La culture de la surveillance s’infiltre et se propage partout

Par Andrea Daniele Signorelli

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Il Tas­ca­bile


Tra­duit par Vanes­sa De Pizzol

Pour­quoi adop­tons-nous les nou­velles formes de contrôle numé­rique ? Une lec­ture de La culture de la sur­veillance de David Lyon.

1984 est la mau­vaise méta­phore pour racon­ter notre époque, et cela fait long­temps qu’on l’affirme. Le monde ima­gi­né par Orwell est un monde gris, fait d’oppression et gou­ver­né par des dic­ta­tures féroces. Bien que la socié­té de 1984 soit fon­dée sur la sur­veillance (comme tou­jours plus notre socié­té), il s’agit d’une sur­veillance “tra­di­tion­nelle”, d’État poli­cier, où le contrôle a uni­que­ment lieu du haut vers le bas : une sur­veillance qui écrase et humi­lie. La situa­tion que nous connais­sons aujourd’hui, aux prises avec l’omniprésence des smart­phones, réseaux sociaux, appli­ca­tions, camé­ras, recon­nais­sance faciale et drones, est com­plè­te­ment différente.

« L’observation des autres au sens de la sur­veillance est une pra­tique ancienne », écrit David Lyon dans La cultu­ra del­la sor­ve­glian­za (LUISS Uni­ver­si­ty Press, 2020, tra­duit de l’anglais par Chia­ra Vel­tri), un essai dans lequel il explore les moda­li­tés selon les­quelles la sur­veillance imprègne tous les aspects de notre socié­té, deve­nant sa marque distinctive.

Pour une bonne part de l’histoire de l’humanité, la surveillance a été l’activité d’une minorité, l’apanage de personnes ou d’organisations spécifiques. Aujourd’hui, une bonne part de la surveillance reste encore une activité spécialisée, effectuée par la police, les agences de renseignement et naturellement, les entreprises. Mais elle s’effectue également au niveau domestique, dans la vie quotidienne. Les parents utilisent des dispositifs de surveillance pour contrôler les enfants, les amis s’observent sur les réseaux sociaux, et le recours aux gadgets pour le suivi de notre santé et de notre forme physique est de plus en plus répandu. (…) De cette manière observer devient un style de vie.

C’est pour cette rai­son que les termes clas­siques comme “État de sur­veillance” ou “socié­té de la sur­veillance” ne sont plus adap­tés pour décrire notre époque, et qu’il faut par­ler de  “culture” :  parce que les don­nées que nous créons en uti­li­sant Face­book sont bien évi­dem­ment exploi­tées par les orga­ni­sa­tions pour nous vendre au meilleur offrant (et par des nations pas très démo­cra­tiques pour sur­veiller ce que pensent leurs citoyens), mais sont aus­si l’instrument que nous uti­li­sons nous-mêmes pour sur­veiller, de fac­to, les dires et les actes de nos “amis”, les lieux qu’ils visitent, les plats qu’ils mangent, les per­sonnes qu’ils ren­contrent, les films qu’ils regardent, la musique qu’ils écoutent, et ain­si de suite. Nous vivons en immer­sion constante dans une condi­tion de sur­veillance qui n’est plus seule­ment top-to-bot­tom (de haut en bas), mais éga­le­ment peer-to-peer (entre pairs).

Nous sommes désor­mais tel­le­ment habi­tués à la sur­veillance que nous ne trou­vons rien d’étrange au fait de nous sur­veiller tout seul pour céder ensuite des don­nées sen­sibles et per­son­nelles à des entre­prises bien que nous ne sachions pas exac­te­ment ce qu’elles feront de ces don­nées. Nous nous auto­sur­veillons, en uti­li­sant Fit­bit, smart­watch et autres wea­rables (dis­po­si­tifs mobiles, por­tables) qui sont désor­mais tout à fait sem­blables à de (faux) dis­po­si­tifs médicaux.

Les dispositifs portables sont devenus de plus en plus populaires, et on entend communément parler désormais de quantified self [le moi quantifié]. Dans ce monde, les personnes cherchent une forme numérique de connaissance de soi de manière à pouvoir mener des vies meilleures, même si elles ne voient qu’un petit fragment des données, qui, pour la plus grande part, confluent dans les bases de données des entreprises productrices de dispositifs portables.

