Le footballeur Mohamed Salah sur l’Égypte actuelle

par Selim Mohie

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Orient XXI

En rai­son de sa capa­ci­té d’inspiration et de mobi­li­sa­tion, le sport, en Égypte comme par­tout ailleurs dans le monde, est intrin­sè­que­ment poli­tique, comme l’est aus­si la renom­mée de ses stars.

Le 26 mai 2018, lors de la finale de la Ligue des cham­pions oppo­sant Liver­pool au Real Madrid, Moha­med Salah a été bles­sé. Toute l’Égypte a fré­mi pour son joueur pré­fé­ré qui ris­quait de ne pas par­ti­ci­per à la Coupe du monde de foot­ball qui s’ouvre le 14 juin à Mos­cou. Car Salah fait l’objet d’un véri­table culte, lié aux com­bats que son pays affronte depuis de nom­breuses années.

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L’histoire de Moha­med Salah est très connue de ses fans les plus ardents. « Des haillons à la richesse »[[NDLR. « From rags to riches », for­mule dési­gnant des romans sur la réus­site sociale popu­la­ri­sés par l’écrivain amé­ri­cain Hora­tio Alger.]], le conte du petit enfant pauvre qui gran­dit dans le gou­ver­no­rat de Ghar­biya et devient le « chou­chou » du foot­ball natio­nal résonne à tra­vers l’Égypte avec les espoirs de tant de jeunes au pro­fil simi­laire. Cet espoir et cette attente en un ave­nir meilleur ont été révé­lés par la révo­lu­tion de 2011 dans des mani­fes­ta­tions qui ont drai­né des mil­lions d’Égyptiens pour faire tom­ber le régime auto­ri­taire de l’ex-président Hos­ni Mou­ba­rak. Aujourd’hui, dans un contexte où un déses­poir pal­pable se répand en tous lieux et où la répres­sion est plus féroce encore sous le pré­sident Abdel Fat­tah Al-Sis­si qu’elle ne l’était sous Mou­ba­rak, Salah émerge comme un phare lumi­neux de per­sé­vé­rance, de lutte et de réussite.

Le capi­tal social lié au nom même de Salah est deve­nu immense en Égypte, où son image est uti­li­sée pour com­mer­cia­li­ser tout et n’importe quoi, des bois­sons non alcoo­li­sées au lan­ce­ment d’une ligne de télé­pho­nie publique contre les drogues. Ça n’est pas une nou­veau­té. Héros de la nation et icônes publiques — des figures révo­lu­tion­naires aux acteurs ou actrices célèbres — ont depuis long­temps été uti­li­sés pour com­mer­cia­li­ser des pro­duits. Récem­ment, une publi­ci­té de la firme télé­pho­nique bri­tan­nique Voda­fone a détour­né un célèbre slo­gan : « Nous sommes tous des Kha­led Said », adop­té pour com­mé­mo­rer la mort en 2010 d’un jeune homme tom­bé vic­time des vio­lences poli­cières, et qui fut salué comme l’une des étin­celles de la révo­lu­tion de 2011. Dans une réfé­rence évi­dente pour tous, Voda­fone a lan­cé une cam­pagne publi­ci­taire sous le slo­gan : « Nous sommes tous des Moha­med Salah ».

Les révo­lu­tions qui ont sur­gi au Proche-Orient et au Magh­reb en 2011 ont été lar­ge­ment écra­sées. Mais l’engouement popu­laire pour Salah dif­fuse quelque chose d’autre. Certes, en 2011, les enjeux socio-éco­no­miques et poli­tiques ont clai­re­ment consti­tué les motifs des sou­lè­ve­ments arabes. Mais la démo­gra­phie des mani­fes­tants elle-même a révé­lé une dyna­mique plus pro­fonde par­mi ceux qui appe­laient au chan­ge­ment. Les révo­lu­tions de 2011 étaient éga­le­ment géné­ra­tion­nelles. Très au-delà des quelques rues qui entou­raient la place Tah­rir, des jeunes femmes et des jeunes hommes défiaient le conser­va­tisme de leurs parents pour ten­ter de créer de nou­velles iden­ti­tés pro­gres­sistes ; ils rom­paient avec leurs rôles tra­di­tion­nels pour s’engager dans de nou­velles car­rières, de nou­velles perspectives.

