Les entreprises de fake news

Par E. Magna­ni & N. Aruguete

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Por­tal­ba


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Par Este­ban Magna­ni & Nata­lia Aru­guete, jour­na­listes Argen­tins à Pagi­na 12

Entre­tien avec Julián Macías Tovar, l’un des res­pon­sables de la cam­pagne numé­rique de Pode­mos et coor­di­na­teur du site inter­net Pan­de­mia Digi­tal, obser­va­toire de la dés­in­for­ma­tion.

Contexte à connaître

Cam­bridge Ana­ly­ti­ca (CA) est une socié­té basée à Londres qui uti­lise l’a­na­lyse de don­nées pour déve­lop­per des cam­pagnes pour des marques et des poli­ti­ciens qui cherchent à “chan­ger le com­por­te­ment du public”, selon le slo­gan de leur site web. Le cabi­net de conseil est spé­cia­li­sé dans la col­lecte et l’a­na­lyse de don­nées pour la créa­tion de cam­pagnes publi­ci­taires et poli­tiques. En 2014, CA a par­ti­ci­pé à 44 cam­pagnes poli­tiques aux États-Unis. La socié­té est déte­nue en par­tie par la famille de Robert Mer­cer, un ges­tion­naire de fonds spé­cu­la­tifs amé­ri­cain qui sou­tient plu­sieurs causes poli­tiques et reli­gieuses d’ex­trême droite. Elle avait des bureaux à Londres, New York et Washing­ton D.C.

La socié­té, qui a un bras com­mer­cial et poli­tique, a été créée en 2013 en tant que branche de la socié­té mère Stra­te­gic Com­mu­ni­ca­tion Labo­ra­to­ries (SCL), pour par­ti­ci­per à la poli­tique amé­ri­caine. Son fon­da­teur est l’a­na­lyste finan­cier Alexan­der Nix. En mars 2018, l’en­tre­prise a été impli­quée dans un scan­dale après qu’un ancien employé a révé­lé cer­taines des pra­tiques de l’en­tre­prise visant à influen­cer les élec­tions poli­tiques, qui étaient contraires aux règles de Face­book. Plus tard, le 2 mai 2018, la socié­té a annon­cé sa fer­me­ture à la suite du scan­dale des fuites de don­nées per­son­nelles. Alors que cette fer­me­ture était annon­cée, il a été révé­lé que d’an­ciens cadres de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca et de la famille Mer­cer avaient consti­tué une nou­velle socié­té ayant le même objet, appe­lée Emer­da­ta… Emer­da­ta a récu­pé­ré les algo­rithmes et les bases de don­nées de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, sans pré­ci­ser ce qu’elle comp­tait en faire. Une deuxième entre­prise, Data Pro­pria, reprend plu­sieurs employés de CA, son ancien chef de pro­duit, Matt Ocz­kows­ki, et son ancien chef de don­nées scien­ti­fiques, David Wil­kin­son notamment.

La presse amé­ri­caine a révé­lé que CA avait déve­lop­pé des cam­pagnes publi­ci­taires mas­sives sur les réseaux sociaux pour influen­cer l’é­lec­to­rat au Royaume-Uni et aux États-Unis, afin de modi­fier leurs inten­tions de vote, à l’aide des pro­fils de 50 mil­lions d’u­ti­li­sa­teurs de Facebook.

Cette col­lecte de don­nées n’est pas le fait de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, mais est attri­buée au pro­fes­seur Alek­san­dr Kogan de l’u­ni­ver­si­té de Cam­bridge. Comme pro­jet per­son­nel, Kogan a déve­lop­pé en 2013 un test de per­son­na­li­té sous forme d’ap­pli­ca­tion Face­book. Quelque 265.000 uti­li­sa­teurs ont pas­sé le test, qui néces­si­tait l’au­to­ri­sa­tion d’ac­cé­der à des infor­ma­tions per­son­nelles et de réseau sans le consen­te­ment de leurs amis. C’est ain­si que Kogan a obte­nu des mises à jour des sta­tut, des “j’aime” et même des mes­sages pri­vés de plus de 15 % de la popu­la­tion amé­ri­caine, qu’il a ensuite ven­dus à la socié­té SCL.

