant. Pour pouvoir donner « sans compter », il faut être capable de sortir de la logique marchande et rationnelle, selon laquelle chaque action est effectuée en vue de recevoir une gratification. Lorsque la mística ou le sentiment « de grâce » sont présents dans l’expérience, l’action n’a plus de prix, et elle n’est pas réalisée à partir d’une exigence extérieure, mais elle vient de soi-même. Ce sentiment permet le « don » de soi, qui supprime le sentiment d’agir sous la contrainte. Le récit de Frei Betto donne un aperçu de cet esprit :
Quand je voyageais dans les pays du socialisme réel, je parlais à mes amis communistes, de l’exemple des membres des communautés ecclésiales de base [CEB]. Je leur disais qu’ils n’iraient nulle part tant qu’ils ne construiraient pas des partis politiques avec des gens qui avaient la même capacité d’abnégation. Je connais de nombreux agents pastoraux laïques, prêtres, religieux, qui travaillent beaucoup au lieu de se divertir et de se reposer, sans penser ni à l’argent ni au pouvoir. Il est très facile de travailler dans un parti [politique] quand on pense aux élections futures. De la même manière, il est très facile de lutter pour une bonne affaire quand on reçoit beaucoup d’argent. Ce qui est difficile c’est le don ; cela exige la mística [5].
Ce sentiment permet aussi de maîtriser les réactions émotionnelles, pour éviter qu’une dispute ne se transforme en une lutte passionnelle, mettant fin à la cohabitation et à la possibilité d’agir de concert.
Dans la préface de l’ouvrage de J. P. Stedile sur l’histoire du MST, l’évêque Dom Tomás Balduíno attire l’attention du lecteur sur la mística du Mouvement :
C’est ce sentiment qui donne au MST son caractère d’ouverture, qui le rend libre des sectarismes si fréquents chez les partis de gauche [6], des dogmatismes liés à l’intolérance et à la rigidité qu’entraîne la discrimination » [7].
Dans les propos de Frei Betto, restitués ci-dessous on s’aperçoit, cependant, que la pertinence de la mística n’est pas la même, chez tous les membres de l’organisation. Il faut un travail méthodique, en effet, pour introduire cette atmosphère dans le quotidien des militants.
Il serait possible de construire des hommes et des femmes nouveaux sans parler de mística ? La mística est liée à cette thématique, de même que la chimie du sol a pour objectif la production de bons fruits. Nous devons rompre avec le tabou et le problème de parler de ce thème, nous devons en parler même dans les cafés. Si nous ne le faisons pas, nous reproduirons les erreurs de nos compagnons du socialisme, qui ont eu une vaste idéologie objectiviste des choses mais qui ont oublié la question de la subjectivité [8].
Pour mieux saisir cette notion centrale et en comprendre la complexité, il faut à présent approfondir son sens pragmatique, à travers l’utilisation qu’en donne un cadre du MST au cours de son récit de vie. Vilmar Beaufleur est né en 1977 dans le Paraná, il est le benjamin d’une famille de six enfants. Issu d’une famille européenne, installée dans le Rio Grande do Sul, son père a migré dans le Paraná en 1972, comme beaucoup d’autres familles, « à la recherche d’une vie meilleure ». En réalité, c’est l’inverse qui s’est produit, étant donné que la famille a été contrainte de se déplacer et de recommencer à zéro, trois fois de suite. À l’âge de cinq ans, Vilmar a rendu visite, avec ses frères, à un campement à cinq kilomètres de la maison. Des centaines de familles qui avaient perdu leur terre à cause de la création du barrage d’Itaipu vivaient dans ce lieu.
Quatre ans plus tard, il est à nouveau confronté à la vie des campements. Des centaines de familles avaient été expulsées de leurs terres par une grande entreprise qui avait acquis les terres.
Ces familles ont été amenées dans la commune où ma famille habitait. […] C’était une région destinée aux victimes de barrages, un reassentamento. Ils sont arrivés et ils devaient vivre sous des tentes très rustiques… Ils n’avaient aucune structure… Ils avaient dû laisser tout ce qu’ils avaient sur les terres qu’ils avaient dû quitter… Donc, moi, j’ai eu à nouveau ce contact avec des gens qui vivaient sous des tentes…
Son père était séminariste dans le Rio Grande do Sul et, au Paraná, il a maintenu une relation avec le monde religieux. À l’âge de 15 ans, Vilmar a commencé à participer à des « rencontres de vocation », organisées tous les six mois dans sa commune. Puis, comme il avait manifesté l’intention d’entrer dans les ordres, il suivit des cours de religion, dispensés par des prêtres.
Je voulais être frère […]. En 1996, je suis entré au séminaire, j’avais 19 ans. […] Je suis allé vivre pour la première fois dans le séminaire de ma ville, São Miguel do Iguaçú. J’y suis resté un an. Après, je suis parti à Carazinho, dans le Rio Grande do Sul, faire une expérience d’un an. C’était une maison, une sorte d’internat pour des enfants en situation très précaire. De petits délinquants, issus de familles dont le père ou la mère était en prison, ou dont le père était mort, des cas comme ça. Je suis resté un an là-bas. Cette expérience a été très riche pour mon développement personnel… Pour connaître la réalité brésilienne. Jusque-là je n’avais jamais eu de contact avec une grande ville. Carazinho était la plus grande ville que j’avais connue. Avec des problèmes d’une grande ville. Après, je suis parti dans la capitale de cet État, Porto Alegre, poursuivre mes études. J’ai commencé à faire une licence de philosophie dans une faculté privée, et j’étais dans un grand séminaire. Cette faculté a une histoire très particulière. Elle a toujours été liée aux processus de lutte très ancienne et très forte. […] Elle avait un esprit politique très fort ! La camarade Isabel a fait ses études là-bas. Actuellement, nous travaillons ensemble. Betinho [9], Frei Betto et d’autres militants connus nationalement ont étudié là-bas. Cette histoire de lutte a commencé là-bas ! […] Dans la plupart des cas, les étudiants finissent par s’engager dans les luttes sociales ! Je crois que c’est grâce à cette pression, à cette force qui existe à la base de cette faculté. Elle est très ouverte aux mouvements sociaux, normalement il y a des gens de ces mouvements qui fréquentent la faculté, ils donnent des cours, font des exposés… Ils travaillent avec les étudiants. Cet ensemble [de conditions] t’amène à voir ces mouvements, ces organisations sociales… Et, comme ça, tu arrives à comprendre la raison d’existence de ce genre de mouvements. On voit plus clairement les problèmes de la société, qui sont à l’origine de ce type d’organisation. À ce moment-là, j’avais des contacts avec des gens qui travaillaient avec la pastorale ouvrière et avec des gens qui travaillaient avec le MST. Et, à la même époque, bien loin, au Paraná, mon frère est entré au MST. C’était un processus parallèle. Moi, j’ai su après qu’il y était déjà. Il a décidé de camper avec le Mouvement, dans la commune où habitent mes parents. Ce sont mes parents qui m’ont appelé pour me le dire. « Tu sais, Dirceu est dans le Mouvement des sans-terre ! Il est dans un campement ! ». À ce moment-là, j’avais déjà entendu parlé du MST… Nous avions une sympathie pour le Mouvement… Mais nous ne connaissions pas le Mouvement. On connaissait le problème de la terre… Mon père avait vécu ce problème, ma famille avait vécu ce problème… Mon père a toujours entretenu cette histoire vivante dans notre famille… De cette lutte très difficile qu’il a subie… Toutes les complications qu’il a vécues… On savait que ce n’était pas seulement notre famille qui avait subi ce genre de problème. Plusieurs familles ont subi des processus semblables. On comprenait donc la raison d’existence des campements, de cette lutte. Mais nous n’avions pas de contact direct, nous ne connaissions pas les méthodes, les vrais objectifs du Mouvement. On en avait une connaissance très superficielle. On connaissait le Mouvement à partir des médias. Et cette vision n’est pas une vision positive… Même aujourd’hui. Mais au séminaire, nous sommes allés découvrir quelques campements. Moi, j’ai commencé à m’engager… Et comme j’avais cette sympathie naturelle… En vérité, cette sympathie était dans mon sang… Elle est là, depuis toujours… Moi, j’étais un sans-terre ! Ma famille était une famille sans-terre ! Elle a passé par un processus de réforme agraire très compliqué… […] Donc, j’avais cette situation dans le sang… Et cette sympathie est devenue une relation. Et j’ai commencé à travailler avec le groupe de l’Université. On faisait