Décès de Robert Fisk, un journaliste magnifique

Par Patrick Cock­burn

/

The Inde­pendent


Tra­duit par ZIN TV

Robert Fisk n’é­tait pas seule­ment un grand jour­na­liste, mais aus­si un “his­to­rien du pré­sent” qui a éclai­ré le monde

J’ai ren­con­tré Robert à Bel­fast en 1972, au plus fort des émeutes, alors qu’il était cor­res­pon­dant du Times et que j’é­cri­vais un doc­to­rat sur l’his­toire de l’Ir­lande à l’u­ni­ver­si­té Queen’s.

Moi aus­si, je fai­sais mes pre­miers pas comme jour­na­liste, alors qu’il se for­geait une répu­ta­tion de repor­ter méti­cu­leux et très bien infor­mé, qui réagis­sait avec scep­ti­cisme et enquê­tait rigou­reu­se­ment sur les reven­di­ca­tions par­ti­sanes de tous les par­tis, qu’il s’a­gisse d’hommes armés, d’of­fi­ciers de l’ar­mée ou de fonctionnaires.

Nos car­rières ont pris des direc­tions paral­lèles parce que nous étions inté­res­sés par le même genre d’é­vé­ne­ments. Nous sommes tous deux allés à Bey­routh au milieu des années 1970 pour écrire sur la guerre civile liba­naise et les inva­sions israé­liennes. Nous avons sou­vent rap­por­té les mêmes évé­ne­ments sombres, comme le mas­sacre des Pales­ti­niens à Sabra et Cha­ti­la par la milice chré­tienne sou­te­nue par Israël en 1982, mais nous ne voya­gions pas sou­vent ensemble car, outre le fait que Robert aimait tra­vailler seul, nous écri­vions pour des jour­naux concurrents.

Lorsque nous voya­gions ensemble pen­dant les guerres, j’é­tais tou­jours impres­sion­né par la volon­té de Robert de prendre des risques, mais sans bra­vade, en s’as­su­rant que nous avions le bon conduc­teur et que la voi­ture avait de l’es­sence en réserve. Une des rai­sons pour les­quelles il a fait tant de pre­mières jour­na­lis­tiques, comme le fait d’a­voir enten­du par­ler du mas­sacre de 20.000 per­sonnes à Hama par Hafez al-Assad en Syrie en 1982, est qu’il était un voya­geur infa­ti­gable. “Il était la seule per­sonne que je connais­sais pou­vant, presque sans effort, inven­ter des his­toires sur les vil­lages du Sud-Liban alors qu’il décou­vrait”, se sou­vient un ami.

Cepen­dant, il y avait une rai­son très sérieuse pour laquelle je visi­tais ces vil­lages. Lorsque j’é­tais cor­res­pon­dant à Jéru­sa­lem dans les années 1990, ceux-ci étaient les cibles répé­tées des frappes aériennes israé­liennes, alors que l’ar­mée israé­lienne décla­rait ne viser que les “ter­ro­ristes” et, s’il y avait des morts ou des bles­sés, ces der­niers étaient inva­ria­ble­ment décrits comme des hommes armés qui méri­taient leur sort. Presque per­sonne n’a véri­fié si c’é­tait vrai, sauf Robert, qui a tra­ver­sé ces mêmes vil­lages dévas­tés et a rap­por­té en détail les corps des hommes, des femmes et des enfants et a inter­viewé les survivants.

Robert s’est adap­té à Bey­routh, à l’at­mo­sphère libre et quelque peu anar­chique, un lieu tou­jours en marge et avec des sur­vi­vants (Liba­nais, Pales­ti­niens, exi­lés de toutes sortes). Robert avait une sym­pa­thie natu­relle pour leur souf­france et une rage contre ceux qui l’in­fli­geaient. Sa sym­pa­thie ne se limi­tait pas aux vic­times actuelles ; pen­dant des décen­nies, il a écrit sur le géno­cide armé­nien per­pé­tré par les Turcs otto­mans pen­dant la pre­mière guerre mon­diale. Il publie­ra des jour­naux et des docu­ments sur le mas­sacre des Armé­niens, des his­toires que d’autres cor­res­pon­dants estiment qu’il vaut mieux lais­ser aux historiens.

Mais Robert était plus qu’un jour­na­liste qui réper­to­riait les déve­lop­pe­ments et les pro­blèmes actuels. Il était his­to­rien et jour­na­liste et a écrit, entre autres, La grande guerre pour la civi­li­sa­tion : L’Oc­ci­dent à la conquête du Moyen-Orient (1979 – 2005). Je n’ai jamais ter­mi­né mon doc­to­rat à Bel­fast parce que la vio­lence est deve­nue trop intense pour le tra­vail uni­ver­si­taire, mais Robert a obte­nu son doc­to­rat au Tri­ni­ty Col­lege avec sa thèse sur la neu­tra­li­té irlan­daise pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Ce que je veux dire, c’est que Robert était plus qu’une per­sonne qui cou­vrait “les nou­velles d’ac­tua­li­té”, parce que son jour­na­lisme — mal­gré tous ses scoops et révé­la­tions — avait une telle pro­fon­deur parce qu’il était, à bien des égards, “un his­to­rien du présent”.

