Dilma Rousseff, une présidente, une victoire populaire.

Entretien de Joao Pedro Stédile (MST)

Publié dans “Pun­to Final”, Nº 722, 12 novembre, 2010

Source : http://www.puntofinal.cl/

Tra­duc­tion Zin TV

Dil­ma Rous­seff, une pré­si­dente, une vic­toire popu­laire.

Joao_Pedro_Stedile.binJoao Pedro Sté­dile, diri­geant de la coor­di­na­tion natio­nale du Mou­ve­ment des Sans Terre (MST) du Bré­sil et de Via Cam­pe­si­na, a été inter­viewé par “Pun­to Final” et nous parle sur l’é­lec­tion de Dil­ma Rous­seff en tant que pré­sident du plus grand pays d’A­mé­rique latine.

Qu’est-ce que cela signi­fie pour le MST et les tra­vailleurs, le choix de Dil­ma Rous­seff ?

Le choix de Dil­ma repré­sente une défaite majeure des sec­teurs les plus conser­va­teurs de la socié­té bré­si­lienne, qui s’é­tait cris­tal­li­sée autour de la can­di­da­ture de José Ser­ra. La can­di­da­ture de Ser­ra a consti­tué le noyau des inté­rêts de la bour­geoi­sie inter­na­tio­nale, la bour­geoi­sie finan­cière, les indus­triels de Sao Pau­lo, le féo­da­lisme et l’im­pé­ria­lisme éta­su­niens. Dans le même temps, puisque la nomi­na­tion de Dil­ma a réus­si à ras­sem­bler la plu­part des orga­ni­sa­tions de la classe ouvrière, sa vic­toire repré­sente une vic­toire élec­to­rale des sec­teurs les plus pro­gres­sistes de notre société. 

Le gou­ver­ne­ment de Lula a per­mis d’avancer en termes de réforme agraire. Le gou­ver­ne­ment Dil­ma le fera t’il aus­si ? Quelle est la situa­tion de la pro­prié­té fon­cière au Bré­sil aujourd’hui ? 

Avant d’en­trer dans les ques­tions, nous avons besoin de com­prendre le sens de la réforme agraire. Il s’agit d’une poli­tique éla­bo­rée par l’É­tat pour démo­cra­ti­ser la pro­prié­té des terres et à assu­rer l’ac­cès à elle pour tous les agri­cul­teurs qui veulent vivre de l’a­gri­cul­ture. Au Bré­sil, nous n’a­vons jamais eu une réforme agraire. La bour­geoi­sie indus­trielle bré­si­lienne a choi­si de ne pas démo­cra­ti­ser la pro­prié­té de la terre, elle main­tient une alliance avec les pro­prié­taires fon­ciers afin d’ex­por­ter les matières pre­mières. Avec cela, les pay­sans ont été chas­sés vers les villes, créant une vaste armée de réserve de main-d’œuvre indus­trielle. Pour cette rai­son, tout au long du XXe siècle, salaires dans l’in­dus­trie au Bré­sil ont été par­mi les plus bas de toutes les éco­no­mies indus­trielles dans le monde. 

Pen­dant cette période, les agri­cul­teurs bré­si­liens n’ont jamais eu des forces ou des par­te­naires — une alliance avec les ouvriers de la ville -, avec comme but d’im­po­ser une réforme agraire aux pro­prié­taires fon­ciers. Ce contexte est main­te­nu jus­qu’à aujourd’­hui. Les poli­tiques des gou­ver­ne­ments du Bré­sil, y com­pris le gou­ver­ne­ment de Lula, étaient limi­tées à la créa­tion de colo­nies rurales en vue de résoudre les dif­fé­rends très pré­cises créées par la pres­sion des pay­sans. Ces poli­tiques n’ont pas démo­cra­ti­sé la terre. Alors que les gou­ver­ne­ments venaient d’ex­pro­prier cer­taines exploi­ta­tions, on n’a pas sus­ci­té un pro­ces­sus mas­sif et glo­bal de la réforme agraire.

Agro-com­merce au Bré­sil.

Au sein du gou­ver­ne­ment Lula, les agri­cul­teurs n’ont pas eu un espace pour débattre sur un pro­ces­sus de véri­table réforme agraire et n’a pas une force sociale assez forte pour faire pres­sion sur le gou­ver­ne­ment et la socié­té. Par consé­quent, l’actuelle poli­tique de colo­ni­sa­tion des terres est insuffisante. 