Décider par soi-même

Cette dyna­mique géné­ra­tion­nelle a vu la popu­la­tion se déta­cher de nombre de ses vieux héros pour regar­der du côté des jeunes figures qui bâtissent leur propre suc­cès. Salah en est un des exemples les plus saillants, mais on en trouve d’autres dans la musique, le ciné­ma et ailleurs. Très long­temps, la scène cultu­relle égyp­tienne avait été occu­pée par des acteurs, des musi­ciens et des artistes dont la noto­rié­té avait com­men­cé des décen­nies plus tôt, avant même que la majo­ri­té de la popu­la­tion du pays ne soit née[[En 2017, 52,5 % de la popu­la­tion égyp­tienne avait moins de 25 ans.]]. Sym­boles de la stag­na­tion de la culture popu­laire durant les années Mou­ba­rak, leurs visages ne chan­geaient jamais. Or, depuis 2011, ils ont été rem­pla­cés par des artistes plus jeunes, qui ont com­men­cé de se faire une place sous les projecteurs.

Aux yeux des Égyp­tiens, Salah incarne une des nou­velles condi­tions induites par les révo­lu­tion­naires (des prin­temps arabes) : le droit de choi­sir, de chan­ger d’avis, et enfin de suivre des iti­né­raires dif­fé­rents. Salah a chan­gé d’avis. Il a cher­ché des alter­na­tives foot­bal­lis­tiques, il est pas­sé d’un club à l’autre dans sa car­rière jusqu’à trou­ver la place qui lui conve­nait pour par­ve­nir au som­met. Bien sûr, il le doit à son talent ; mais aus­si au fait qu’il a opté pour la pre­mière des liber­tés : celle de déci­der pour lui-même.

Le sport a tou­jours consti­tué une force motrice dans ce qui gal­va­nise l’Égypte. Salah est la plus grande star spor­tive de ce pays dans la période récente, ce qu’il doit pour beau­coup à son suc­cès inter­na­tio­nal, mais il n’est pas l’unique héros à avoir émer­gé du foot­ball égyp­tien. L’équipe natio­nale a connu de nom­breux suc­cès sur le plan régio­nal, et à ce jour elle détient le record de vic­toires dans la Coupe afri­caine des nations (CAN). Avant l’avènement de Salah, Moha­med Abou Trei­ka a été le favo­ri natio­nal, menant l’Égypte à trois de ses sept vic­toires à la CAN. Fêté comme un héros, il était révé­ré pour sa fidé­li­té à son pays, car il a refu­sé de par­tir à l’étranger mal­gré les com­pa­rai­sons flat­teuses dont il fai­sait l’objet avec les meilleurs foot­bal­leurs de son époque, tels Zine­dine Zidane ou Patrick Vieira.

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Le sport est politique

En rai­son de sa capa­ci­té d’inspiration et de mobi­li­sa­tion, le sport, en Égypte comme par­tout ailleurs dans le monde, est intrin­sè­que­ment poli­tique, comme l’est aus­si la renom­mée de ses stars. Dans son pays, Salah en est le nou­veau chou­chou. Son pré­dé­ces­seur Abou Trei­ka vit en exil, iso­lé de sa patrie et désor­mais qua­li­fié de « ter­ro­riste » — pour avoir fait « l’infâme » salut à quatre doigts lors d’un match de foot­ball local en 2014, afin de mani­fes­ter sa soli­da­ri­té avec les per­sonnes tuées lors du mas­sacre de Rabia al-Ada­wiya l’année pré­cé­dente, la plus vaste tue­rie de civils per­pé­trée par l’actuel régime après son coup d’État en juillet 2013[[Après le coup d’État mili­taire du 3 juillet 2013, qui porte au pou­voir le géné­ral Al-Sis­si, deux sit-in d’opposants s’installent au Caire sur les places al-Nah­da et Rabia al-Ada­wiya. Les mani­fes­tants refu­sant la dis­per­sion, les forces tirent sur eux le 14 août. Selon le minis­tère de l’intérieur égyp­tien, 638 per­sonnes sont tuées (595 mani­fes­tants et 43 poli­ciers). Selon l’Alliance anti-coup d’État de l’époque et les Frères musul­mans, les morts par­mi les mani­fes­tants s’élèveraient à 2 600. Depuis, le « salut à quatre doigts » (le pouce refer­mé dans la paume, les quatre autres doigts redres­sés) est un sym­bole d’adhésion à l’opposition, que le régime assi­mile à une adhé­sion aux Frères musulmans.]].