un travail sur le Mouvement, on faisait des études, on visitait les campements… Mais cela n’était pas très… Comment je peux dire… Cela restait une relation superficielle. Nous n’étions pas une partie du Mouvement ! Nous étions un groupe d’étudiants qui allait là-bas, rendre visite, étudier, aider… faire des collectes… On apportait des couettes… À mon avis, c’était un travail de charité. En même temps, j’ai commencé à être déçu par beaucoup de choses au séminaire. J’ai commencé à penser à partir du séminaire. […] J’ai subi une persécution à cause du type de travail que nous faisions. Mon coordinateur faisait partie d’un courant de l’Église qui s’appelle « Rénovation charismatique ». Je ne sais pas si tu la connais… Moi, particulièrement, je la trouve horrible ! C’est un courant réactionnaire de l’Église. Totalement contraire à tout type d’organisation sociale, de lutte, d’action… C’est une ligne de pensée qui considère qu’il faut faire des prières et attendre que Dieu fasse [les choses]. Moi, je me suis toujours battu contre cette idée-là. Cette opposition a commencé à rendre mon existence difficile au séminaire […]. La relation est devenue de plus en plus lourde et vide […]. C’est vrai que quand tu décides de sortir d’un séminaire… Tu ne décides pas de sortir aujourd’hui et tu sors le lendemain. C’est un processus d’accumulation de plusieurs choses négatives… Et tu arrives à un point où tu sens qu’il n’est plus possible de le supporter… Et tu finis par sortir. […] Il y avait une question très pratique avec la sortie du séminaire… Comme j’étais dans le séminaire depuis beaucoup de temps et que j’avais toujours eu l’intention d’y rester, je n’avais jamais pensé à me préparer un avenir. Tu te donnes à cette vie-là et tu laisses la vie te porter ! Et quand j’ai dit : « Je vais partir ! »… Je me suis arrêté et j’ai commencé à penser : « Tu vas où ? Tu vas faire quoi ? Moi, j’ai seulement mes vêtements, je ne sais pas où aller […]. Je sais que je ne veux plus retourner chez mes parents […] ». J’avais 23 ans. J’ai commencé à réfléchir… « Qu’est-ce que je vais faire ?… Qu’est-ce que je veux faire ? […] Si j’ai décidé de sortir d’ici [du séminaire] c’est pour une “cause” ! Donc, je vais vers cette “cause” ! [10]
Après six années passées dans le Mouvement, le frère de Vilmar « avait déjà un engagement très grand » envers le MST. Il avait quitté le campement et travaillait dans la Coopérative centrale de réforme agraire (CCA), dans la capitale du Paraná, Curitiba. Vilmar l’a appelé pour lui demander de l’aide, et son frère lui a répondu : « Viens ici ! On va voir ! ». Les militants de Curitiba savaient que Vilmar n’était pas seulement un étudiant de philosophie qui venait de renoncer à sa vocation religieuse. « Les gens […] savaient déjà que j’avais un lien avec le Mouvement ». Vilmar est ainsi arrivé à Curitiba en février 2000.
C’est au moment de l’engagement de Vilmar envers le MST que la mística va apparaître comme une catégorie importante. Dans ce processus, nous avons repéré trois moments d’épreuve, c’est-à-dire des moments où un sentiment communautaire a été nécessaire de sa part et de la part des autres militants, pour qu’ils puissent dépasser ce qui aurait pu signifier un conflit sans issue, dans un autre contexte. Nous analyserons tout d’abord le processus qui conduit à décider de l’endroit où Vilmar doit travailler, puis la manière dont il accepte le travail à réaliser dans la coopérative et, enfin, le rapport entre lui et l’organisation au moment où il n’a plus d’activité, après un accident grave.
Commençons par le lieu où il va se fixer dès son arrivée dans l’organisation. Vilmar désirait rester dans la capitale de son État, Curitiba, pour travailler avec son frère. Il ne l’a pas dit de manière explicite, mais dans ses propos, il se montre ouvert aux propositions de l’organisation, qui avait une idée de travail pour lui, compte tenu de son profil intellectuel.
Comme tu as étudié la philosophie, nous voulons que tu aides dans le secteur d’éducation du Mouvement… Des choses comme ça… ». Puis, à la suite de discussions dans ce secteur, les militants ont décidé : « Vilmar travaillera à Brasília ! ».
Sans opposer de résistance, Vilmar part à São Paulo, durant une semaine, pour participer à plusieurs réunions du secteur d’éducation. Après de nombreux débats, ils établissent ensemble un plan de travail pour lui à Brasília. Il retourne à Curitiba pour aller chercher toutes ses affaires et déménager à Brasilía quand il reçoit un appel inattendu de l’organisation :
Non, nous avons changé d’avis ! D’après la discussion qu’on a eue ici… Tu ne vas plus à Brasília… Tu dois rester ici, à São Paulo ! Nous avons pensé que c’est mieux que tu restes à São Paulo… Parce qu’ici tu pourras mieux faire ce que tu as proposé…
D’après ce qu’il dit en entretien, il n’a pas bien vécu cet appel. L’emprise du Mouvement sur sa propre décision, la volte-face, et le fait de voir sa vie changer trop vite sans pouvoir la maîtriser conduisent à le déstabiliser. Mais il indique dans son récit qu’il n’y aura pas de conflit ouvert ni de ressentiment. Il répond aux militants :
Non, moi, je veux une semaine pour y réfléchir ! Je veux une semaine… Je dois changer d’état d’esprit une nouvelle fois… [Il rit en parlant]
Il est resté cette semaine-là à Curitiba et, en réalité, il ne quittera jamais son État natal. On ne voit pas clairement comment les choses se sont passées. Il dit que les militants de Curitiba [y compris son frère] se sont aperçus qu’il voulait rester avec eux et ils ont demandé à la Direction nationale, à São Paulo, qu’il reste. « Ils ont décidé pour moi, et moi… bien sûr que j’ai beaucoup aimé… C’était ce que je voulais… Je ne voulais pas partir si tôt ! »
Cet épisode donne une idée de la manière d’agir des militants dans les États à l’égard de la Direction nationale. Le respect et la compréhension de l’organisation pour les préférences de Vilmar sont à souligner. À peine entré au MST, ce militant peut comprendre que dans l’organisation il y a un espace pour que s’exprime son individualité. À ce moment précis, il peut être entendu et dire ce qui est essentiel pour lui.
Le deuxième moment d’épreuve de Vilmar a lieu lors du choix de ses activités dans le cadre de la coopérative. Il est intéressant de constater que le travail qu’il va réaliser dans la CCA, à Curitiba, n’a pas de rapport avec sa formation professionnelle. C’est là le deuxième aspect de la mística que nous cherchons à saisir à travers son exemple.
J’aidais dans tous les secteurs d’activité, et avec le temps… Comme il y avait peu de gens dans la coopérative à ce moment-là… Il s’agissait, pour la plupart, de camarades qui n’avaient pas fait d’études… Ils avaient beaucoup de difficultés à faire les choses… J’aidais un peu dans tous les secteurs… Moi, j’avais eu l’opportunité d’apprendre beaucoup de choses, au séminaire… J’ai pu faire des études… Donc, ce que je pouvais faire, je le faisais. Et j’ai commencé à être responsable de la partie liée à l’administration… La comptabilité, la partie des finances… Les gens avaient des difficultés dans cette pratique. Les gens ont commencé à aimer mon travail… Et il n’y avait personne qui pouvait faire ce genre de travail… Et moi, j’ai commencé à me spécialiser dans ce genre de travail et je suis devenu le comptable et l’administrateur financier de la coopérative… Dans la pratique parce que je n’avais jamais fait d’études là-dessus… Mais je n’ai pas eu de difficultés à apprendre… Il y a eu un comptable qui m’a aidé… Et j’ai fini par faire cette tâche dans la coopérative. Je suis resté un an et demi à faire cela… Jusqu’à mon accident.
À travers son récit, on voit qu’il est prêt à aider l’organisation sans mesurer les difficultés que cela peut représenter pour lui. Il doit étudier, repartir à zéro, pour se consacrer à un métier qu’il n’avait jamais imaginé faire. Mais le processus est vécu dans un esprit de service, sans les résistances pourtant si normales pour l’être humain qui se retrouve dans un nouveau travail, avec des activités dont il n’a pas l’expérience et qui sont de ce fait un défi à sa compétence professionnelle. Cette fonction aurait pu continuer à être la sienne pendant des années s’il n’avait pas eu un accident de voiture, qui lui a presque coûté la vie. À la suite d’une fracture du bras droit, qui sera rétablie après plusieurs opérations, il reste cinq mois alité, sans pouvoir s’asseoir ni faire aucun mouvement, à Curitiba. Sa famille lui rend visite, mais il reste toujours là où il habite.