En outre, l’a­gro-com­merce au Bré­sil pro­gresse grâce à l’a­chat des terres, le contrôle de la pro­duc­tion, l’in­dus­tria­li­sa­tion, le mar­ché des biens de pro­duc­tion et par l’im­po­si­tion des OGM. Dans ce pro­ces­sus, il y a un phé­no­mène de cen­tra­li­sa­tion et de concen­tra­tion de la pro­duc­tion agri­cole dans les mains de quelques entre­prises, comme Mon­san­to, Car­gill, Bunge, Syn­gen­ta et Bayer. Le recen­se­ment de 2006 a révé­lé que la concen­tra­tion de la pro­prié­té fon­cière est plus grand aujourd’­hui qu’en 1920 (30 années après la fin de l’esclavage). 

Dil­ma a été choi­sie dans un meilleur contexte poli­tique auquel Lula a du faire face en 2002 et 2006. Le mou­ve­ment pro­gres­siste a construit une uni­té impor­tante. Ont été élus au Congrès Natio­nal plus de trente par­le­men­taires qui se sont enga­gés avec la réforme agraire et les pro­prié­taires fon­ciers les plus voraces ont été mis en échec. Par consé­quent, nous croyons que la réforme ne peut aller que de l’a­vant dans le gou­ver­ne­ment de Dil­ma. Tou­te­fois, cela ne dépend pas de la volon­té du pré­sident ou de la lutte des mou­ve­ments sociaux dans le domaine, mais la par­ti­ci­pa­tion de toute la socié­té bré­si­lienne dans un débat autour de quel serait le meilleur modèle agri­cole qui déci­de­ra entre l’a­gro-indus­trie ou l’agriculture à petite échelle et la réforme agraire.

Pour­quoi consi­dère t’on le Bré­sil comme le pays les plus inéga­li­taire du conti­nent ? La situa­tion d’in­jus­tice sociale s’est-elle amé­lio­ré avec le gou­ver­ne­ment Lula ? Et si non, com­ment expli­quer sa grande popu­la­ri­té et qui a réus­si à faire choi­sir son successeur ? 

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Le Bré­sil n’a jamais connu un pro­ces­sus de chan­ge­ments sociaux et struc­tu­rels qui puissent rehaus­ser les condi­tions de vie de la majeure par­tie des gens. Quand nous sommes sor­tis de l’es­cla­vage, il n’y a pas eu de démo­cra­ti­sa­tion de la terre qui per­mette de créer de bonnes condi­tions de tra­vail pour la sur­vie des Noirs. Lorsque nous pas­sons par un pro­ces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion, l’a­gri­cul­ture a ces­sé d’être l’élé­ment cen­tral de l’é­co­no­mie bré­si­lienne, il n’y a pas eu de réforme agraire qui puisse assu­rer des terres pour ceux qui vou­laient res­ter dans les champs. Lorsque nous nous sommes rap­pro­chés d’une pos­si­bi­li­té de réforme agraire en 1964, est venu le coup d’E­tat militaire.

Pen­dant cette période, la bour­geoi­sie bré­si­lienne a fait une alliance avec le capi­tal inter­na­tio­nal, ouvrant la voie à un pro­jet de déve­lop­pe­ment natio­nal. Le Bré­sil passe de l’étape rurale à l’urbain, au XXe siècle, mais n’a pas réa­li­sé des réformes qui garan­tissent l’é­du­ca­tion, la san­té et le loge­ment pour la popu­la­tion. La classe diri­geante a béné­fi­cié de la crois­sance éco­no­mique du pays dans les années 70, mais il n’y a pas eu de réforme natio­nale, démo­cra­tique et popu­laire qui puissent offrir de meilleures condi­tions de vie à la population. 

Le gou­ver­ne­ment de Lula n’a même pas enta­mé une réforme struc­tu­relle, ni même affron­tée les pro­blèmes qui sont à l’origine de l’i­né­ga­li­té dans notre pays. Il a eu la crois­sance éco­no­mique, l’aug­men­ta­tion du nombre de tra­vailleurs du sec­teur for­mel, l’aug­men­ta­tion réelle du salaire mini­mum et des poli­tiques sociales qui ont amé­lio­ré la vie des plus pauvres. 

La poli­tique étran­gère bré­si­lienne.

Dans le scé­na­rio poli­tique actuel en Amé­rique latine, que signi­fie un gou­ver­ne­ment du PT au Bré­sil ? Quels vont être les influences du pro­ces­sus d’in­té­gra­tion et des objec­tifs décou­lant des gou­ver­ne­ments révo­lu­tion­naires tels que le Vene­zue­la, la Boli­vie et l’Équateur ?

Le gou­ver­ne­ment de Lula a eu une poli­tique étran­gère pro­gres­siste dans le domaine des rela­tions poli­tiques de l’É­tat. Et sa propre poli­tique, mais venant des inté­rêts des entre­prises bré­si­liennes dans ses aspects éco­no­miques. Par rap­port à la poli­tique néo­li­bé­rale de Fer­nan­do Hen­rique Car­do­so, qui était abso­lu­ment subor­don­née aux inté­rêts de l’im­pé­ria­lisme, cela a été un immense pro­grès, car nous avons eu une poli­tique sou­ve­raine, déci­dé par nous. 

