D’Oslo-Utoya à Toulouse-Montauban : l’horreur de la guerre gagne l’Europe

Luk Ver­vaet : Au moment même où Merah aba­tait trois enfants juifs, le 14 mars 2012, le petit Bara­ka Al Mugh­ra­bi, un enfant pales­ti­nien de 7 ans était tué, lors d’une énième agres­sion israé­lienne contre Gaza. Ce jour-là, on a comp­té 26 morts à Gaza.

Image_5-62.pngEn moins d’un an, la guerre mon­diale contre le ter­ro­risme (isla­miste) a brus­que­ment frap­pé jusque dans nos foyers. Elle se passe si loin de chez nous que nous n’en réa­li­sions plus l’existence. Elle dure depuis si long­temps qu’on ne peut plus ima­gi­ner com­ment vivre sans. Mais, d’a­bord au Nord de l’Eu­rope en juillet 2011, puis au Sud en mars 2012, elle a atteint le ter­ri­toire européen.

Anders B. Brei­vik (32 ans) et Moha­med Merah (23 ans) sont l’ex­pres­sion des deux camps en lutte. Ils ne se sont pas conten­tés de pla­cer une bombe ano­nyme quelque part. Tous deux ont reçu un entrai­ne­ment mili­taire. Ils ont abat­tu et ache­vé leurs cibles, per­son­nel­le­ment, sys­té­ma­ti­que­ment et froi­de­ment, comme de vrais pro­fes­sion­nels mili­taires. Oui, on l’a­vait oublié, les petites nou­velles dans la presse sur 10, 100, 1000 morts en Irak, en Afgha­nis­tan ou à Gaza, femmes et enfants inclus, n’ont plus aucune signi­fi­ca­tion ni aucun effet, mais elle est comme ça, la guerre : hor­rible, cruelle, métho­dique, d’une souf­france inouïe pour les vic­times et leurs familles. Après, il y a eu l’ef­fi­ca­ci­té de nos ser­vices de police pour nous assu­rer que tout était sous contrôle et que tout allait reprendre son sem­blant de nor­ma­li­té. Brei­vik a été arrê­té le jour même. Merah a été abat­tu le jour sui­vant, après trente-deux heures de siège de sa mai­son, au son des rafales des mitraillettes. À suivre en direct à la télé­vi­sion, comme une vraie scène de guerre.

Les Tem­pliers

Le pro­cès de Brei­vik, le tueur d’Os­lo-Utoya qui a abat­tu 77 per­sonnes, com­men­ce­ra le 16 avril pro­chain. Le 7 mars der­nier, Brei­vik a été for­mel­le­ment incul­pé pour « acte de ter­ro­risme » et « homi­cides volon­taires » par le Par­quet norvégien.

Brei­vik se déclare « com­man­dant mili­taire du mou­ve­ment de résis­tance nor­vé­gien et des Tem­pliers de Nor­vège ». Il veut épu­rer l’Eu­rope de la gauche mul­ti­cul­tu­ra­liste et de l’is­lam [[Le Making-of d’An­ders B. Brei­vik. Oslo-Utoya 2011 : isla­mo­pho­bie et sio­nisme, les nou­velles guerres de l’ex­trême droite. Egalité=Editions, février 2012]]. Il consi­dère Israël comme la ligne de front de « la civi­li­sa­tion occi­den­tale contre la bar­ba­rie musul­mane », et comme le pays qui a « recon­quis » un ter­ri­toire sur l’is­lam. Brei­vik est l’ex­pres­sion de l’al­liance guer­rière entre l’ex­trême droite euro­péenne, Israël et les Etats-Unis. Tout indique qu’au nom de sa « schi­zo­phré­nie para­noïde », tout ce qui a ins­pi­ré, nour­ri et créé Brei­vik res­te­ra un livre fer­mé et ne sera pas mis en cause. Il échap­pe­ra à un pro­cès — et à la pri­son — au pro­fit de soins psychiatriques.