Il était aus­si, bien sûr, un superbe jour­na­liste qui bouillon­nait d’éner­gie ner­veuse, dépla­çant sou­vent son poids d’un pied à l’autre, car­net à la main, alors qu’il inter­ro­geait les gens et enquê­tait sur ce qui se pas­sait réel­le­ment. Il ne pre­nait rien pour acquis et mépri­sait sou­vent ouver­te­ment ceux qui le fai­saient. Il n’a pas inven­té le vieil adage jour­na­lis­tique qui dit “ne jamais rien croire avant que ce soit offi­ciel­le­ment nié” mais il était enclin à être d’ac­cord avec son mes­sage scep­tique. Il se méfiait des jour­na­listes qui culti­vaient des diplo­mates et des “sources offi­cielles” qui ne pou­vaient être nom­mées et à la véra­ci­té des­quelles nous sommes invi­tés à faire confiance.

Cer­tains ont répon­du à ses cri­tiques avec un res­sen­ti­ment décon­cer­tant. Lors de la contre-inva­sion du Koweït menée par les États-Unis en 1991, un jour­na­liste amé­ri­cain sur place s’est plaint que Robert rap­por­tait injus­te­ment des évé­ne­ments qui auraient dû être limi­tés à un “groupe” de cor­res­pon­dants offi­ciel­le­ment auto­ri­sés. Au début des années 80, un autre jour­na­liste amé­ri­cain basé à Londres m’a dit un jour que Robert était un mer­veilleux écri­vain et repor­ter, mais qu’il a été sur­pris par le nombre de col­lègues qui ne l’ai­maient pas. “J’y ai réflé­chi”, dit-il, “et je pense que 80 % de la rai­son en est une pure jalou­sie de leur part.

Nous nous sommes ren­con­trés plus fré­quem­ment après avoir tous deux rejoint The Inde­pendent, Robert en 1989 et moi en 1990, à la veille de la pre­mière guerre du Golfe. J’é­tais sur­tout en Irak pen­dant les com­bats et Robert était au Koweït. Douze ans plus tard, nous nous sommes ren­con­trés à Bag­dad après le ren­ver­se­ment de Sad­dam Hus­sein et avons tra­ver­sé ensemble le désert pour nous rendre en Jor­da­nie. Je me sou­viens que nous avons été déte­nus pen­dant long­temps du côté jor­da­nien de la fron­tière parce que Robert avait obte­nu, à par­tir des restes d’un poste de police de Bas­so­ra, dans le sud de l’I­rak, des archives de poèmes lumi­neux écrits par des subor­don­nés au féroce chef de police de Sad­dam à l’oc­ca­sion de son anni­ver­saire. Cer­tains fonc­tion­naires jor­da­niens ont trou­vé ces lâches offrandes hila­rantes, mais d’autres ont trou­vé les docu­ments mys­té­rieux et nous ont fait attendre pen­dant des heures au poste fron­tière en atten­dant la per­mis­sion offi­cielle de nous lais­ser passer.

En vieillis­sant, nous nous sommes rap­pro­chés. Nous avions des doutes simi­laires sur l’is­sue béné­fique du “Prin­temps arabe” en 2011, tout comme l’in­va­sion de l’I­rak en 2003 qui a pro­duit un paroxysme de vio­lence. Aucun d’entre nous ne croyait que Bachar al-Assad et son régime allait tom­ber, à une époque où cette idée était domi­nante par­mi les hommes poli­tiques et les médias. En sug­gé­rant le contraire, on a immé­dia­te­ment été dési­gnés comme des par­ti­sans d’As­sad. La chose la plus sen­sée à faire était d’i­gno­rer ces dia­tribes, et Robert et moi avions l’ha­bi­tude de nous conseiller mutuel­le­ment, de ne pas réagir de manière exces­sive et de ne pas don­ner lieu ain­si à des his­toires de men­songes grossiers.

Depuis 15 ans, nous par­lons presque une fois par semaine de tout, de l’é­tat du monde et de nous-mêmes, en com­plé­tant les appels télé­pho­niques par des cour­riels pério­diques. Une vie pas­sée à décrire les crises et les guerres l’a ren­du plus phi­lo­sophe sur la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus que ceux qui ont une expé­rience moins directe des cala­mi­tés. Dans l’un des der­niers cour­riels que j’ai reçus de lui, il a écrit que “covid-19, à moins qu’il ne devienne sou­dai­ne­ment un tigre, sera consi­dé­ré comme un risque sup­plé­men­taire pour la vie humaine, comme les acci­dents de voi­ture, le can­cer, la guerre, etc. L’homme ne lutte pas néces­sai­re­ment contre la mala­die, l’in­jus­tice et la dou­leur. Ils sur­vivent sim­ple­ment et les attaquent mal­gré tout”.