La sur­veillance constante, de n’importe qui, n’importe où, est désor­mais une telle condi­tion de nor­ma­li­té que nous nous sur­veillons même à l’intérieur de nos habi­ta­tions. Il suf­fit de pen­ser à Ring, l’interphone intel­li­gent d’Amazon qui filme en conti­nu ce qui se passe devant nos habi­ta­tions (et éga­le­ment à l’intérieur) et par­tage ces infor­ma­tions avec les voi­sins qui uti­lisent l’application Neigh­bors by Ring : des infor­ma­tions aux­quelles ont éga­le­ment accès Ama­zon et les forces de l’ordre avec les­quelles Ama­zon a déve­lop­pé un partenariat.

Ring pro­met la sécu­ri­té, mais c’est en réa­li­té un ins­tru­ment de sur­veillance que nous déci­dons de notre propre chef d’installer dans nos mai­sons : en four­nis­sant à la police et à un colosse mul­ti­na­tio­nal un trou de ser­rure pri­vi­lé­gié à tra­vers lequel obser­ver notre quo­ti­dien (et tant pis si même les vidéos de notre salon ou de nos amis qui parlent à l’interphone se retrouvent sur Face­book). Ring est main­te­nant dis­po­nible dans la ver­sion Always Home, où la camé­ra intel­li­gente prend la forme d’un mini-drone s’élevant dans les airs pour contrô­ler ce qui se passe dans chaque pièce, acti­vé par des cap­teurs qui enre­gistrent les mou­ve­ments sus­pects quand nous sommes loin. De cette façon, il est tou­jours pos­sible de savoir ce que sont en train de faire les enfants, les baby-sit­ters, les employés de mai­son et tout le reste : nous sur­veillons nous-mêmes notre propre habi­ta­tion, sans plus aucun frein pour péné­trer dans la vie pri­vée d’autrui.

Surveillance liquide

C’est pour toutes ces rai­sons que ce à quoi nous nous confron­tons, selon Lyon, cor­res­pond à la troi­sième évo­lu­tion de la sur­veillance : de la sur­veillance éta­tique (la clas­sique moda­li­té que nous asso­cions, par exemple, à la Sta­si) nous sommes pas­sés à la socié­té de la sur­veillance (qui a sui­vi quelques décen­nies plus tard et qui se dis­tingue par l’omniprésence, dans des lieux de plus en plus nom­breux, de camé­ras vidéo qui observent et contrôlent tout) et enfin, avec l’avènement des smart­phones et des réseaux sociaux, nous sommes arri­vés à la culture de la sur­veillance, qui émerge « au fur et à mesure que la sur­veillance devient plus flexible et plus fluide, et qu’elle touche fré­quem­ment les rou­tines de la vie quo­ti­dienne. La sur­veillance liquide s’infiltre et se pro­page partout ».

Existe-t-il quelque chose, dans ce domaine, qui repré­sente mieux l’idée de liqui­di­té (de ce qui s’infiltre par­tout) que les sto­ries d’Instagram ? Brefs aper­çus de notre quo­ti­dien, publiés plu­sieurs fois par jour pour illus­trer la jour­née comme s’il s’agissait, lit­té­ra­le­ment, d’une his­toire. Et qui, natu­rel­le­ment, per­mettent à toute per­sonne nous sui­vant sur les réseaux sociaux de savoir pré­ci­sé­ment ce que nous fai­sons, avec qui, et où nous nous trou­vons à tout moment. Nous nous auto­sur­veillons, nous nous mon­trons même dans nos moments les plus pri­vés et les plus intimes et nous créons un style de vie où la nar­ra­tion de nous-mêmes se pro­duit en temps réel. Le temps pas­sé sur les réseaux sociaux n’a plus d’alternance avec le temps pas­sé dans le monde phy­sique : les deux situa­tions se confondent l’une l’autre. Une évo­lu­tion qui illustre la dyna­mique dont la culture de la sur­veillance fait preuve pour se mou­voir en même temps que les nou­velles tech­no­lo­gies et les habi­tudes aux­quelles elles donnent corps.

« La “sur­veillance liquide” n’est pas tant une défi­ni­tion com­plète de cette typo­lo­gie de sur­veillance qu’une orien­ta­tion, une manière de situer les déve­lop­pe­ments dans la moder­ni­té fluide et per­tur­bante d’aujourd’hui », pour­suit David Lyon. C’est ce même exemple des sto­ries qui nous aide à com­prendre un autre aspect, que l’auteur lui-même défi­nit « le cœur du pro­blème » : le rôle de la per­for­mance. Dans un monde où nous sommes tou­jours sur­veillés, tout est per­for­mance. Et cela pro­voque inévi­ta­ble­ment des effets collatéraux.