Trump & Macri, ses clients

En 2015, il a été révé­lé que Cam­bridge Ana­ly­ti­ca a tra­vaillé pour la cam­pagne pré­si­den­tielle de Ted Cruz, membre du Par­ti répu­bli­cain. En 2016, suite à l’é­chec de la can­di­da­ture de Cruz, CA a tra­vaillé pour la cam­pagne pré­si­den­tielle de Donald Trump. En outre, d’an­ciens employés de l’en­tre­prise ont révé­lé qu’en 2015, l’en­tre­prise avait tra­vaillé en Argen­tine avec l’al­liance de droite PRO et son can­di­dat Mau­ri­cio Macri. En mai de cette année-là, elle a déve­lop­pé une cam­pagne anti-kirch­ne­riste (à gauche), alors que Mau­ri­cio Macri et Daniel Scio­li étaient can­di­dats à la pré­si­dence de l’Ar­gen­tine. Il a éga­le­ment influen­cé la cam­pagne pour le retrait du Royaume-Uni de l’U­nion européenne.

Selon son site web, le cabi­net a tra­vaillé sur “plus de 25 ans” de “cam­pagnes” poli­tiques sur les cinq conti­nents, y com­pris dans des pays d’A­mé­rique latine comme l’Ar­gen­tine, le Bré­sil, la Colom­bie et le Mexique. Plus pré­ci­sé­ment, ils décrivent comme “déci­sif” leur tra­vail dans la cam­pagne pré­si­den­tielle de Trump et d’autres can­di­dats répu­bli­cains au Congrès amé­ri­cain. La cam­pagne Leave.EU (Sor­tir de l’U­nion euro­péenne), l’un des deux plus grands groupes pro-Brexit au Royaume-Uni, est une autre réus­site qui leur est attri­buée. Le rôle de CA dans ces cam­pagnes était contro­ver­sé, de sorte que la socié­té fait main­te­nant l’ob­jet d’en­quêtes cri­mi­nelles au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Christopher Wylie : « Sans Cambridge Analytica, il n'y aurait pas eu de Brexit »

Chris­to­pher Wylie, un spé­cia­liste des don­nées et ancien employé de la firme, a décla­ré à la presse bri­tan­nique en 2018 qu’ils ont croi­sé les don­nées de test de Kogan avec les infor­ma­tions de Face­book pour inter­fé­rer dans les pro­fils psy­cho­lo­giques de chaque uti­li­sa­teur. Ain­si, Cam­bridge Ana­ly­ti­ca a pu déter­mi­ner le conte­nu, le thème et le ton d’un mes­sage afin de chan­ger la façon dont les élec­teurs pensent presque indi­vi­duel­le­ment. Mais la socié­té n’a pas seule­ment envoyé de la publi­ci­té per­son­na­li­sée, elle a aus­si déve­lop­pé de fausses nou­velles qu’elle a ensuite repro­duites par le biais des réseaux sociaux, des blogs et des médias, a décla­ré Wylie.

Selon lui, ce n’est pas un hasard si les fake news, et en par­ti­cu­lier celles dif­fu­sées via Face­book, sont deve­nues un sujet de débat lors de la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle amé­ri­caine en rai­son de leur impact poten­tiel sur la vic­toire de Trump. Confor­mé­ment à l’i­déo­lo­gie de Ste­phen Ban­non, l’an­cien conseiller contro­ver­sé de Trump, proche de l’ex­trême droite amé­ri­caine, qui a enga­gé Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, le consul­tant s’est concen­tré sur “le chan­ge­ment de la culture” plu­tôt que sur la poli­tique, a décla­ré Wylie.

“Ima­gi­nez que vous sur­fez en ligne et que vous com­men­cez à voir un blog ici et un site d’in­for­ma­tion là, qui semblent cré­dibles même si vous n’en avez jamais enten­du par­ler, et que vous com­men­cez à voir par­tout beau­coup de nou­velles que vous ne voyez pas dans les médias grand public”, a‑t-il décla­ré. Puis, pour­suit-il, on com­mence à se deman­der pour­quoi les grands médias ne couvrent pas cette nou­velle incroyable que l’on voit par­tout. C’est alors que l’on par­vient à “ins­tau­rer la méfiance à l’é­gard des ins­ti­tu­tions”, comme les médias, et ain­si à ame­ner les gens à modi­fier leurs déci­sions. Pour Wylie, “si vous com­men­cez à défor­mer la per­cep­tion des élec­teurs sans leur consen­te­ment ou leur connais­sance, c’est une vio­la­tion fon­da­men­tale de leur auto­no­mie à prendre des déci­sions libres, parce qu’ils votent sur des choses qu’ils pensent être réelles mais qui ne le sont pas nécessairement”.