Cela a été très dur ! Moi, j’ai été toujours quelqu’un de très actif… […] Quand j’ai commencé à bouger… Moi, j’habitais avec trois autres compagnons, on partageait une maison et on travaillait tous dans le Mouvement. Je leur disais comme ça : « Pour l’amour de Dieu, apportez quelque chose que je puisse faire ! Quelque chose à lire ou à écrire ! Parce que je n’en peux plus ! N’importe quoi… ça peut être un texte… Je ne sais pas… un travail pour un secteur… Si un secteur a besoin d’un texte à élaborer… Vous m’amenez le sujet et j’essaye de faire quelque chose ! Même si je n’arrive pas à faire quelque chose de très bien… C’est juste pour que je puisse dire que je fais quelque chose ! ». Et un jour ils sont arrivés avec beaucoup de papiers en disant : « Tu dois faire un projet… comme ça… ». Alors ils m’ont acheté un ordinateur et ils l’ont mis sur mon lit… ». […] Moi, j’ai fait un projet en une semaine ! Je crois même que je l’ai fait en trois jours… comme ça… avec ce petit doigt [il montre son doigt gauche]. […] Ils sont arrivés et ils ont dit : « Les gens ont aimé ! Ils ont beaucoup aimé ! Vraiment ! Ils ont donné quelques corrections à faire ». Et moi… Je leur ai dit : « Amenez‑m’en plus ! Je veux en faire plus !
Du fait de son accident, c’est le Mouvement qui prend en charge les frais d’hôpital et tout ce qui correspond à son traitement et ses dépenses d’alimentation. Il précise comment il ressent son rapport à l’organisation :
Pour moi, la relation que je maintiens avec le Mouvement, c’est la même que celle que j’avais avec le séminaire. Je ne suis pas un fonctionnaire du Mouvement ! Je n’ai pas un salaire du Mouvement ! Je ne gagne pas comme un fonctionnaire d’une entreprise ! J’ai une aide pour les dépenses indispensables […]. Cela me suffit pour survivre : le loyer, la nourriture, les vêtements… ce qui suffit pour vivre.
Vilmar devient le rédacteur des projets dans la coopérative de Curitiba et il instaure, progressivement des relations avec plusieurs groupes d’« amis des Sans-terre », dans toute l’Europe. En relatant son expérience, il raconte comment il a ressenti le fait d’être invalide pendant un temps non négligeable vis-à-vis de l’organisation. Et c’est dans ce moment précis de détresse physique et morale que la définition de la mística apparaît :
Je me suis senti comme en famille dans le Mouvement !!! Cela, c’est fort et mystérieux ! La mística n’est pas seulement l’acte. L’acte, c’est la célébration […] quand on fait les représentations. Mais la mística c’est aussi l’expérience vécue. C’est… Par exemple, moi, quand j’ai eu mon accident… Je n’étais pas préoccupé par la possibilité de ne pas avoir de quoi manger ! Je savais que j’avais le Mouvement derrière moi ! Parce que je sens que je fais partie du Mouvement. Je sais que le Mouvement veille sur moi ! […] Le Mouvement est ma famille !
Dans le récit de Vilmar, on relève une autre définition de cette réalité [la mística]. Toutefois, à ce moment de l’entretien, il n’a pas la même aisance que lorsqu’il décrivait la situation de manière plus objective. Il éprouve, en effet, une certaine difficulté à préciser ce sentiment :
La mística… elle… comment je peux dire… La mística, c’est la mística ! [Il rit de sa difficulté à donner une réponse]. À vrai dire, il n’y a pas d’explication ! Elle serait la célébration de la spiritualité… De l’expérience vécue… De tout ce qu’on vit. Les gens qui font partie du Mouvement… Ils se sentent… Comment je peux dire… Par exemple, toi et moi, nous faisons partie du Mouvement. Nous finissons donc par avoir, théoriquement, le même niveau de conscience. Et nous agissons comme ça : « Si je sais que je ne peux pas faire telle chose… Tu ne vas pas me demander de le faire ! » Il y a une conscience collective. Chacun sait quelles sont les responsabilités de l’autre. En même temps, s’il y a quelque chose que je ne peux pas faire … Je sais que tu le sais et je ne le ferai pas ! […] Ce qui fait que tu mets en pratique la théorie.
Du récit de Vilmar se dégage une définition de la fraternité, telle que la donne Dostoïevski, qui représente une véritable autorité concernant la réflexion sur l’humanisme.
L’homme occidental parle de la fraternité comme d’une grande force motrice de l’humanité et il ne se doute pas que l’on ne peut y atteindre si elle n’existe pas déjà en réalité. Que faire ? Il faut créer la fraternité, à tout prix. […]. Eh bien, par ce fait de s’affirmer soi-même, la fraternité n’a pas pu naître. Pourquoi ? Parce que dans la fraternité, dans la vraie fraternité, ce n’est pas la personne distincte, ce n’est pas le Moi, qui doit se soucier de maintenir son droit et sa valeur égaux en importance à ceux de « tout le reste » pris ensemble, mais au contraire, c’est « tout le reste » qui doit venir de lui-même à cette personnalité qui demande ses droits, à ce Moi distinct, et le reconnaître, de sa propre volonté, sans que le Moi l’exige, comme égal en valeur et en droit à lui-même, c’est-à-dire à tout ce qui est au monde, en dehors de lui. […] Cette même personne révoltée et exigeante devrait tout d’abord sacrifier elle-même tout son Moi, à la société et, non seulement ne pas exiger son droit, mais au contraire, lui faire l’abandon sans aucune condition. [11]
Par cet exemple, Vilmar montre que chaque militant va demander à l’autre d’accomplir des actions, mais chacun saura respecter les limites, comme une réponse à l’horizon du possible. Ce niveau de conscience, cet état d’esprit, est le résultat d’un travail, dans lequel la célébration joue un rôle fondamental. C’est dans l’expérience de l’acte collectif réalisé sous la forme d’une expression artistique qu’une énergie nouvelle est générée.
Examinons à présent ce qu’est la mística quand elle prend la forme d’une action, d’un rite. Nous avons pu définir certaines caractéristiques, présentes dans toutes les célébrations liées à la mística. Sans aucun doute, une bonne célébration parvient à marquer les acteurs dans leur sensibilité, au point de les faire pleurer [12]. Il s’agit, selon leurs témoignages, de « réconcilier le cœur et la raison : l’injustice ne se règle pas par les armes. Ce qui règlera cela, c’est l’organisation du peuple. Il faut être froid face à l’injustice et conjuguer cette rationalité avec le cœur. Il faut mettre le cœur dans le projet sous peine de devenir un bureaucrate » [13]. Le rite obéit à un ordre précis. D’abord, par la mise en scène des histoires vécues par les militants du MST [un problème ou une injustice comme les assassinats des paysans qui vont fondamentalement être décrits par une mise en scène réalisée par les militants eux-mêmes, accompagnée d’une narration en arrière-plan qui est le fruit d’un travail collectif].
Cependant, dans ces expériences tragiques du passé, les acteurs ont la possibilité de choisir et de projeter une autre fin, fondée sur l’utopie d’une réalité plus juste et plus humaine. L’action rassemble à la fois le passé [la mémoire et les expériences vécues par les individus, rendues collectives et publiques] et l’avenir [les actions sont chargées d’espoir et d’héroïsme et les individus construisent collectivement leur horizon d’attente] dans le moment présent de l’action. Cette mise en scène a toutefois une forme particulière étant donné qu’elle est vécue comme une célébration. Trois éléments au moins s’entrecroisent : la mise en intrigue du passé, l’espoir en l’avenir et le sacré. À la différence de ce que propose le théâtre traditionnel, le dialogue ne remplit qu’un rôle secondaire, voire marginal, dans la mística. Ce qui « emplit » le silence du rite, c’est l’ensemble des objets chers aux membres du MST qui seront exposés au public. [Leur drapeau, des fruits et des produits alimentaires provenant des industries rurales]. Enfin, dans l’accomplissement de cette pratique doit ressortir, normalement, le fait que la mort des « compagnons » a été un acte perpétré par leurs « ennemis » [les grands propriétaires terriens, une partie de l’État et l’impérialisme états-unien]. La mort sera néanmoins célébrée pour sa beauté, dans une dimension sacrificielle [14].
Le fait que l’organisation valorise cette pratique et réserve le temps nécessaire pour qu’elle puisse avoir lieu donne une idée de l’attachement du MST au monde esthétique et inspiré qui le conduit à se démarquer de la logique marchande et rationnelle. Toutefois, le MST n’a pas été l’inventeur de la mística. Il faut donc retracer la genèse de cette action collective, afin de mieux comprendre les raisons qui en font un trait majeur de l’action du MST.
1.1.- Une pratique préexistante au MST
La mística n’est pas une action née d’une décision pragmatique des militants sans-terre. Chargée d’émotion, vécue sous la forme d’une célébration, cette pratique était connue et pratiquée par les paysans du sud du Brésil comme une manière de vivre leur foi. Leonardo Boff signale que le rite était déjà présent dans les communautés ecclésiales de base. À leur manière, les 15 à 20 familles qui composaient chaque communauté réinventaient l’Église de Dieu : « Le peuple crée ses rites, met en scène la parole de Dieu avec une grande spontanéité, organise de grandes célébrations avec la Bible entourée d’objets et de nourritures typiques de la région. C’est dans ces moments forts que la foi s’exprime le mieux. » [15].