Un des exemples nous est four­ni par la forme de sur­veillance la plus accep­tée, et désor­mais consi­dé­rée qua­si­ment natu­relle par la popu­la­tion : la sur­veillance aéro­por­tuaire. Au moment même où nous fai­sons la queue pour les contrôles, cha­cun de nous met en scène une per­for­mance. Nous cher­chons tous à appa­raître le plus inno­cents et sereins pos­sibles, mais il y a natu­rel­le­ment ceux qui subissent ces moda­li­tés plus que les autres, et qui doivent davan­tage s’engager dans la per­for­mance (Lyon, qui tra­vaille dans l’Ontario, donne l’exemple des familles cana­diennes d’origine arabe dont les membres s’efforcent de par­ler uni­que­ment anglais entre eux tant qu’ils n’ont pas pas­sé les contrôles).

La seule conscience d’être poten­tiel­le­ment obser­vé modi­fie notre atti­tude : elle nous rend inof­fen­sifs, nous fait nous confor­mer au com­por­te­ment que nous savons être le plus ras­su­rant. Cela ne se pro­duit pas uni­que­ment  dans les aéro­ports, mais, encore une fois, éga­le­ment quand nous uti­li­sons un ins­tru­ment désor­mais banal tel que les réseaux sociaux. Dans ce cas, le concept clé est celui qui est bap­ti­sé “l’effondrement des contextes”, selon lequel, sur Face­book, des contextes très dif­fé­rents de nos vies fusionnent : par­mi nos contacts nous comp­tons col­lègues, amis d’enfance, anciennes rela­tions que nous ne voyons plus depuis une éter­ni­té, per­sonnes que nous connais­sons à peine, membres de la famille et d’autres encore. Tout le monde peut voir ce que nous écri­vons ou publions, et cette sur­veillance, bien que vou­lue et recher­chée, rend plus dif­fi­cile le fait de publier libre­ment des posts. Dans notre vie hors ligne, cha­cun d’entre nous est une per­sonne par­tiel­le­ment dif­fé­rente en fonc­tion du contexte dans laquelle elle se trouve. Sur Face­book et ailleurs, ces contextes s’effondrent pour s’amalgamer, ce qui modi­fie notre com­por­te­ment et nous empêche d’être spon­ta­nés dans ce qui devrait être un simple ava­tar numé­rique de nous-mêmes. En revanche nous met­tons en scène une per­for­mance dans laquelle tout ce que nous disons, mon­trons et fai­sons est ce que nous consi­dé­rons comme dési­rable par la plus grande par­tie de nos fol­lo­wers.

« Nous pou­vons remar­quer une inté­rio­ri­sa­tion du regard sur­veillé dans les chan­ge­ments de com­por­te­ment qui ont lieu lorsque nous nous ren­dons compte qu’une obser­va­tion spé­ci­fique est effec­tuée », écrit encore Lyon. Pour reve­nir à notre exemple, nous sommes tel­le­ment conscients de la manière dont le fait d’être sur­veillé influence nos com­por­te­ments que nous cher­chons refuge dans les groupes What­sapp, où les contextes res­tent bien sépa­rés (le groupe de la famille, des col­lègues, des amis de longue date, et ain­si de suite) et nous per­mettent de nous com­por­ter de manière plus spon­ta­née. Le lien peut-être le plus expli­cite et direct entre sur­veillance et per­for­mance est cepen­dant celui que l’on relève dans le monde du travail.

Obligés de jouer

Isaak est un algo­rithme pro­duit par la socié­té bri­tan­nique Sta­tus Today en mesure d’analyser le nombre de cour­riels que les employés d’une entre­prise ont écrit, les des­ti­na­taires aux­quels ils les ont envoyés, com­bien de fois ils se sont éloi­gnés de leur poste, le nombre de fichiers qu’ils ont ouverts et modi­fiés et toute une autre série d’opérations effec­tuées par toute per­sonne tra­vaillant devant un ordi­na­teur. En ana­ly­sant ces don­nées, Isaak n’est pas seule­ment en mesure de com­prendre la manière dont vous avez été actif pen­dant votre jour­née de tra­vail, mais aus­si si dans votre sec­teur vous êtes plu­tôt « inno­vant » ou plu­tôt « influen­ceur » (mais pro­ba­ble­ment aus­si si vous êtes plu­tôt tire-au-flanc ou plu­tôt pro­cras­ti­na­teur), et il pro­met d’évaluer les sala­riés de manière objec­tive, en éli­mi­nant de l’équation les sym­pa­thies ou anti­pa­thies propres à l’environnement professionnel.