Plan Condor 2.0

Entre­tien avec le cher­cheur du réseau et coor­di­na­teur du site Pan­de­mia Digi­tal, Julián Macías Tovar (Argen­tine)

Le scan­dale de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca et sa mani­pu­la­tion hyper-seg­men­tée de la cam­pagne de Donald Trump a cho­qué le sys­tème poli­tique. La mani­pu­la­tion par le biais des réseaux sociaux que l’on avait déjà vue dans d’autres pays a éga­le­ment frap­pé au cœur de la nation la plus puis­sante du monde. Mais en réus­sis­sant à faire fer­mer Cam­bridge Ana­ly­ti­ca et à col­ler une amende à Face­book pour contri­buer à résoudre le pro­blème ? Non : les socié­tés de toute la pla­nète connaissent la plus grande pola­ri­sa­tion de leur his­toire ; même les pays cen­traux dotés d’ins­ti­tu­tions sup­po­sées fortes semblent s’ap­pro­cher de la guerre civile. Dans le reste du monde, les choses ne s’a­mé­liorent pas, même si elles attirent moins l’at­ten­tion des médias internationaux.

Julián Macías Tovar, coor­di­na­teur du site Pan­de­mia Digi­tal, un obser­va­toire contre la dés­in­for­ma­tion numé­rique, a publié des détails sur les opé­ra­tions d’un réseau dense de ser­vices de ren­sei­gne­ment, de think tanks, de socié­tés de com­mu­ni­ca­tion et d’autres per­son­nages. D’o­pé­ra­tions de coup d’É­tat en Boli­vie à la plus récente #Nadie­Co­nAxel (Per­sonne avec Axel… Axel Kicil­lof, gou­ver­neur de la pro­vince de Bue­nos Aires), Tovar ana­lyse les cam­pagnes 2.0 qui révèlent des méca­nismes des­ti­nés à embra­ser la popu­la­tion et à géné­rer des cli­mats hos­tiles. Ses études portent sur Twit­ter, un réseau plus trans­pa­rent, et donc plus acces­sible pour l’a­na­lyse que Face­book, qui ne per­met pas d’at­teindre cer­tains seg­ments de ses publi­ca­tions. Cette pla­te­forme vient de publier un rap­port sur “l’ac­ti­vi­té inau­then­tique”, qui pointe du doigt CLS Stra­te­gies, une socié­té de “com­mu­ni­ca­tions” liée au centre du pou­voir amé­ri­cain.

Que signi­fie pour Face­book de poin­ter du doigt CLS Stra­te­gies et une poi­gnée de comptes alors que de nom­breuses autres entre­prises font un tra­vail similaire ?

La pre­mière chose qui saute aux yeux est que cette socié­té était diri­gée — il a été gom­mé depuis — par Mark Feier­stein, qui était le direc­teur de l’U­SAID (Agence des États-Unis pour le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal). L’USAID a éga­le­ment été impli­quée dans les coups d’É­tat au Hon­du­ras en 2009 et au Para­guay en 2012, entre autres. Mais a éga­le­ment tra­vaillé pour le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, en liai­son avec Oba­ma et les démocrates.

Com­ment lire ce rap­port sur Face­book dans ce contexte ?

Ma pre­mière lec­ture est que ce rap­port sur Face­book est la par­tie émer­gée de l’i­ce­berg. C’est comme quand un dea­ler est arrê­té dans une cachette mais qui ne repré­sente même pas 0,1% de la drogue qu’il a dépla­cée. Deuxiè­me­ment, il désigne une entre­prise spé­ci­fique, très liée aux actions de poli­tique étran­gère des États-Unis. Ce rap­port met en évi­dence deux élé­ments : les acti­vi­tés de cette socié­té lors de plu­sieurs coups d’É­tat et, en même temps, le fait que des membres haut pla­cés de cette socié­té ont occu­pé des postes de haut niveau dans des orga­nismes publics. Un autre élé­ment est que, d’une part, Face­book fait ce qu’il était cen­sé faire, notam­ment en rai­son des pres­sions décou­lant de la crise de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca. D’une manière ou d’une autre, ils ont été obli­gés de se faire aider par des fact che­ckers (contrô­leurs de faits) qui détectent ces fraudes. Dans ce cas, ils ont reçu l’aide de l’ob­ser­va­toire de l’u­ni­ver­si­té de Stan­ford. Des fon­da­tions de per­sonnes ayant tra­vaillé chez Face­book ont éga­le­ment pro­tes­té contre cette situa­tion. Face­book et Twit­ter n’ont jamais rien fait pour arrê­ter cela, mais main­te­nant ils essayent de se blan­chir parce qu’il y a beau­coup de pres­sion. De temps en temps, ils doivent mon­trer quelque chose.