Dominique Barbé, prêtre qui a vécu plus de quinze ans dans une communauté de base au Brésil, dans la région industrielle de São Paulo, témoigne de l’importance du rite dans ces lieux où la pauvreté est importante :
La communauté ecclésiale de base, la pastorale ouvrière et la pastorale de la terre ne sont pas des instances politiques mais des instances de célébration de la foi et d’éducation globale de l’homme. C’est là que s’éveillent et se fortifient les énergies évangéliques qui veulent transformer le monde pour que la charité y soit possible et qu’ainsi Dieu puisse révéler son Nom. Si des instruments politiques se créent pour avoir prise sur la réalité, cela est une conséquence » [16].
Le Mouvement des sans-terre né de ces institutions chrétiennes a certes repris à son compte ce rite, élément fondamental de la vie du groupe. Mais ce que le Mouvement a inventé, à la différence de ses « aînés », c’est la construction de l’esprit politique au cœur même de la célébration de la foi. C’est ainsi qu’en 1979, lors des premières occupations de terre au Rio Grande do Sul, et avant même la création du MST [17], les paysans rassemblés par l’Église ont commencé à donner un caractère politique aux actions religieuses [18]. On peut montrer, en effet, comment la politique s’est intégrée à la culture religieuse à partir du récit de la nuit de Noël de 1982, publié à la une du Bulletin sans terre quelques jours plus tard :
Dans l’Encruzilhada, un Noël triste, mais empli de foi
Les 310 familles de colons sans terre, qui résistent depuis près d’un an dans le couloir de l’Encruzilhada Natalino, ont célébré la nuit froide de Noël, par une marche à la mémoire de la lutte pour la terre dans le Rio Grande do Sul. Quelques minutes avant minuit, un groupe de colons a suspendu la lourde croix, symbole du campement, ouvrant la marche à travers les deux kilomètres peuplés de cabanes misérables, au long de la route. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont accompagné le rituel, des flammes dans les mains, improvisées avec des bambous et du kérosène. Pendant le trajet, ils se sont arrêtés plusieurs fois pour se rappeler les principaux moments vécus par les membres du campement. Parmi ces moments, ils se sont rappelés les 30 jours durant lesquels ils ont été assiégés par le Colonel Curió. Pour revivre l’ombre de cette période, ils éteignent toutes les flammes. Mais le nombre de flammes éclairées a été multiplié par deux, quelques minutes après, éclairant toute la route et symbolisant, pour eux, la victoire sur « Curió » et les « forces de sécurité ». Les sans-terre ont terminé la célébration en priant au pied d’une crèche improvisée, formée par les bébés nés dans le campement. La grande croix en bois a été mise à sa place, au centre du campement, avec les quatre bouts de tissu blanc, symbole des enfants morts aussi dans l’Encruzilhada Natalino [19].
Ce récit a été construit avec l’histoire des familles sans-terre, mais on voit dans cette célébration un amalgame entre des événements vécus par le groupe, assiégé par la police, et les événements de l’histoire de la famille de Jésus-Christ. Par des symboles tels que la croix, la prière et la crèche, ils attestent que le rite est chrétien. Mais ce n’est pas l’enfant Jésus qui est au centre de la célébration. À sa place, ils fêtent les bébés qui sont nés dans le campement. De plus, à travers les quatre bouts de tissu blanc attachés à la croix, ils gardent en mémoire les quatre bébés qui sont morts, à cause des conditions difficiles de vie dans le campement. La couleur blanche symbolise vraisemblablement la foi dans la promesse de résurrection, présente dans la tradition chrétienne. C’est d’ailleurs, les mots tristesse et foi qui traduisent le mieux le climat de l’acte, c’est-à-dire qu’au moment même où les membres du MST montrent que leur vie est emplie de souffrance, ils attestent aussi qu’ils peuvent la changer, puisque, ensemble, ils ont vaincu la police.
Le mot mística est absent du récit et on ne sait pas si cette action est comprise comme telle par les familles, mais nous y rencontrons les éléments qui la composent actuellement : la mémoire personnelle, mise en intrigue par le récit collectif, l’avenir chargé d’espoir, la capacité des familles à maintenir le lien et à conserver la force malgré les épreuves de la souffrance et de la mort, la foi chrétienne. Selon J. P. Stédile, cette pratique a connu une transformation à travers l’histoire du MST.
Au départ, la mística était plus simple, moins esthétique. Depuis, on s’est aperçu qu’il y a une évolution permanente […] [et qu’] elle aide à former et à donner des capacités aux gens ayant […] la poésie, la musique, les symboles et les drapeaux comme moyens. [20]
Malgré les transformations subies, la mística garde, jusqu’à maintenant, son identité propre :
C’est pour cette raison que la mística n’est pas une activité que tous les groupes peuvent réaliser. [Elle] n’est pas une activité mécanique qu’on peut pratiquer, par exemple, avec des étudiants qui sont en cours avec leur professeur […]. Cette activité n’aura pas de sens, ou alors elle sera une sorte d’exercice théâtral. [21]
Il est plus facile de comprendre ce que signifie « identité propre » ou saisir ce qui doit « se produire » dans cette pratique collective, face à un contre-exemple, c’est-à-dire face à une mística dont le cours d’action a été interrompu, empêchant que le rite puisse être joué jusqu’au bout. Examinons maintenant ce qui empêche que toute célébration puisse entrer dans le cadre de la mística pour mieux faire ressortir sa singularité.
1.2.- Une mística ratée : les limites de la participation du sociologue
Durant l’année 2002, j’ai réalisé le troisième temps de mon enquête de terrain au sein de la COPAVI. J’ai eu à ce moment l’impression que mon rôle de « sociologue qui fait du terrain » était oublié par les familles. Celles-ci me demandaient si je voulais venir habiter avec elles, comme une sorte de plaisanterie à moitié vraie, destinée à me tester. C’est dans ce contexte où je me suis sentie « assimilée » par les enquêtés que prend place une expérience de mística ratée. Analyser les raisons pour lesquelles cette mística a été vécue comme un fiasco peut être utile pour comprendre sa logique, mais aussi la place du sociologue dans ce dispositif, puisque j’étais chargée de faire la mística. Une description s’avère d’abord nécessaire pour en comprendre les ressorts.
L’expérience se passe dans le cadre d’une réunion mensuelle du groupe des femmes appartenant à la COPAVI. J’étais responsable de la mística qui va introduire la réunion [22]. Au départ, j’ai demandé aux femmes de se mettre debout et de faire un grand cercle, mains dans les mains. Ensuite, j’ai demandé à chacune d’exprimer, sous la forme d’une prière à Dieu, sa gratitude pour le fait que leurs familles avaient gagné un lopin de terre. Soudain, il y a eu un silence et j’ai senti un malaise parmi les femmes. J’ai entendu une voix forte et pleine d’irritation : « La terre… Nous l’avons conquise … Nous ne l’avons pas gagnée ! ». La femme qui venait de parler a quitté la salle pour aller s’occuper des vaches, son travail dans la coopérative. La mística a été interrompue par cette critique et sa sortie abrupte et, pendant quelques minutes, je ne savais plus ce que je devais faire. J’ai rompu le silence et la gêne manifeste en introduisant la deuxième phase de la réunion. Cette dernière a alors pris la forme d’une réunion de travail visant à donner des informations techniques sur l’alimentation, mais la mística fut interrompue.
Nous pouvons dégager plusieurs raisons pour expliquer pourquoi cette mística n’a pas été une expérience heureuse [23]. On notera deux traits majeurs. D’une part, le fait que la sociologue soit étrangère à la culture du groupe. N’ayant pas vécu les mêmes expériences marquantes que celui-ci, elle n’a pas la capacité de voir le même monde et de le représenter, comme un sans-terre. Cette étrangéité l’empêche de comprendre et de mettre en œuvre les règles de base d’une bonne mística. En d’autres termes, elle n’arrive pas à élaborer une mística pleine de sens. D’autre part, deuxième aspect non moins important, le scénario de la mística a été conçu individuellement. Ce n’est pas le groupe qui était à l’origine de la célébration, ce qui a exclu tout regroupement d’histoires personnelles, pour aboutir à un récit collectif. C’est la sociologue, seule, qui a préparé l’action sans dialogue préalable avec le groupe.
Le geste critique marqué d’émotion de cette femme rend intelligible ce que doit être la mística. Bien que cette dernière prenne pour forme la liturgie et des symboles sacrés, son scénario doit donc rester, avant tout, dans le cadre de la politique. La femme intervient, en effet, pour indiquer que c’est grâce à la lutte qu’un droit a été conquis. Ce droit n’est pas une grâce donnée par Dieu, mais plutôt le résultat de la mobilisation. Le départ de la femme révèle que, malgré la ressemblance que cette pratique peut avoir avec le rite religieux, les participants jugent insupportable la référence exclusive de leur action avec celle accomplie à l’intérieur de l’Église.