Il y a seule­ment un an, l’utilisation d’un ins­tru­ment comme Isaak pou­vait sem­bler une excep­tion. Depuis, cepen­dant, les choses ont radi­ca­le­ment chan­gé : la pan­dé­mie due au Covid-19 a éten­du le tra­vail à dis­tance, en favo­ri­sant l’installation de ce type de logi­ciel pour contrô­ler les sala­riés même lorsqu’ils se trouvent loin du bureau. Les don­nées sont sans équi­voque : au mois d’avril déjà, la demande pour ce genre de logi­ciel avait glo­ba­le­ment aug­men­té de 87% par rap­port à la période pré-Covid. Au mois de mai, elle avait connu une nou­velle crois­sance de 71%.

La sur­veillance qui, com­plice de ce qu’en Ita­lie on appelle “smart wor­king” (tra­vail intel­li­gent), devient numé­rique et omni­pré­sente jusque sur le lieu de tra­vail, nous contraint à des per­for­mances don­nant au moins l’impression de rapi­di­té et effi­ca­ci­té (taper sur des touches de manière com­pul­sive trompe l’algorithme ; s’accorder une heure pour réflé­chir atten­ti­ve­ment sur une ques­tion est au contraire consi­dé­ré comme une perte de temps). Et par­fois, pour pous­ser à l’efficacité, on a recours à des formes de gami­fi­ca­tion (ludi­fi­ca­tion, trans­for­ma­tion en jeu) qui font de la sur­veillance au tra­vail (à tra­vers prix, obten­tion de points et inci­ta­tions) quelque chose qui res­semble for­te­ment à un jeu vidéo. « Mais quand est-ce qu’un jeu n’est pas un jeu ? » se demande Lyon de manière rhé­to­rique. « Pro­ba­ble­ment quand le patron vous oblige à “jouer”. Les sala­riés qui ne se rendent pas compte qu’un jeu n’est pas pro­po­sé comme un diver­tis­se­ment, mais pour aug­men­ter leur effi­ca­ci­té et donc la ren­ta­bi­li­té de l’entreprise ne doivent pas être nombreux ».

Pour­quoi tolé­rons-nous, et même adop­tons-nous toutes ces formes de contrôle ? Par­mi les dif­fé­rentes expli­ca­tions réunies dans l’essai de Lyon (à carac­tère socio­lo­gique et psy­cho­lo­gique), il vaut la peine d’en repro­duire au moins une, qui prend appui sur les grands chan­ge­ments qui ont tou­ché en pre­mier lieu la socié­té usa­mé­ri­caine et ensuite le monde occi­den­tal tout entier :

 [Une] explication possible de la raison pour laquelle les utilisateurs des réseaux sociaux permettent que leurs détails personnels circulent librement en ligne est que cela représente une conséquence logique de ce qu’Arlie Hochschild [sociologue usaméricaine, auteure de Le prix des sentiments] définit outsourced self” [le moi sous-traité, délocalisé]. Hochschild définit l’Amérique du XXe siècle comme un lieu où se sont vérifiés d’immenses dislocations et tumultes et où les familles, bénéficiant par le passé du soutien des communautés locales, ont dû s’en sortir toutes seules. […] Lorsque l’identité est sous-traitée en externe de cette manière, c’est le marché qui entre en ligne de compte, qui envahit les nombreux aspects de la vie intime.

Bref, dans une socié­té de plus en plus frag­men­tée, où les réseaux sociaux phy­siques se sont dis­sous ou tout au moins dis­ten­dus, les réseaux sociaux ont offert un sem­blant d’implication émo­tion­nelle. Et nous l’avons accep­té de bon gré, sans doute parce que pas assez conscient des contre-indi­ca­tions. C’est jus­te­ment cette forme de conscience qu’un livre comme La culture de la sur­veillance est en mesure de four­nir, en appro­fon­dis­sant toutes les facettes d’un des aspects oppres­sifs de l’époque que nous sommes en train de vivre : c’est un texte de vul­ga­ri­sa­tion qui, par sa den­si­té, se rap­proche de l’essai aca­dé­mique, tout en res­tant acces­sible à tous ceux qui ont la patience néces­saire pour suivre Lyon tan­dis qu’il démonte métho­di­que­ment nombre de concepts clés du vivre ensemble que nous avons intériorisés.