Depuis l’af­faire Brei­vik, l’actualité prouve pour­tant que Brei­vik n’est plus un « fait iso­lé » sur le sol euro­péen, comme on a vou­lu le pré­sen­ter. D’a­bord parce que nous vivons bel et bien dans un cli­mat poli­tique et social, raciste et isla­mo­phobe, sur un fond de crise éco­no­mique et de guerre anti­ter­ro­riste, dans lequel de tels actes de bar­ba­rie deviennent un phé­no­mène social. Puis, de l’ar­res­ta­tion en Nor­vège de deux extré­mistes nazis armés et en pos­ses­sion d’ex­plo­sifs en sep­tembre 2011, à la décou­verte en Alle­magne des assas­sins néo­na­zis d’im­mi­grants turcs à la mi-novembre 2011, au meurtre de deux ven­deurs ambu­lants séné­ga­lais par un mili­tant d’ex­trême droite en Ita­lie en décembre 2011, la ques­tion du ter­ro­risme d’ex­trême droite, niée par les auto­ri­tés et glis­sant par­mi les mailles du filet sécu­ri­taire pen­dant toute une décen­nie, se pose dans tout son ampleur.

En mars 2012, à Tou­louse-Mon­tau­ban, des tue­ries racistes ont fait sept morts, en 14 jours de temps. L’au­teur, qu’on sur­nom­mait d’ores et déjà le Brei­vik fran­çais, s’est avé­ré par la suite comme étant Moha­med Merah, un jeune homme de 23 ans, condam­né quinze fois pour des délits pen­dant sa jeu­nesse, conver­ti en pri­son et qui se reven­dique de la marque Al Qai­da. Il semble avoir dit qu’il a agi pour ven­ger les enfants de la Pales­tine, l’in­ter­ven­tion fran­çaise en Afgha­nis­tan et contre l’in­ter­dic­tion du port du voile inté­gral en France. Sur ses moti­va­tions, Moha­med Merah n’au­ra pas la pos­si­bi­li­té de nous en dire plus.

Mala­die mentale ?

Pen­dant toutes les heures où j’ai sui­vi le long siège de sa mai­son, je n’ai pas enten­du dans la bouche des com­men­ta­teurs le diag­nos­tic d’une éven­tuelle « schi­zo­phré­nie para­noïde » » de Moha­med Merah. Bien sûr, on dira que c’est parce qu’on ne lui avait pas encore par­lé (ce qui n’arrivera en tout cas plus).

Quand il s’a­gis­sait de Brei­vik, on a res­sen­ti un sen­ti­ment de renie­ment, d’é­car­te­ment, de mal à l’aise. L’hor­reur de Brei­vik, homme blanc d’ex­trême droite, qui avait agi en notre nom et au nom d’une vision poli­tique de plus en plus com­mune en Europe, ne pou­vait pas être la nôtre. Il devait néces­sai­re­ment être fou. L’acte de Merah par contre nous semble cor­res­pondre à quelque chose de bien plus réel et recon­nais­sable. Merah est la confir­ma­tion de nos peurs. Pour nous, les actes de Merah sont pré­sents, poten­tiel­le­ment ou en germes, dans les com­mu­nau­tés musul­manes. Ils cor­res­pondent mieux à notre ima­gi­naire sur le ter­ro­risme. Pour lui, on ne se pose pas la ques­tion de la mala­die men­tale. Pour lui, on pose celle de l’en­doc­tri­ne­ment, de la radi­ca­li­sa­tion, de l’é­vo­lu­tion « d’un délin­quant de cité deve­nu dji­ha­diste meur­trier ».

Comme Brei­vik a été écar­té en tant que fou iso­lé, per­sonne n’a dû se jus­ti­fier après son mas­sacre, dix fois plus meur­trier que celui de Merah. Per­sonne n’a été inquié­té, per­sonne n’a dû se jus­ti­fier ou n’a dû jurer en public qu’il n’a­vait rien à voir avec l’i­déo­lo­gie du jiha­diste blanc. Les res­pon­sables reli­gieux catho­liques ou pro­tes­tants n’ont pas été invi­té au Palais, ils n’ont pas été som­més de décla­rer qu’il ne faut pas faire d’amalgame « entre le chris­tia­nisme et les actes odieux de Brei­vik. » Rien de moins vrai pour le jiha­diste musul­man. On sent déjà que les armes se pré­parent pour encore frap­per plus fort contre les com­mu­nau­tés d’o­ri­gine immi­grée, musul­manes ou pro-pales­ti­niennes. Et que la dis­cri­mi­na­tion et la per­sé­cu­tion s’an­noncent de manière dur­cie. Toute per­sonne consul­tant un site jiha­diste, toute per­sonne s’en­traî­nant mili­tai­re­ment sera pour­sui­vie péna­le­ment, déclare Sar­ko­zy immé­dia­te­ment après la liqui­da­tion de Merah. Il annonce aus­si qu’au sein des pri­sons la lutte contre le pro­sé­ly­tisme sera inten­si­fiée. Rien de tout cela n’a été enten­du après les tue­ries d’Oslo.