Lors d’une récente prise de bec avec l’Association du foot­ball égyp­tien (EFA) por­tant sur les termes d’un accord pri­vé de publi­ci­té signé par Salah et sur l’accord de spon­so­ring de l’équipe natio­nale signé par l’EFA — un conflit rapi­de­ment réso­lu de manière équi­table — Salah s’en est pris non seule­ment à une bureau­cra­tie publique très mal gérée, pour res­ter poli, mais même à l’appareil sécu­ri­taire. Une bataille publi­ci­taire a été lan­cée par une simple erreur des ser­vices secrets, qui sont pro­prié­taires de Pre­sen­ta­tion Sports, la socié­té qui détient les droits de vente du spon­so­ring de l’équipe natio­nale. Elle les a oppo­sés à l’opérateur public égyp­tien de télé­pho­nie mobile WF, et a eu d’immenses réper­cus­sions dans l’opinion publique. Alors que la pre­mière réponse de Salah dans cette bataille est res­tée très humble, dans le droit fil du com­por­te­ment qu’adopte géné­ra­le­ment ce très res­pec­table jeune homme, l’opinion s’est enflam­mée sur les réseaux sociaux. L’affaire a obli­gé l’EFA et le minis­tère de la jeu­nesse et des sports à se rétrac­ter à plu­sieurs reprises, et elle a fini par néces­si­ter une inter­ven­tion du pré­sident lui-même.

Personne au-dessus de l’État ?

Car la que­relle entre les pro­ta­go­nistes ne por­tait pas uni­que­ment sur une image appo­sée sur un avion qui aurait contre­ve­nu à un accord de spon­so­ring. On l’a bien vu dans la manière dont elle s’est spec­ta­cu­lai­re­ment conclue, au détri­ment de l’autorité publique for­mel­le­ment la plus res­pec­tée du : l’armée. Car durant la bataille, plu­sieurs géné­raux ont décla­ré publi­que­ment que Salah était tou­jours rede­vable dans son pays de ses obli­ga­tions mili­taires. Il s’agissait là d’une menace non voi­lée pour obli­ger Salah à renon­cer à ses pré­ten­tions, dans la pers­pec­tive de la Coupe du monde en Rus­sie. La réac­tion de l’opinion publique a été vis­cé­rale, et Salah lui-même a dès lors refu­sé de se taire. Sans sur­prise, la menace d’enrôler Salah sur-le-champ fut reti­rée aus­si vite qu’elle était apparue.

Les diri­geants égyp­tiens ont long­temps bri­dé les per­son­na­li­tés par trop popu­laires, pour s’assurer que per­sonne n’apparaisse jamais plus impor­tant que l’État. Dans la plu­part des cas, les menaces, les pro­cès et mises à l’amende (mesure géné­ra­le­ment réser­vée aux hommes d’affaires) ont garan­ti que les vic­times finissent par suc­com­ber silen­cieu­se­ment au régime en place. Mais Salah est un franc-tireur. Certes, il menace le pou­voir et sa puis­sance grâce à son talent. Mais il n’a aucune aspi­ra­tion poli­tique, il n’a même jamais expri­mé la moindre opi­nion poli­tique (et visi­ble­ment, il n’en a pas). Non, il consti­tue une menace parce qu’il est com­plè­te­ment indé­pen­dant de l’État, comme l’est éga­le­ment l’adulation dont il fait l’objet. Pour chaque jeune Égyp­tien, Salah est la preuve vivante que per­sonne n’a besoin de l’État pour sub­sis­ter, ou pour réussir.

Ain­si Salah est-il l’antithèse du mes­sage que Sis­si tente depuis cinq ans d’imposer à son opi­nion publique : nous devons tous tra­vailler ensemble pour amé­lio­rer la situa­tion du pays, nous ne sommes rien sans l’État et sans l’armée, et nous ne sub­sis­tons qu’en ver­tu de son bon vou­loir et de sa com­pas­sion à notre égard en tant que peuple. Or, Salah est deve­nu une star mon­diale grâce à son seul mérite, sans que l’État n’intervienne ni ne lui apporte le moindre sou­tien. Et la plu­part des Égyp­tiens n’oublient pas qu’il a été ini­tia­le­ment reje­té par l’un des plus célèbres clubs égyp­tiens, le Zama­lek du Caire, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune talent naissant[[NDLR. Il ne s’agit pas là d’un phé­no­mène exclu­si­ve­ment égyp­tien. Ori­gi­naire de Metz, Michel Pla­ti­ni fut reje­té à 17 ans par l’équipe de sa ville pour « manque de coffre ». Et Zidane fut ren­voyé à 16 ans d’un stage de for­ma­tion en Algé­rie pour per­for­mance banale… Comme pour les artistes, la liste est longue des spor­tifs dont le poten­tiel a été contes­té avant d’éclater au grand jour.]] .