Que signi­fie, par exemple, que les gens aujourd’hui « regardent en mode surveillance ? ».

Une façon de penser les imaginaires de la surveillance est de prendre en compte les modalités qui ont fait de la vidéosurveillance une composante familière du paysage urbain et, par conséquent, de notre vie quotidienne. Les caméras publiques sont une partie inévitable de notre vision de la ville, et nombreux sont ceux qui sont conscients du type de vision (images granuleuses) qu’elles offrent.

Nous sommes face à une évo­lu­tion de ce qu’a théo­ri­sé Susan Son­tag, selon laquelle « en nous ensei­gnant un nou­veau code visuel, les pho­to­gra­phies altèrent et étendent les notions de ce qu’il vaut la peine de regar­der et de ce que nous avons le droit d’observer. Elles sont une gram­maire et, chose plus impor­tante, une éthique de la vision ».

Qui contrôle les contrôleurs ?

L’omniprésence des camé­ras vidéo et l’habitude d’être contrô­lé et obser­vé ont donc modi­fié notre regard lui-même. Mais ceci n’est pas exclu­si­ve­ment un mal : l’œil des smart­phones tou­jours poin­té sur ce qui se passe dans le monde a per­mis (pour citer un exemple récent) de fil­mer la mise à mort de George Floyd et de faire toute la lumière sur une affaire qui a ensuite déclen­ché des mani­fes­ta­tions dans l’ensemble des USA et pas uni­que­ment. Mais Lyon met en garde contre un enthou­siasme éventuel :

De nombreux activistes considèrent que les tweets et les messages textuels ont un potentiel énorme dans le domaine de la solidarité sociale et de l’organisation politique. On pense au mouvement Occupy ou au Printemps arabe de 2010 et 2011, ou à la Révolution des parapluies de Hong Kong en 2014. Mais c’est une zone sur laquelle il faudra garder un œil attentif, et ce notamment parce qu’elle est déjà sous surveillance. L’existence même des réseaux sociaux dépend du suivi des utilisateurs et de la vente à autrui de leurs données. Les possibilités de résistance offertes par les réseaux sociaux sont attrayantes et dans une certaine mesure fécondes, mais elles sont également limitées, soit par le manque de relations qui engagent dans un monde en voie de liquéfaction, soit parce que le pouvoir de la surveillance au sein des réseaux sociaux est endémique et significatif.

Le sens d’un slo­gan aus­si célèbre que contro­ver­sé comme « ceux qui n’ont rien à cacher n’ont rien à craindre » tombe éga­le­ment sous les coups de cette sur­veillance endé­mique. « Par le pas­sé, dans les socié­tés qui adop­taient l’État de droit, au sein duquel on sou­te­nait la fon­da­men­tale pré­somp­tion d’innocence, il était plu­tôt sûr de consi­dé­rer comme acquis que n’ayant rien à cacher on n’avait rien à craindre », explique Lyon. Qu’en est-il aujourd’hui ? La situa­tion a radi­ca­le­ment chan­gé : entre­prises et orga­ni­sa­tions uti­lisent des logi­ciels qui classent les per­sonnes en fonc­tion de leurs habi­tudes de navi­ga­tion, et plus seule­ment en fonc­tion des pages visi­tées. Nous sommes ce que nous visua­li­sons : “À par­tir de ces éva­lua­tions auto­ma­tiques naissent des déci­sions sur n’importe quoi, du degré de sol­va­bi­li­té au niveau des ser­vices après-vente, de la vitesse de la connexion inter­net à la capa­ci­té de tenir un compte en banque ». Sur­tout, si vous êtes mar­gi­na­li­sés ou défa­vo­ri­sés, le sys­tème s’assurera que ces fai­blesses ne cessent de s’accroître (ce sont les effets de ce qu’Oscar Gan­dy, spé­cia­liste de l’économie poli­tique de l’information, a appe­lé « désa­van­tage cumulatif »).