Le reflet réel de la guerre en cours

Ce qui saute aux yeux, c’est que les tue­ries aus­si froi­de­ment exé­cu­tées de 77 per­sonnes à Oslo ou de 7 per­sonnes à Tou­louse, s’ins­crivent dans un cadre on ne peut plus poli­tique et que ses auteurs se reven­diquent des deux côtés de la ligne de front de la guerre contre le ter­ro­risme (isla­miste). Dans leur cruau­té, les meurtres d’Oslo ou de Tou­louse sont à la hau­teur de cette guerre qu’on mène : elles en sont le reflet simple et par­fait. Elles sont l’illus­tra­tion de l’en­chaî­ne­ment de ven­geance et de bar­ba­rie meur­trière, abou­tis­se­ment de dix ans de guerre mon­diale sans fin contre le terrorisme.

C’est ce que les belles paroles sur « l’u­ni­té des com­mu­nau­tés, de la nation, sur les amal­games, contre la ven­geance, la stig­ma­ti­sa­tion » doivent nous faire oublier. Face à ces dix ans de guerre, c’est la néga­tion sys­té­ma­tique par les hommes et femmes poli­tiques. Pour eux, pas de lien entre la flam­bée de racisme ou la mon­tée de la vio­lence sur le conti­nent euro­péen et notre impli­ca­tion dans la guerre mon­diale contre le ter­ro­risme. Par­lant devant un groupe de jeunes réfu­giés pales­ti­niens, Madame Ash­ton, char­gée des Affaires étran­gères euro­péennes, a eu le mal­heur de sor­tir la phrase sui­vante : “Nous nous sou­ve­nons des jeunes qui ont été tués dans toutes sortes de cir­cons­tances ter­ribles — les enfants belges ayant per­du la vie dans une tra­gé­die ter­rible. Nous pen­sons à ce qui s’est pas­sé à Tou­louse, aujourd’­hui. Nous nous rap­pe­lons de ce qui s’est pas­sé en Nor­vège il y a un an. Nous nous rap­pe­lons ce qui se passe en Syrie. Nous voyons ce qui se passe à Gaza et dans dif­fé­rentes par­ties du monde — nous nous sou­ve­nons de ces jeunes et de ces enfants qui perdent leur vie.” Notre allié pré­fé­ré, Israël, a explo­sé de colère pour la phrase sur Gaza. Le ministre israé­lien de l’Intérieur a tout sim­ple­ment deman­dé la démis­sion d’A­sh­ton parce qu’elle a men­tion­né Gaza. Mais s’il y a bien un débat qu’il fau­dra ouvrir, c’est bien celui-là, le débat sur la guerre et sur l’op­pres­sion dans ce monde.

L’en­traî­ne­ment mili­taire des dji­ha­distes et des autres.

Les com­men­ta­teurs me font un peu rire quand ils insistent à lon­gueur de jour­née sur l’en­traî­ne­ment de Moha­med Merah (et, figu­rez-vous, de dizaines d’autres !) dans des camps en Afgha­nis­tan ou au Pakis­tan. Ces com­men­taires s’ac­com­pagnent d’i­mages vidéo d’hommes mas­qués, mud­ja­he­dines jiha­distes avec un look extrê­me­ment effrayant. Et Sar­ko­zy de décla­rer qu’il pour­sui­vra péna­le­ment cha­cun qui va s’en­traî­ner en Afgha­nis­tan. Mais à quand la pour­suite pénale contre ceux qui ont déclen­ché les guerres illé­gi­times contre l’Af­gha­nis­tan et l’I­rak ? Et en ce qui concerne l’en­traî­ne­ment, ne réa­lise-t-on pas que, pen­dant cette der­nière décen­nie, on a entraî­né des mil­liers de tueurs poten­tiels au sein de notre propre camp ?

