Brésil : premières réflexions, par Emir Sader

Sans doute la conséquence majeure du mouvement sera-t-elle l’introduction du thème de la signification politique de la jeunesse, de ses conditions concrètes de vie et de ses attentes dans le Brésil du XXIème siècle.

Au Bré­sil comme l’écrit Yan Boe­chat dans Ques­tion, ce ne sont ni les punks ni le black block qui sont des­cen­dus dans les rues mais le peuple des exclus, bri­sant le ver­nis d’une d’une capi­tale “nord-amé­ri­caine” comme Sao Pau­lo, jeunes de classe moyenne blanche face aux jeunes noirs, “péri­phé­riques”, nor­des­tins, dans un pays pas tout à fait sor­ti des ins­ti­tu­tions de la dic­ta­ture mili­taire. Selon le jour­nal Bra­sil de Fato, “c’est le moment pro­pice pour réin­ves­tir et repen­ser la ville du point de vue de “ceux d’en bas”. Par­mi les orga­ni­sa­tions qui par­ti­cipent à ce mou­ve­ment on trouve le Mou­ve­ment des Tra­vailleurs Sans terres (MST), des sec­teurs du Par­ti des Tra­vailleurs (PT), l’Union natio­nale des étu­diants (UNE), la consul­ta­tion popu­laire, le Mou­ve­ment des per­sonnes affec­tées par les bar­rages (MAB), l’Union Bré­si­lienne des élèves du secon­daire (UBE), Union des Noirs pour l’égalité (UNEGRO), la Marche Mon­diale des Femmes (MMF), la Cen­trale des Tra­vailleurs du Bré­sil (CTB), la Coor­di­na­tion des Mou­ve­ments Sociaux (CMS).

emir-sader-zangado.jpg Nous publions les pre­mières réflexions du socio­logue Emir Sader.

Emir Sader est pro­fes­seur de l’Université de São Pau­lo (USP) et de l’Université de l’État de Río de Janei­ro (Uerj), coor­di­na­teur du Labo­ra­toire de Poli­tiques Publiques de l’Uer et secré­taire géné­ral du Conseil lati­no-amé­ri­cain de sciences sociales (CLACSO). Auteur entre autres de “La ven­geance de l’Histoire”

Bré­sil, Pre­mières réflexions

Le mou­ve­ment qui a com­men­cé comme résis­tance à l’augmentation des tarifs du trans­port, a été inédit et sur­pre­nant. Qui croi­rait en déte­nir toutes les clefs, dimen­sions et pro­jec­tions futures, rédui­rait imman­qua­ble­ment ce phé­no­mène et for­ce­rait la réa­li­té à entrer dans des sché­mas pré-éta­blis, pour jus­ti­fier des argu­ments pro domo, sans rendre compte du carac­tère mul­ti­fa­cé­tique et sur­pre­nant des mobi­li­sa­tions. Pour l’heure nous nous conten­te­rons de tirer quelques conclu­sions qui nous semblent claires.

1. L’annulation de l’augmentation (des titres de trans­port ) démontre la force des mobi­li­sa­tions dès qu’elles s’appuient sur une reven­di­ca­tion juste et pos­sible – c’est ce qui a per­mis leur victoire.

2. En pre­mier lieu cette vic­toire ren­force concrè­te­ment l’idée que les mobi­li­sa­tions popu­laires valent la peine, sen­si­bi­lisent les gens, per­mettent de dia­lo­guer avec toute le socié­té, et sont un puis­sant moyen de pres­sion sur les gouvernements.

3. En outre le mou­ve­ment a cen­tré le débat sur une ques­tion essen­tielle dans la lutte contre le néo-libé­ra­lisme – la pola­ri­sa­tion entre inté­rêts publics et inté­rêts pri­vés – et sur qui doit finan­cer les coûts d’un ser­vice public trop essen­tiel pour être sou­mis aux inté­rêts d’entreprises pri­vées ani­mées par la volon­té de profit.

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4. La conquête de l’annulation de l’augmentation apporte un béné­fice pour les couches les plus pauvres de la popu­la­tion, usa­gères quo­ti­diennes du trans­port public, et démontre qu’un mou­ve­ment doit reflé­ter non seule­ment les reven­di­ca­tions de chaque sec­teur en par­ti­cu­lier mais doit aus­si répondre aux exi­gences plus larges, en par­ti­cu­lier à celles des sec­teurs les plus tou­chés de la socié­té et qui ont le plus de dif­fi­cul­tés à se mobiliser.

5. Peut-être l’aspect essen­tiel des mobi­li­sa­tions a‑t-il été de rendre pos­sible l’entrée de larges sec­teurs de la jeu­nesse dans la vie poli­tique, sec­teurs non recon­nus par les poli­tiques gou­ver­ne­men­tales et qui, jusqu’ici n’avaient pas trou­vé leurs formes spé­ci­fiques d’expression poli­tique. C’est peut être la consé­quence la plus per­ma­nente des mobilisations.