Peu importe, donc, que vous ayez quelque chose à cacher ou non : sur­tout, si vous faites déjà par­tie des classes sociales les plus faibles ou les plus mar­gi­na­li­sées, vous aurez cepen­dant à redou­ter un monde qui contrôle, observe et éva­lue ce que vous faites :

On puise de plus en plus dans les données pour en tirer des conclusions sur des personnes ou des groupes. Les données personnelles de certains pourraient être utilisées à des fins de gains économiques pour d’autres, et ceci soulève des interrogations dans le domaine de la justice et des libertés civiles. L’attribution de points s’effectue en utilisant des algorithmes qui traitent les données à caractère personnel pour faire des prévisions pouvant produire une discrimination négative uniquement parce que les individus sont catégorisés comme membres d’un groupe social particulier. Cela peut influer sur l’accès aux soins de santé, au crédit, à l’assurance, à la prévoyance sociale, aux établissements d’enseignement, aux prêts pour les étudiants et aux possibilités d’obtenir un emploi. Cela crée à son tour des vulnérabilités, comme être pris injustement pour cible par la police et les agences de sécurité.

David Lyon La cultu­ra del­la sor­ve­glian­za Per­ché la socie­tà del control­lo ci ha reso tut­ti control­lo­ri Set­tembre 2020 16x21 232 pagine € 20,00

Le cercle

Il y a quelque temps, l’administration Trump a ajou­té les pro­fils de réseau social aux infor­ma­tions option­nelles à insé­rer au for­mu­laire d’obtention de l’ESTA (le visa en ligne que les res­sor­tis­sants de cer­tains pays peuvent obte­nir, dont l’Italie). Inévi­ta­ble­ment, ne pas avoir de réseau social ou ne pas vou­loir en insé­rer le lien (peut-être parce que des conte­nus anti-Trump y ont été pos­tés) pour­rait déjà à l’heure actuelle deve­nir objet de soup­çon et cau­ser des retards, des incon­vé­nients, voire même, poten­tiel­le­ment, créer un refus d’accès aux USA. Non seule­ment nous subis­sons la sur­veillance d’autrui, et nous sur­veillons constam­ment les autres, mais aujourd’hui cher­cher à se sous­traire à ces pra­tiques ali­mente le soupçon.

Pour le dire avec les mots de Dave Eggers, qui, il y a quelques années, dans le Guar­dian, avait anti­ci­pé le risque d’une uti­li­sa­tion détour­née du concept de trans­pa­rence : « repen­sez à tous les mes­sages que vous avez envoyés. A toutes les com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques et toutes les recherches que vous avez faites. Y en a‑t-il quelques-unes qui peuvent être mal com­prises ? Y en a‑t-il quelques-unes que le pro­chain McCar­thy, le pro­chain Nixon […] pour­raient uti­li­ser pour vous nuire ? C’est l’aspect le plus dan­ge­reux et trau­ma­tique de la situa­tion actuelle. Per­sonne ne sait avec cer­ti­tude ce qui est col­lec­té, enre­gis­tré, ana­ly­sé et conser­vé, ni com­ment tout cela sera uti­li­sé dans le futur ».

Eggers lui-même, en 2013, a concen­tré ces angoisses dans le roman Le Cercle [Gal­li­mard, 2016], ample­ment cité par Lyon. Eggers ima­gine un monde dans lequel, sur le slo­gan « la vie pri­vée est un vol », est ins­tau­rée une « démo­cra­tie numé­rique obli­ga­toire » dans laquelle tous les citoyens sont obli­gés d’accepter de par­ta­ger leurs propres vies sur les réseaux sociaux et de por­ter, tou­jours au nom de la trans­pa­rence, une micro­té­lé­ca­mé­ra qui filme toutes leurs acti­vi­tés quo­ti­diennes. « Qui com­met­trait un délit en sachant qu’on est sur­veillé par­tout à chaque ins­tant ?  Une dys­to­pie dégui­sée en uto­pie », com­mente Lyon, qui recom­mande chau­de­ment la lec­ture du livre d’Eggers. Même si, aujourd’hui, nous avons du mal à le voir, en effet, l’unique alter­na­tive à la culture de la sur­veillance ne peut que pas­ser par le fait de se poser de nou­velles ques­tions, de culti­ver de nou­veaux imaginaires :

Reconnaître notre monde pour ce qu’il est, constitue un pas fondamental. Se rendre compte que les choses ne doivent pas continuer telles qu’elles sont aujourd’hui, en est la seconde étape. La doctrine de l’inévitabilité technologique est fausse, parce que la technologie est une entreprise humaine et qu’elle est déterminée par la société. Ceux qui insinuent que la technologie est une force inexorable et irrépressible sont habituellement mus par certains intérêts visant à empêcher la résistance ou à nier le rôle de l’agency [capacité d’agir] humaine. Cela vaut la peine de travailler pour les alternatives du “bien commun” et de la “prospérité humaine” : un autre monde est possible.