Si les sans-terre parviennent à donner du sens à la mística, c’est parce qu’ils vivent cette expérience sous la forme d’une célébration dans laquelle l’importance de la critique sociale est fondamentale. Le groupe s’attribue le pouvoir de choisir « ce qui vaut la peine d’être vu » ou de rendre visible, à travers le récit privilégié par l’ensemble des participants. Le groupe est également sensible aux mots pour dire le politique : utiliser le verbe « gagner » au lieu de « conquérir », c’est effectivement minorer la lutte et les rapports de force que seuls ceux qui les ont vécus peuvent restituer spontanément dans une mística.
Mais une mística ratée indique aussi que la mística n’est pas une pratique qui va de soi, même pour les membres du MST. Elle est davantage acceptée par les ruraux qui sont en majorité croyants. Mais pour les militants de gauche qui n’ont pas un passé rural et une proximité envers l’Église, la mística est une pratique difficile à comprendre. Lors d’une rencontre populaire à Brasília en 1999, qui a rassemblé plusieurs centaines de militants du Parti des travailleurs (PT) et des militants sans-terre, les débats se sont clôturés par une séance de mística. Une militante, membre du PT, exprime son étonnement :
Moi, j’étais choquée ! Je ne connaissais pas ce type d’activité. Cela s’est passé dans un immense gymnase. Il y avait des centaines de personnes. À la fin des travaux, les Sans-terre ont commencé leur représentation. C’était une surprise pour moi. Je ne m’attendais pas à ce que le MST fasse cette sorte de représentation. Mais j’étais émue aussi. Voir ces gens, qui n’avaient pas fait d’études, qui avaient un passé dans le monde rural, très simples et humbles, capables de suivre une rencontre politique nationale et de prendre la parole en étant très à l’aise, avec des arguments… voir la capacité de ces gens m’a émue. De plus, ils avaient une discipline étonnante pendant toutes les discussions. Ils ne parlaient pas entre eux. Au parti, nous avons l’habitude de parler tout le temps, c’est parfois très confus. [24]
Ce dérapage verbal et la transformation d’un début de mística en réunion normale incitent à essayer de comprendre ce que peut être une mística « réussie ». Il faut, en effet, analyser ce que font les militants dans une mística, c’est-à-dire le sens qu’ils y trouvent pour que ce soit une expérience réussie. Pour ce faire, nous allons décrire deux autres místicas. D’une part, la mística du 27 juillet 2003 à laquelle nous avons assisté et qui était réalisée à l’occasion de l’ouverture de la fête pour la célébration des dix ans de la COPAVI. D’autre part, nous procéderons à la description d’une mística qui nous a été racontée par un militant, Pedro Sales, lors d’un entretien.
1.3.- Rendre visible et sensible l’idéal et l’avenir dans le présent de l’action
Un camion avance lentement parmi les invités, vers l’endroit choisi pour la représentation de la mística. On y trouve des adultes, hommes et femmes, membres de la COPAVI, qui vont participer à l’action. Une musique stridente, choisie pour la scène, coupe soudainement le silence. Relayée par les haut-parleurs, cette musique produit déjà l’effet d’un spectacle. Je sens une émotion monter en moi. Au moment où le camion arrive à l’endroit choisi pour la scène, les gens en sortent rapidement et commencent à jouer. Pour moi, ce n’est tout d’abord guère évident de comprendre ce qu’ils veulent exprimer par cette mise en scène. Ils sont très pressés, voire angoissés. Ils agissent sans se parler et dans une grande agitation. Quelques-uns commencent alors à arracher la canne à sucre, mise la veille dans l’angle du terrain. Quelques hommes essaient de dresser un grand arbre et le plantent dans un trou creusé également la veille. Il n’est pas clair de savoir si cet arbre symbolise la vie dans les assentamentos et le rôle protecteur du MST ou s’il signifie que c’est grâce au Mouvement que l’occupation et la culture de cette terre ont été faites. Au même moment, trois autres personnes dressent une bâche noire, qui est pour eux le symbole des campements, où les gens restent effectivement des années après l’occupation. Une femme entre avec son enfant et s’y installe tranquillement. Simultanément, d’autres personnes prennent de la nourriture [pain, bananes, lait, etc.] et des animaux [un petit cochon et un veau] laissés auparavant de côté. Les personnes s’avancent fièrement vers le public pour présenter la richesse produite par la coopérative. Des enfants sortent par une porte qui donne accès à la laiterie et entrent sur scène en criant des slogans comme : « Les petits sans-terre exigent la réforme agraire ! ». Les adultes les rejoignent aussitôt, en restant debout, très proches les uns des autres au centre du terrain, quasiment comme des soldats. À ce moment-là, les « acteurs » commencent à enlever leur chemise pour laisser voir le t‑shirt rouge du MST jusque-là soigneusement dissimulé sous leurs vêtements. Puis ils enfilent la fameuse casquette rouge sur leur tête. Le changement de tenue suscite un effet de surprise. Tous ensemble, ils commencent un chant en criant des slogans, le poing levé. Après un silence respectueux, une fille commence à lire un texte rédigé la veille. C’est l’histoire de ces gens : « Vus comme des vagabonds au départ, nous avons réussi. Nous vivons de notre travail dans notre terre collective… ». Les gens qui regardent ne peuvent entendre ce qu’elle lit car, sans micro, sa voix ne porte pas. L’action touche à sa fin. Tous chantent l’hymne du MST, avec force et conviction, puis entonnent l’hymne national brésilien. À ce moment-là, on peut observer que les spectateurs participent à l’action. Ils font un travail de mime, poing levé comme en écho à l’image des sans-terre sur la scène. Eux aussi scandent des slogans, répétant ce qu’ils entendent. L’action se termine par des feux d’artifices. Quelques-uns pleurent sous le coup de l’émotion [25]
Dans la scène décrite ci-dessus, on peut voir que non seulement les Sans-terre veulent être vus par un public mais qu’ils veulent aussi se voir agir. Ils choisissent de préférence des actions dans lesquelles la violence est maîtrisée, des actes susceptibles d’entraîner la cohésion du groupe où les signes de faiblesse ou d’épuisement sont évacués. Dans cette action toujours bien planifiée, ils sont invités à se forger une identité positive pour eux-mêmes en tant que collectif. Nous avons assisté à deux réunions du groupe qui avaient pour objet de construire le scénario de cette mística. L’action était d’autant plus importante pour eux que deux militants, « experts » en místicas, étaient venus aider à formuler la trame. Les dix personnes présentes ont décidé ensemble que, cette fois, le thème de la mística devait être leur histoire. Elles ont alors fait appel à la mémoire de chacun pour construire une histoire collective. Nous avons pu constater que leur préoccupation était que la mística parvienne à marquer les invités et à les émouvoir.
Il est intéressant de remarquer que l’histoire construite par le groupe dans la mise en scène de la mística ne coïncide pas avec l’histoire racontée individuellement dans les entretiens. Dans l’histoire « vraie », les interviewés font référence aux difficultés vécues pendant le voyage, quelques heures avant l’occupation : ils racontent qu’ils ont voyagé pendant toute la nuit dans un camion, comme du bétail, qu’un paysan s’est blessé gravement au pied, qu’un enfant était gravement malade, etc. Ce qui ressort notamment des entretiens, c’est une très grande déception face à la terre longtemps rêvée. À l’arrivée, ils prennent conscience avec amertume que la terre était si mince et friable qu’elle ressemblait à du sable [26].
Ces moments de fatigue, de désespoir, de découragement ne seront jamais des thèmes de la mística car cette dernière montre toujours des individus vaillants, capables de surmonter les défis. Cela ne vaut pas la peine, selon eux, de mettre en scène ou de célébrer la détresse, la fragilité et le malheur. Les membres du MST veulent rendre visible à eux-mêmes non pas la souffrance mais la vie, et la mobilisation qui en est le prolongement naturel. Cette vie « existe » parce qu’elle est guidée et arrimée à une vision collective d’un avenir différent. Dans ce processus d’idéalisation, la transformation de la situation est déjà présente. Le fait d’assister ensemble à la mise en scène de l’idéal et du sens de la lutte est un moment de construction du groupe et de sa destinée. On peut dire que le fait d’actualiser le rituel dans le temps présent en fait une actualité ou un fragment de réalité, projection qui procure une très grande motivation à agir. Faire advenir l’avenir souhaité dans le présent de l’action, tel est l’un des sens de la mística.