Avec cette poli­tique se sont ren­for­cés les liens avec les gou­ver­ne­ments comme ceux du Vene­zue­la, la Boli­vie et l’É­qua­teur. UNASUR est née là-bas, pour l’Amérique du Sud, et la Com­mu­nau­té des pays d’A­mé­rique latine et des Caraïbes, pour l’en­semble du conti­nent, à l’ex­clu­sion des États-Unis et au Cana­da. Ces deux orga­nismes repré­sentent la fin de l’OEA. À tra­vers, l’é­co­no­mie s’est ren­for­cé les liens éco­no­miques avec les pays du Sud. Mais nous devons encore aller plus loin pour construire une inté­gra­tion conti­nen­tale dans l’in­té­rêt du peuple, non seule­ment pour les entre­prises bré­si­liennes, mexi­caines, argen­tines ou d’où qu’ils viennent.

Une inté­gra­tion popu­laire lati­no-amé­ri­caine dans le domaine de l’é­co­no­mie devrait impli­quer le ren­for­ce­ment de la Banque du Sud pour pou­voir rem­pla­cer le FMI. La banque de l’ALBA, pour pou­voir rem­pla­cer la Banque mon­diale. Et la créa­tion d’une mon­naie unique lati­no-amé­ri­caine, comme pro­po­sé par l’ALBA –à tra­vers le Sucre‑, afin de sur­mon­ter la dépen­dance à l’é­gard du dol­lar. Si nous vou­lons l’in­dé­pen­dance et la sou­ve­rai­ne­té dans les rela­tions inter­na­tio­nales et en Amé­rique latine, il est essen­tiel que nous concen­trions nos éner­gies dans la défaite du dol­lar. Le dol­lar a été le résul­tat de la vic­toire des États-Unis dans la Seconde Guerre mon­diale et a été, au fil des décen­nies, le méca­nisme de fonc­tion­ne­ment prin­ci­pal de l’exploitation des peuples du monde. Dans un aspect plus large, le pré­sident Lula a rai­son : l’O­NU ne repré­sente pas les inté­rêts du peuple. Nous avons besoin de construire de nou­velles orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales plus repré­sen­ta­tives. Mais cela ne dépend pas de pro­po­si­tions ou de volon­té poli­tique. Cela dépend d’un rap­port de forces mon­diales, qui se fera lorsque les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes seront majo­ri­té. Et ce n’est pas le cas maintenant.

Pro­fil du PT.

Com­ment défi­nis­sez-vous le PT ? Devrait-il être sur­mon­té dans l’a­ve­nir pour atteindre les objec­tifs supé­rieurs de tra­vailleurs urbains et des paysans ?

Le PT est un par­ti impor­tant pour le mou­ve­ment pro­gres­siste et pour la gauche au Bré­sil. Il émer­gé dans les années 70 et 80 et il a été conso­li­dé dans un contexte de mon­tée du mou­ve­ment de masse au Bré­sil, mar­quée par la lutte pour la démo­cra­ti­sa­tion et de meilleures condi­tions de vie du peuple, telle qu’elle se mani­feste dans les manifs, grèves et occu­pa­tions de terres à tra­vers le pays.

Depuis 1989, avec la défaite de Lula lors d’une élec­tion qui repré­sen­tait la lutte entre deux pro­jets pour le pays, la classe ouvrière est entré dans une période de déclin dans ses luttes, qui s’est aggra­vée avec la mise en œuvre du néo­li­bé­ra­lisme dans le gou­ver­ne­ment de Hen­rique Car­do­so. Dans ce contexte, le PT a connu de nom­breux chan­ge­ments. Il com­mence à don­ner la prio­ri­té à la lutte ins­ti­tu­tion­nelle, lais­sant la lutte sociale en l’ar­rière-plan. Cette conjonc­ture a per­mis d’obtenir des par­le­men­taires, des pré­fets et des gou­ver­neurs. Jusqu’à ce qu’en 2002, Lula a été élu pré­sident, et main­te­nant Dil­ma. Dans la dis­pute ins­ti­tu­tion­nelle, le PT est un par­ti fort, ayant la capa­ci­té de construire des alliances assez larges et de mettre la droite en échec. Pen­dant ce temps, d’autres orga­ni­sa­tions de lutte émergent et s’organise sous les formes des plus variés, en fonc­tion de leur besoin. Le PT conti­nue­ra à jouer un rôle impor­tant dans la lutte ins­ti­tu­tion­nelle. Mais dans ce pro­ces­sus se de for­me­ront d’autres orga­ni­sa­tions pour lut­ter sur les dif­fé­rents fronts qui se pro­pagent face à la classe ouvrière brésilienne.