Dans l’es­sai sur Brei­vik, j’écrivais : « Dix ans de thé­ra­pie de choc contre le ter­ro­risme isla­miste ont ame­né plus d’a­deptes à Ous­sa­ma Ben Laden et au mou­ve­ment d’Al Qai­da que ceux-ci n’a­vaient jamais pu espé­rer. Cela vaut éga­le­ment pour les recrues de Bush, de Blair et autres cri­mi­nels de guerre occi­den­taux. En Occi­dent, des dizaines de mil­liers de volon­taires se sont pré­sen­tés pour s’embaucher comme « pri­vate contrac­tor » dans les milices pri­vées dans les pays occu­pés » [[Le Making-of d’An­ders B. Brei­vik. Oslo-Utoya 2011 : isla­mo­pho­bie et sio­nisme, les nou­velles guerres de l’ex­trême droite. Egalité=Editions, février 2012, p.12]]. À ajou­ter, tous les volon­taires d’ex­trême droite qui se sont fait enrô­ler dans l’ar­mée amé­ri­caine pour rece­voir un entrai­ne­ment mili­taire, qu’ils pour­ront uti­li­ser … à la mai­son. Je vous laisse ima­gi­ner ce que cela don­ne­ra dans le monde occi­den­tal, quand toute cette belle géné­ra­tion de mili­taires, de membres des milices pri­vées et de bandes d’ex­trême droite retour­ne­ront à la maison.

Les enfants ne se valent-ils pas ?

Je veux conclure par un plai­doyer pour nos enfants, pour les enfants, pour tous les enfants.

Brei­vik a tué deux jeunes nor­vé­giens de qua­torze ans, sept de quinze ans, sept de seize ans, dix-sept de dix-sept ans, dix-sept de dix-huit ans et ain­si de suite. Merah a abat­tu trois enfants juifs, Gabriel, 4 ans, Arieh, 5 ans, et Myriam, 7 ans. Meh­ra ne pou­vait pas rendre un plus mau­vais ser­vice à la cause pales­ti­nienne. Ce sont les attaques contre les enfants, contre ce qui nous est le plus cher, ce qui est le plus vul­né­rable et le plus inno­cent, qui nous ont tou­chés le plus. Quand je don­nais cours en pri­son, là aus­si, les enfants étaient quelque chose de sacré, auquel on ne touche pas, et ceux qui l’a­vaient fait étaient mis au ban. Dans les cas de Brei­vik ou de Merah, on est donc très loin d’un sen­ti­ment por­té par l’hu­ma­ni­té dans son ensemble. Il n’existe pas de remèdes magiques pour redres­ser cette situa­tion. Mais nous pour­rions com­men­cer par nous-mêmes. Nous pour­rions ces­ser notre com­pas­sion sélec­tive, qui fait qu’un enfant dans ce monde n’en vaut pas un autre. Nous pour­rions com­men­cer par pro­tes­ter contre l’in­hu­ma­ni­té à laquelle on assiste et qui est com­mise en notre nom. C’est cette sélec­ti­vi­té qui crée la rage et la haine. Quand on per­met de tuer des enfants, année après année, au nom de notre poli­tique occi­den­tale, sans bou­ger ou se révol­ter, les condi­tions sont créées pour de nou­velles horreurs.

Au moment même où Merah aba­tait trois enfants juifs, le 14 mars 2012, le petit Bara­ka Al Mugh­ra­bi, un enfant pales­ti­nien de 7 ans était tué, lors d’une énième agres­sion israé­lienne contre Gaza. Ce jour-là, on a comp­té 26 morts à Gaza.

Au moment même où Merah abat­tait les trois enfants, le 11 mars 2012, Robert Bales, ser­gent amé­ri­cain, 38 ans, abat­tait deux familles afghanes, seize per­sonnes en tout, dans les vil­lages Balan­di et Alko­zai, au sud de l’Af­gha­nis­tan. Il a ensuite mis le feu à leurs corps. Sumad Khan, un pay­san afghan, a per­du onze membres de sa famille dans ce mas­sacre : sa femme, quatre filles entre deux et six ans, quatre fils entre huit et douze ans, et deux autres proches. Je ne connais pas les noms de tous ces enfants. Nous ne les connaî­trons pro­ba­ble­ment jamais.

Luk Ver­vaet

Source : éga­li­té


PUB : Sor­tie du Livre :

Le Making-of d’An­ders B.Breivik

Oslo-Utøya 2011

isla­mo­pho­bie et sio­nisme, les nou­velles guerres de l’ex­trême droite
couvinter.jpg