Sur des photos prises quelques minutes avant la mística, les participants, adultes et enfants confondus, se préparent pour la mise en scène. On remarque le geste d’une jeune fille qui cache la chemise rouge sous sa veste noire. D’autres avaient déjà fait la même chose. Ils sont tous d’accord sur ce geste et sur les autres qui suivront. Le fait de pouvoir agir dans le même sens est cependant le résultat d’un travail méticuleux. Ils avaient répété trois fois l’ensemble du scénario la veille pour être sûrs de réussir la mística. On voit aussi six personnes qui sont arrivées à la COPAVI après la constitution de la coopérative et qui n’ont pas vécu l’expérience de l’occupation de la ferme. Dans la représentation de la mística, elles peuvent « vivre » à leur tour et de façon différée cette expérience, mieux comprendre la trajectoire et l’effort des militants fondateurs de la coopérative et ressentir alors l’impression d’être des pionniers.
1.4.- Une mística célèbre une tragédie
Pedro Sales a réalisé sa première occupation de terre à l’âge de 16 ans, en accompagnant sa famille, huit personnes au total. Âgé de 30 ans au moment de l’entretien, ce cadre du Mouvement souligne qu’il a pu comprendre le MST quand il avait 17 ans, au moment où il a quitté sa famille pour lutter pour une terre, sa propre terre. Il décrit ce processus comme une sorte de rééducation où il a commencé à avoir le droit de parler aux compagnons et où il a appris à écouter les points de vue des autres. Dans son histoire, cette période est décrite comme la fin d’un cycle : il a interrompu son parcours d’ouvrier agricole et ce moment est vécu par lui avec le sentiment d’être affranchi, « liberto ».
C’est à ce moment-là qu’il fait connaissance de Teixeirinha, le cadre dirigeant de son campement, avec qui il va établir une relation d’amitié très solide. Teixeirinha devient plus qu’un ami, Pedro le décrit comme « la personne sur qui on peut compter pour toute activité […] quelqu’un de toujours disponible, te donnant, continuellement, une force, une aide… ». Teixeirinha a été assassiné par la police de l’État du Paraná le 8 mars 1993 [27]. C’est sa mort et celle d’autres militants qui sont choisies dans le scénario de la mística décrite ci-dessous.
Nous avons fait la mística… La mística a été pensée… Nous avons fait la présentation le soir… Nous l’avons faite sous la forme d’une chaîne humaine. Nous sommes sortis d’un endroit et nous sommes allés à un autre. Nous y sommes allés les yeux bandés, avec un bandeau noir… Une personne qui marchait devant nous conduisait… Nous avons fait deux files, chacun tenant la main d’un compagnon. Nous avons marché… Lentement… Dans la mística, nous nous sommes rappelé plusieurs personnes qui étaient tombées dans la lutte, dont l’une était Teixeirinha. Et dans le temps de la mística… Jusqu’au point d’arrivée… Il y a eu quelques compagnons qui sont tombés dans la lutte. C’est à ce moment-là que j’ai participé, en prenant le rôle de Teixeirinha. À l’heure où la police a tiré… Elle tirait dans sa direction… À ce moment… [Nous avions prévu des petites bombes qui tirent une seule fois, très fort… Qui ressemblent à des tirs d’armement…] Quand la bombe a explosé, nous avons entendu ses cris… Nous avons supplié les policiers, pour l’amour de Dieu, de ne pas le tuer… Il disait alors… qu’il avait une famille ! qu’il voulait élever sa famille ! Il avait une épouse et un enfant… le Marcos, son fils unique. Il demandait : « Pour l’amour de Dieu, ne me tue pas… Je veux finir d’élever mon fils ! J’ai une épouse ! Et normalement vous en avez une aussi ! ». Et à ce moment-là les types… C’était l’heure de l’exécution, quand les types l’ont emmené… » [28].
Pedro poursuit son récit en racontant qu’à la fin de l’action, il pleurait comme tous ceux qui étaient présents :
« Les larmes qui coulaient des yeux de chacun des participants… On était émus de faire une représentation et en même temps… L’absence du compagnon qui n’est plus là [physiquement]… Seulement spirituellement. » [29].
Cette émotion contagieuse, exprimée par les larmes, est un signe que la célébration a été une expérience pleine de sens, non seulement pour Pedro mais peut-être même pour d’autres militants. Parmi ces derniers, il y avait probablement des personnes qui ne connaissaient pas Teixeirinha ni les conditions tragiques de son assassinat. Toutefois, Teixeirinha était avant tout un militant Sans-terre et c’est en raison de cette identité politique qu’il a été assassiné. Pedro déclare qu’il a été ému parce que ce qui est arrivé à Teixeirinha pourrait arriver aussi à n’importe quel père de famille : « […] Et alors, dans le cadre de la représentation de la mística… Tu joues un rôle en sachant que c’était la réalité, c’était ce qui est arrivé dans la vie réelle à ton… ton meilleur ami ! » [30]
Pour comprendre ce que font les militants Sans-terre dans ce type de scénographie et sous quelle forme, il faut réintroduire la relation de la mística avec la mémoire et l’espoir. C’est dans ce type de relation vécue comme un véritable événement, comme une expérience forte et marquante dans sa biographie, que ce militant a pu devenir un cadre du MST, et cette expérience entendait raviver la mémoire d’un autre militant mort pour la cause des Sans-terre.
2.- De la mémoire à l’espoir
2.1.- La mémoire collective, une force pour avancer
Les événements marquants dans la vie d’un individu peuvent être des « tournants » ou des « repères apaisés » de cette histoire. Dans cette perspective, les traumatismes personnels ne sont pas toujours des troubles qui empêchent la poursuite normale de la vie. Mais pour que l’individu puisse maintenir son « effort d’exister », son « désir d’être » [31], il est nécessaire que « cet événement soit à la foi “partagé” avec des proches, et “sanctionné” par des institutions, ce qui lui confère, dans l’après-coup, un caractère éminemment social » [32].
Dans la mística que nous venons de présenter, on peut observer que des traumatismes personnels [plusieurs assassinats] ont été mis en intrigue selon une temporalité donnée. Ces événements ont pu être appropriés lors des débats et ils ont finalement été choisis pour constituer le scénario de la mística qui devait être jouée ce jour-là. Grâce à la mémoire des participants, les événements ont pu émerger, faisant désormais partie de la réalité de tous. Il est possible de dire que, jusque-là, ils n’étaient que de tristes événements personnels. Dans l’expérience de la mise en scène, les événements ont pu être revisités par tous les militants, devenant l’histoire des Sans-terre et acquérant ainsi un caractère à la fois social et politique. En outre, une fois que le MST les reconnaît comme des faits qui sont arrivés à la communauté des Sans-terre, ces événements peuvent être « pacifiés » [33]. « C’est parce que des compagnons ont été assassinés, pour notre idéal commun, que la lutte doit continuer, que nous devons tenir ensemble ». La vengeance, sous la forme d’une action violente, n’est pas, selon eux, une attitude à adopter envers les « ennemis ». Pour ces paysans, l’identité de Sans-terre se constitue à partir de l’exemple donné par Jésus-Christ. Ce dernier a montré que les actions d’un chrétien sont motivées par l’amour et par la justice, et non par la loi du talion.
Or le Christ n’est pas venu pour prêcher une loi plus radicale et sévère, ni un pharisaïsme perfectionné. Il a prêché l’Évangile, ce qui signifie une nouvelle annonciatrice : ce n’est pas la loi qui sauve, mais l’amour. La loi possède à peine une fonction humaine d’ordre et peut difficilement créer des possibilités d’harmonie et de compréhension entre les hommes. L’amour qui sauve dépasse toutes les lois et conduit toutes les normes à l’absurdité. L’amour exigé par le Christ dépasse de loin la justice » [34].
De plus, Jésus était un homme d’action et d’engagement. Il voulait une transformation et il est mort pour son idéal. Le propos de Vilmar Beaufleur, jeune cadre du MST, montre comment cette identité est forgée non seulement par la foi religieuse mais aussi par l’action politique.
Je pense au moins que le vrai chrétien… On s’arrête pour réfléchir comme ça… : « Pourquoi Dieu a envoyé le Christ, son fils, sur la terre ? » Non pour qu’il soit adoré comme le fait le courant de la Rénovation charismatique. Dieu, il était déjà adoré, il n’avait pas besoin d’envoyer son fils pour être adoré. Il avait besoin d’envoyer quelqu’un comme un modèle d’action : comment les hommes pouvaient agir pour transformer la réalité […]. Ce fait est une preuve qu’à cette époque il y avait déjà une lutte populaire, quelqu’un qui essayait d’organiser la population qui était exploitée et qui a reçu son châtiment à cause de son activité. Et cela n’est pas seulement arrivé avec lui, mais avec beaucoup de successeurs et de disciples qui ont été châtiés parce qu’ils voulaient libérer le peuple. Je crois que le chrétien, c’est celui qui met en pratique la libération du peuple, non seulement qui fait des prières et en parlant de cette libération, mais qui met en pratique… Il doit prendre une attitude, il doit faire quelque chose. Et aujourd’hui on sait qu’on peut accomplir une transformation, prendre une attitude si nous agissons à travers une organisation de masse, et même un mouvement social. Même si les organisations sociales ont leurs problèmes, leurs défauts qui sont tout à fait naturels parce que ces organisations sont composées de personnes, et que les personnes ont naturellement des problèmes, ce qu’on peut faire, c’est essayer de résoudre les problèmes qu’on a… [35].