6. Il est clair aujourd’hui que les gou­ver­ne­ments qui coa­lisent dif­fé­rents par­tis – cer­tains plus nom­breux (ceux de droite) et d’autres moins nom­breux (ceux de gauche) – éprouvent des dif­fi­cul­tés pour entrer en rela­tion avec les mobi­li­sa­tions popu­laires. Ils prennent des déci­sions impor­tantes sans consul­ta­tion et lorsqu’ils affrontent des résis­tances popu­laires, tendent à réaf­fir­mer tech­no­cra­ti­que­ment leurs déci­sions – “il n’y a pas de res­sources”, “impos­sible de bou­cler les comptes”, etc.– sans se rendre compte qu’il y a là une ques­tion poli­tique, une reven­di­ca­tion juste de la citoyen­ne­té, qui s’appuie sur un immense consen­sus social, et qui appellent des solu­tions poli­tiques, ce pour­quoi les diri­geants ont été élus. Ce n’est qu’après de nom­breuses mobi­li­sa­tions et l’affaissement de l’autorité des gou­ver­nants que sont prises les déci­sions cor­rectes. Une chose est d’affirmer qu’on “dia­logue” avec les mou­ve­ments, une autre est d’affronter effec­ti­ve­ment leurs mobi­li­sa­tions, sur­tout quand celles-ci résistent aux déci­sions prises par les gouvernants.

7. Cer­tai­ne­ment, un pro­blème que le mou­ve­ment affronte sont les ten­ta­tives de mani­pu­la­tions externes. L’une d’elles, repré­sen­tée par les sec­teurs les plus extré­mistes, cherche à injec­ter des reven­di­ca­tions maxi­ma­listes de “sou­lè­ve­ment popu­laire” contre l’État, pour jus­ti­fier leurs actions vio­lentes, carac­té­ri­sées comme van­da­lisme. Ce sont des sec­teurs très réduit, externes au mou­ve­ment, avec ou sans infil­tra­tion poli­cière. Ils apportent la man­chette immé­diate dont les grands médias ont besoin mais ont été reje­tés par la qua­si tota­li­té des mouvements.

8. L’autre ten­ta­tive est celle de la droite, clai­re­ment expri­mée par le com­por­te­ment des médias hégé­mo­niques. Au début ceux-ci se sont oppo­sés au mou­ve­ment comme ils ont l’habitude de le faire avec toute mani­fes­ta­tion popu­laire. Ensuite, lorsqu’ils se sont ren­dus compte qu’il pou­vait deve­nir un pro­blème pour le gou­ver­ne­ment, ils l’ont pro­mu et ont ten­té arti­fi­ciel­le­ment d’y insé­rer des objec­tifs contre le gou­ver­ne­ment fédé­ral. Ces ten­ta­tives ont été éga­le­ment reje­tées par les lea­ders du mou­ve­ment, bien qu’une com­po­sante d’extrême-droite se soit mani­fes­tée avec la hargne typique de tout mou­ve­ment d’extrême-droite, et magni­fiée par les médias dominants.

9. Il faut sou­li­gner la sur­prise des gou­ver­ne­ments et leur inca­pa­ci­té de com­prendre le poten­tiel explo­sif des condi­tions de vie urbaines, et en par­ti­cu­lier l’absence de poli­tiques pour la jeu­nesse de la part du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Les orga­ni­sa­tions étu­diantes tra­di­tion­nelles ont été éga­le­ment sur­prises et ont été absentes des mouvements.

10. On dis­tingue deux atti­tudes dans le dérou­le­ment des mobi­li­sa­tions : la pre­mière est la dénon­cia­tion de leur mani­pu­la­tion par la droite – phé­no­mène clai­re­ment expri­mé par le trai­te­ment des médias domi­nants – et les ten­ta­tions de s’opposer au mou­ve­ment. La seconde est d’exalter de manière acri­tique le mou­ve­ment comme s’il incar­nait des pro­jets clairs et por­teurs d’avenir. Les deux posi­tions sont erro­nées. Le mou­ve­ment est né de reven­di­ca­tions justes, pro­mues par des sec­teurs de la jeu­nesse, avec ses états actuels de conscience, avec toutes les contra­dic­tions d’un tel mou­ve­ment. L’attitude cor­recte est d’apprendre du mou­ve­ment et d’agir avec lui, pour l’aider à construire une conscience claire des objec­tifs, des limites, des ten­ta­tives d’utilisation par la droite, des pro­blèmes qu’il a sus­ci­tés, et de la manière de mener à bien la dis­cus­sion sur son sens et sur les meilleures manières de rele­ver ses défis.

La signi­fi­ca­tion majeure de ce mou­ve­ment va s’éclaircir avec le temps. La droite ne s’intéresse qu’à ses minces pré­oc­cu­pa­tions élec­to­rales, dans ses efforts déses­pé­rés d’arriver au deuxième tour de la pré­si­den­tielle. Des sec­teurs extré­mistes jouent à la sur­en­chère en affir­mant que les condi­tions existent pour mettre en place des alter­na­tives vio­lentes, mais cela s’épuisera rapidement.

Le plus impor­tant ce sont les leçons que le mou­ve­ment lui-même et la gauche – par­tis, mou­ve­ments popu­laires, gou­ver­ne­ments – peuvent tirer de l’expérience. Aucune inter­pré­ta­tion à prio­ri ne rend compte de la com­plexi­té et du carac­tère inédit du mou­ve­ment. Sans doute sa consé­quence majeure sera-t-elle l’introduction du thème de la signi­fi­ca­tion poli­tique de la jeu­nesse, de ses condi­tions concrètes de vie et de ses attentes dans le Bré­sil du XXIème siècle.
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Source : http://www.cartamaior.com.br

Tra­duc­tion : Thier­ry Deronne

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Pour sou­te­nir concrè­te­ment le Mou­ve­ment des Tra­vailleurs Sans Terre du Bré­sil, on peut écrire à Lucas Tin­ti, prointer@mst.org.br

URL de cet article : http://mouvementsansterre.wordpress.com/2013/06/21/bresil-premieres-reflexions-par-emir-sader/