De plus, la pers­pec­tive d’être asso­cié à la renom­mée de Salah n’est pas seule­ment attrac­tive pour les cadres diri­geants égyp­tiens. Que Salah ait connu un tel suc­cès à Liver­pool, dans un club plon­gé au cœur du débat poli­tique il y a plu­sieurs décen­nies par la tra­gé­die d’Hillsborough [[Le 15 avril 1989, l’effondrement d’une tri­bune suite à un mou­ve­ment de foule dans le stade d’Hillsborough, à Shef­field, où s’affrontaient le Liver­pool FC et le club de Not­tin­gham For­rest en demi-finale de la Coupe d’Angleterre avait fait 96 morts et 766 bles­sés.]] n’est pas une coïn­ci­dence. Hil­ls­bo­rough est deve­nu en Grande-Bre­tagne le moment fon­da­teur de la bataille poli­tique contre la cor­rup­tion au sein de la police et contre le « clas­sisme » (les tri­bunes qui s’étaient effon­drées étaient celles où s’amoncelaient, debout, les déten­teurs des billets les moins chers, pour beau­coup de jeunes ouvriers et chô­meurs). Il aura fal­lu 27 ans et quatre enquêtes pour finir par démon­trer que la police avait agi de manière illé­gale, tant dans son inca­pa­ci­té à empê­cher la tra­gé­die que dans ses ten­ta­tives ulté­rieures de cou­vrir ses faillites.

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Partir, la seule voie pour réussir

La per­son­na­li­té de Salah, sa foi et son arrière-plan — un jeune Arabe nom­mé Moha­med, à l’image de « bon musul­man » qui pra­tique sa foi ouver­te­ment et ne passe pas son temps à faire la fête comme beau­coup de ses congé­nères, un homme cha­ri­table et gent­le­man qui vit en famille — ont été mon­trés en exemple encore et encore par de nom­breuses sources, y com­pris par les auto­ri­tés du foot­ball bri­tan­nique dans un Royaume-Uni post-Brexit qui connait des ten­sions crois­santes envers les immigrés.

Son suc­cès envoie tout de même un mes­sage à la jeune popu­la­tion égyp­tienne, qui dépasse les 60 mil­lions (sur 95 mil­lions d’Égyptiens au total), pour un âge moyen de 24 ans. Ce mes­sage, c’est que pour réus­sir, il faut quit­ter le pays. C’est là un sen­ti­ment fré­quem­ment expri­mé dans la rue. L’Égypte elle-même est sans espoir, et le seul moyen de retrou­ver l’espoir est de par­tir pour recons­truire ailleurs. À l’époque de l’idole Abou Trei­ka, sa fier­té natio­na­liste était un sujet de célé­bra­tion, car il avait reje­té les nom­breuses sol­li­ci­ta­tions qui lui avaient été pré­sen­tées durant sa car­rière pour jouer à l’étranger, choi­sis­sant à l’inverse de res­ter fidèle à Al-Ahly, la meilleure équipe de club du pays (et pre­mier club d’Afrique avec huit vic­toires en Coupe des cham­pions). Mais à l’époque où vit Salah, par­tir est deve­nu la seule voie pour réussir.

Des mil­liers de jeunes s’y sont déjà enga­gés. Et ils sont des mil­lions à en rêver sans en avoir les moyens. Cepen­dant, mal­gré le déses­poir, le rêve d’un jeune homme qui a gran­di dans leur propre arrière-cour et qui est deve­nu le foot­bal­leur le plus popu­laire au monde a la capa­ci­té de nour­rir une géné­ra­tion dans ce pays pour des décen­nies. Le pou­voir de Salah dépasse la vitesse de ses pieds pour drib­bler les défen­seurs et aller mar­quer des buts spec­ta­cu­laires : c’est l’espoir qu’il apporte à une géné­ra­tion, les rêves qu’il ins­pire aux jeunes et la croyance qu’eux aus­si ont le droit d’avoir leurs propres rêves.

Selim Mohie

Source : Orient XXI