Le travail de mémoire se trouve en tension avec celui de l’espoir dans l’avenir transcendantal de l’histoire. Inspiré des textes de la bible, la communauté se constitue autour de cette mémoire partagée, mais aussi du fait que les individus partagent tous la croyance que, tôt au tard, l’accès à la terre sera une réalité pour tous, s’ils continuent à agir ensemble. La communauté chrétienne a toujours réaffirmé son identité par les sacrements. C’est aussi avec son corps que le chrétien peut rencontrer le sens de son esprit, car, dans la doctrine chrétienne, la personne est une unité du corps et de l’esprit. Pour les militants Sans-terre, la pratique de la mística (re)crée l’identité type des Sans-terre : des braves gens, à la fois politisés et solidaires. C’est par la pratique du symbolique dans le présent de l’action que les militants réaffirment leur engagement dans le temps.
2.2.- Le pouvoir d’imaginer un autre monde : l’utopie en acte
Le fait d’assister ensemble, c’est-à-dire aussi en même temps, à la mise en scène de l’idéal, et donc aussi du sens de la lutte, est un moment de construction du groupe. À la suite de Durkheim, on comprend que toutes les sociétés aient besoin d’espaces pour célébrer et vivre « en acte » l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes.
Toute fête, alors même qu’elle est purement laïque par ses origines, a certains caractères de la cérémonie religieuse, car, dans tous les cas, elle a pour effet de rapprocher les individus, de mettre en mouvement les masses et de susciter ainsi un état d’effervescence, parfois même de délire, qui n’est pas sans parenté avec l’état religieux. L’homme est transporté hors de lui, distrait de ses occupations et de ses préoccupations ordinaires. Ainsi observe-t-on de part et d’autres les mêmes manifestations : cris, chants, musique, mouvement violents, danses, recherche d’excitants qui remontent le niveau vital, etc. » [36].
Les célébrations du MST participent de la construction pratique d’une conscience de « faire partie ». Elles ont une importance capitale dans la continuité du groupe. Les acteurs peuvent se rappeler, en voyant cette scène, qu’ils sont ensemble parce qu’ils partagent un même objectif et que les différences personnelles sont infimes face à la cause supérieure qui les rassemble. Pour Émile Durkheim, l’entretien des sentiments collectifs et des idées collectives assurant l’unité des sociétés est une affaire présente chez tous les groupes sociaux. Par des réunions et des assemblées, les individus « réaffirment en commun leurs communs sentiments » [37]. Ils sont capables de construire leur histoire grâce à ce travail rythmé, et sur le passé [tragique] et sur l’avenir [lumineux], dans chaque célébration.
Sans le rite et la cérémonie, sans la pantomime et la danse et le théâtre qui se développa à partir de ceux-ci, sans la danse, le chant et les instruments d’accompagnement musical, sans les outils et les objets de la vie quotidienne qui furent façonnés sur les exemples et estampillés des emblèmes de la vie collective semblables à ceux qui se manifestaient dans les autres arts, les événements du lointain passé auraient aujourd’hui sombré dans l’oubli » [38].
Il en est de même pour la mística, espace/temps où sont reconfigurés le passé et l’avenir pour donner consistance au présent de l’action, où les outils et les objets du quotidien deviennent des symboles politiques, où la communauté s’éprouve, s’émeut et se projette dans un avenir commun.
Conclusion
Au cours de cet article, nous avons cherché, à plusieurs reprises, à souligner deux paradoxes. D’une part, l’engagement des individus, dans le temps, dans le Mouvement des sans-terre, dans la reconversion de leur identité d’origine pour en adopter une autre, celle de membre du MST. D’autre part, nous avons repéré que les formes d’action choisies par les membres du Mouvement avaient eu, jusqu’à présent, une valeur pacifique, tout en constituant une lutte politique réalisée à travers des actions d’occupation des terres publiques et privées.
Il est clair que la mística n’est pas une célébration qui explique à elle seule ces deux paradoxes. Il existe au cœur du MST un travail de formation politique très important, nécessaire à la formation des leaders politiques dont le dévouement est plus que remarquable. Ce travail, mené par des cadres parmi les plus expérimentés du MST, commence avec les réunions préparatoires aux occupations et se poursuit au jour le jour, dans le quotidien des campements et des assentamentos. La capacité à garder l’esprit de famille tout en préservant la capacité de formuler des critiques nécessaires au maintien de l’espace public est aussi un trait majeur du mouvement qui est mis à l’épreuve dans toutes les actions collectives réalisées.
Cependant, nous avons avancé l’hypothèse que la pratique de la mística constitue un moment majeur de construction du collectif et de mise en forme de l’identité des Sans-terre. Cette dernière est constituée à la fois à partir de la culture religieuse populaire et de l’esprit politique de la Théologie de la libération, répandu depuis les années 1960 dans les Communautés de base. Ce qui ressort des entretiens menés, c’est que les militants vivent ces rituels comme une source d’utopie capable de donner au Mouvement sa force de résistance. Cette pratique sociale est une singularité du MST qui forge non seulement l’unité des militants, mais aussi la disposition de ces derniers à participer, avec joie et plaisir, aux expériences les plus difficiles.
Par la célébration de la mística, les Sans-terre se rappellent à eux-mêmes ce qu’ils veulent être ici et maintenant : des travailleurs ruraux, simples mais capables de prendre la parole pour continuer leur histoire et agir selon l’exemple donné par le Christ lui-même. Ils réaffirment le fait qu’ils sont membres de la communauté chrétienne parce qu’ils sont capables de mettre en pratique des valeurs rassemblées dans des textes bibliques et interprétées à la lumière de la théologie de la libération. Ce sont des valeurs [telles que l’amour, la fraternité, la compassion, le pardon], qu’ils mettent en scène dans la mística dans lesquelles les plus faibles trouvent une place d’honneur.
À travers cette pratique, le passé singulier de chaque militant est appelé à devenir la mémoire des Sans-terre. Dans le cas de ces paysans, rendre visibles les injustices pratiquées par des « ennemis » vise à favoriser l’union du groupe, sans pour autant l’inviter à accomplir des actes de vengeance. Mais pour que l’expérience de la mística soit vécue intégralement par l’ensemble du groupe et pour que tous puissent y trouver un sens, les faits qui constituent sa trame doivent appartenir à la réalité. Comme le souligne Émile Durkheim, « c’est de la vie elle-même, et non d’un passé mort que peut sortir un culte vivant » [39].
Dans ce rituel, dont la tonalité est dominée par l’émotionnel, les militants ne célèbrent pas la haine, le désespoir, la fatigue. Ils se présentent toujours comme des héros, capables de lutter au péril de leur vie pour que leur idéal devienne une réalité. L’hymne, la casquette rouge et le drapeau avec le couple dessiné au centre, sont des symboles qui alimentent la mística. Ils donnent une réalité à l’idéal et rendent visible l’unité que les individus recherchent dans la communauté.
En résumé, dans la pratique de la mística, les militants Sans-terre entretiennent l’espoir d’une autre réalité sociale, dans laquelle la terre puisse être mieux partagée entre tous les paysans. Mais c’est aussi la confiance dans l’avenir et dans une autre société, plus humaine, qui est renouvelée à travers la célébration. Une société dont la vocation serait, pour ces militants chrétiens, la pratique des valeurs qui, fondées sur leur conviction religieuse, tel l’amour du Père [et de l’institution du MST], et qui permettrait à tous les êtres humains de devenir frères.
Source de l’article : Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3167.
Bernardo Mançano Fernandes & João Pedro Stédile
mardi 11 octobre 2011
Notes
[1] Nous respectons le choix de l’autrice de conserver le mot en langue portugaise pour inviter à saisir la réalité singulière de ce qu’est la mística du MST.
[2] Ce texte est tiré d’une thèse de doctorat en sociologie (« Engagements corps et âmes. Vies et luttes de sans-terre dans le Sud du Brésil », Paris, EHESS, 2009). L’autrice, Susana Bleil (susana.bleil7[AT]orange.fr), est brésilienne. Elle est actuellement Maîtresse de langue (portugais) à l’Université du Havre et chercheuse associée au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS), à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
[3] Entretien avec J. P. Stédile, le 11 mai 2004 à Paris.
[4] Ibid.
[5] Frei Betto, « Militancia y poesía », in L. Boff et F. Betto, Mística y espiritualidad, Madrid, Editoral Trotta, 1996, p. 136 – 137.
[6] En France, on rencontre ce différend dans les lieux où le discours est le plus éloigné. Cette difficulté à « faire communauté » avec « l’étranger », était frappante chez les militants du Parti vert, en 2000. La scène s’est déroulée dans le train loué par la Confédération paysanne, en vue d’effectuer un voyage collectif à Millau, le 29 juin pour soutenir José Bové et les autres neuf militants mis en examen après le « démontage » du McDonald’s le 12 août 1999. Tous les participants étaient installés et faisaient tranquillement connaissance. Tout à coup, les militants Verts sont arrivés et, sans attendre d’explications, ils ont lancé « Sortez ! Ce wagon a été réservé au Parti vert ! ». Le fait de participer à la même « mission » militante n’a pas suffi à créer des liens entre les individus.
[7] Dom Tomás Balduíno, « Préface », in J. P. Stedile et B. M. Fernandes, Brava gente : a trajetória do MST e a luta pela terra no Brasil, São Paulo, Fundação Percel Abramo, 1999, p.10.
[8] Frei Betto, « Mística y militancia », in L. Boff et F. Betto, Mística y espiritualidad, Madrid, Editoral Trotta, 1996, p. 46.
[9] Hebert de Souza, hémophile, il est le fondateur d’IBASE, l’une des plus grandes ONG brésiliennes. Il a lancé, peu avant sa mort, dans les années 1990, une Campagne nationale contre la famine qui, médiatisée par la chaîne privée Globo, a eu une immense répercussion avec des dons de nourriture dans tout le pays, dans les sièges des banques publiques.
[10] Vilmar est resté deux mois de plus à Porto Alegre, pour terminer le semestre de la faculté. Étant donné que c’était le séminaire qui payait ses études, il se trouvait dans une situation chaotique. C’est grâce à l’aide de ses amis du séminaire qu’il a réussi à payer le loyer d’un studio, sa nourriture et les frais mensuels de la faculté privée.
[11] F. Dostoïevski, Le Bourgeois de Paris, Paris, Payot & Rivages, 2006 [1863], p. 50 – 52.
[12] Cette mística a été réalisée par les paysans de la COPAVI pour la fête des 10 ans de la coopérative, en juillet 2003. Ils l’ont jouée devant 600 invités. Nous avons pu participer à une réunion de la COPAVI pour préparer cette mística. Des militants experts en mística sont venus de la capitale de l’État du Paraná pour aider les associés à constituer le scénario. Tous étaient d’accord pour que l’auditoire puisse partir avec le souvenir de la mística en tête, et non pas celui du banquet auquel ils avaient participé.
[13] Gilmar Mauro, « Les défis du Mouvement des sans-terre pour progresser dans l’action entreprise et les stratégies pour dépasser la conjoncture », in Rapport de la 4e Rencontre européenne des Amis du Mouvement des sans-terre – MST, du 30 juin au 1er juillet 2001, Paris, Frères des hommes, p. 8. Membre de la direction nationale du MST, G. Mauro inclut la mística dans la liste des stratégies d’action du MST.
[14] Cette façon de concevoir les assassinats n’est pas spécifique aux militants sans terre. L’évêque Don Tomas Bastos, coordinateur de la Commission pastorale de la terre, raconte que, dans les communautés ecclésiales de base, les assassinats des paysans ne sont pas célébrés pour leur douleur. Bien au contraire, la mort est transformée en étendard de lutte. C’est à travers la mort des compagnons que les paysans retrouvent la spiritualité des premiers chrétiens, selon qui le sang des martyrs est semence, une nouvelle vie dans l’Église, « sanguis martyrum, semen christiavorum ». Dom T. Bastos, « Reforma agrária começa a virar novamente tabu » Agência Repórter social, 12 août 2006 [http://www.reportersocial.com.br/en…].
[15] Leonardo Boff, Je m’explique. Entretien avec Christian Dutilleux, Paris, Desclée de Brouwer, 1994 p. 38. Cf. aussi l’article de Bernard Lestienne « Église et mouvement populaire en Amérique latine ». Spécialiste de l’Amérique latine, ce jésuite fait observer que « les célébrations sont aussi nécessaires à la vie des communautés que l’air que l’on respire. Célébrations simples et vivantes où s’exprime déjà symboliquement la plénitude de la communauté, où elle se constitue. Célébrations de la foi en l’amour de Dieu et de l’espérance d’un monde meilleur, déjà reconnaissable, qui scandent la vie et les événements tristes ou heureux de la communauté ou du quartier, qui animent la marche », Bernard Lestienne, « Église et mouvement populaire en Amérique latine », Projet, n° 184, 1984, p. 460.
[16] D. Barbé précise aussi que les CEB « se distinguent sans se séparer du syndicat et du parti », norme à laquelle le MST, pour sa part, a su se soumettre. D. Barbé, La grâce et le pouvoir. Les communautés de base au Brésil.Paris, Cerf, 1982, p. 138.
[17] Les années 1979 – 1984 sont considérées par le MST comme la période de sa gestation, à partir du rassemblement des petits mouvements qui existaient dans le sud du Brésil en quête de terre.
[18] Dans certains groupes de la Commission pastorale de la terre (CPT) la mística fait encore partie des activités pratiquées lors des rencontres collectives. Entretien avec Sonia Magalhães, le 18 juillet 2005 à Paris.
[19] Boletim Sem Terra, n° 17, 9 janvier 1982.
[20] Entretien avec J. P. Stedile, le 11 mai 2004 à Paris.
[21] Ibid.
[22] Dans toutes les activités collectives, les militants cherchent à pratiquer la mística. J’ai dû, par hasard, me charger de son organisation. Étant donné que je suis nutritionniste de formation, il avait été prévu par le groupe que je ferais une conférence sur « La nourriture saine » ce jour-là et la préparation de la mística en a résulté.
[23] De toute évidence, l’action de la sociologue ne pouvait qu’être ratée : « la simple observation des conduites rituelles n’offre que peu d’indications pour comprendre ce qui se passe. […] [Le chercheur] peut croire leur trouver un sens en s’appuyant sur sa propre expérience et aller jusqu’à des interprétations totalement erronées du rite qu’il observe. Chaque société a un code qui lui est propre et elle seule en fournit la clef », Victor W. Turner, Les Tambours d’affliction, Paris, Gallimard, 1972 [1968], p. 17 – 18. De toute manière, cette affaire est très riche d’enseignements. Encore une fois on retrouve le problème de la « proximité » au terrain. Si nécessaire pour une recherche réussie, le rapport de proximité n’est pas sans danger. Autrement dit, il y a toujours un prix à payer dans le lien établi avec les gens sans qu’on puisse éliminer le risque d’être rejeté par eux.
[24] Entretien avec une militante du PT, réalisé le 17 septembre 2004 à Paris.
[25] Nous avons tout d’abord pensé que la scène ne pouvait émouvoir que les Brésiliens qui avaient été marqués par la famine et l’exclusion, les images pouvant leur rappeler leur passé commun. Mais lors d’un entretien avec un Italien qui a assisté à cette scène, et qui a reconnu avoir pleuré lui aussi, nous nous sommes aperçu que la mística suscite une émotion qui dépasse largement le cadre national et s’inscrit dans notre humanité commune : « J’ai pleuré pendant la mística. Le fait de voir la lutte de ces gens-là qui n’ont rien et qui après beaucoup d’efforts arrivent à trouver quelque chose, à manger, à avoir une terre pour travailler… La révolution pour moi, c’est ça ! La possibilité que les gens ont de s’en sortir face au pire ! » [[Entretien réalisé le 15 avril 2004 à Vérone avec un Italien présent à la fête pour le dixième anniversaire de la COPAVI.
[26] Ces paysans étaient originaires de la région ouest du Paraná, réputée pour la fertilité de sa terre « rouge ».
[27] Ce militant a été reconnu, parmi d’autres, comme un martyr du MST. Il a été cité lors du discours d’ouverture du 5e Congrès du MST, le 13 juin 2007, à Brasília, devant 18 000 militants.
[28] Entretien avec Pedro Alonso Sales, le 5 août 2003 à Paranacity.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Nous reprenons ici les expressions de Paul Ricœur.
[32] Michèle Leclerc-Olive, « Entre mémoire et expérience, le passé qui insiste », Projet, n° 273, 2003, p. 96.
[33] Ibid., p. 101.
[34] L. Boff, Je m’explique…, op. cit., p. 46.
[35] Entretien avec Vilmar Beaufleur, le 27 juillet 2003 à Paranacity.
[36] É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1990, p. 547.
[37] Ibid., p. 610.
[38] J. Dewey, Art et Civilisation, Pau, Publications de l’Université de Pau, 2005 [1934], p. 376.
[39] É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse…, op. cit., p. 611.