Face­book est recon­nu par beau­coup pour sa proxi­mi­té avec les Répu­bli­cains et Twit­ter, en revanche, est éti­que­té comme étant démocrate.

Oui, c’est ce qu’ils disent, mais il est éga­le­ment clair que la poli­tique étran­gère amé­ri­caine, en par­ti­cu­lier envers l’A­mé­rique latine, n’est pas très dif­fé­rente d’un par­ti à l’autre, quel que soit le ton ou la forme. C’est la preuve pour­quoi, dans la poli­tique étran­gère amé­ri­caine, le sec­teur for­mé par la CIA et le Penta­gone a plus de poids, avec des orga­nismes comme USAID ou le NDI, qui font ce que la CIA fai­sait aupa­ra­vant. Ces agences à l’é­tran­ger tentent de mener les poli­tiques qui inté­ressent les États-Unis. Il n’y a pas de place pour une lec­ture linéaire ici. Roger Norie­ga, qui était sous-secré­taire d’É­tat sous l’ad­mi­nis­tra­tion de George Bush et, avant cela, tra­vaillait pour Rea­gan, était éga­le­ment direc­teur de l’U­SAID et repré­sen­tant des États-Unis à l’Or­ga­ni­sa­tion des États amé­ri­cains (OEA), tra­vaillait éga­le­ment chez CLS Stra­te­gies. Il y a un tweet dans lequel Norie­ga appa­raît avec Feier­stein alors qu’ils vont ensemble à un match de base-ball. L’un est démo­crate et l’autre répu­bli­cain, tous deux gagnent beau­coup d’argent en tra­vaillant pour les États-Unis. On ne sait jamais si c’est un client local, si c’est l’É­tat ou le pré­sident des États-Unis qui fait ce genre de demandes. En ce qui concerne la ques­tion, il y a un mou­ve­ment de Face­book lui-même pour mon­trer qu’ils sont tous dans le même bateau, comme pour dire “ils nous accusent tou­jours, nous les Répu­bli­cains, mais les Démo­crates font pareil”. Je ne sais pas, c’est une théo­rie un peu folle mais ça pour­rait l’être.

Com­ment fonc­tionnent les “cabi­nets de conseil” en com­mu­ni­ca­tion comme celui de CLS Strategies ?

Eh bien : tout d’a­bord, ils dépensent des mil­lions d’eu­ros pour créer de faux comptes des­ti­nés à dif­fu­ser de fausses nou­velles et des mes­sages de haine. Com­ment ? Par exemple, j’ai détec­té un grand nombre de faux comptes qui agissent non seule­ment en Boli­vie — avec un grand impact pen­dant le coup d’É­tat — et au Mexique, mais aus­si dans d’autres pays ; cela montre que cette socié­té agit par le biais de Face­book, Twit­ter et d’autres pla­te­formes de manière coor­don­née. D’a­près les ana­lyses que j’ai faites, il est plus qu’é­vident qu’ils fonc­tionnent tou­jours avec les mêmes tech­niques : faux comptes et mes­sages de haine. Ils, ou quel­qu’un qu’ils sous-traitent, génèrent des mil­liers de comptes grâce à un sys­tème auto­ma­ti­sé. Vous pou­vez le consta­ter, entre autres, parce qu’il y a des mil­liers de comptes avec un mot et huit chiffres. Lorsque j’ai consul­té la base de don­nées des faux comptes créés en Boli­vie pen­dant le coup d’É­tat, ce type de comptes est appa­ru en masse.

Est-ce une seule entre­prise qui tra­vaille sur ce sujet ?

Non, c’est un réseau. Les mêmes per­son­nages appa­raissent tou­jours, les mêmes ins­ti­tu­tions. Par exemple, l’un d’eux est José María Aznar, direc­teur du Conseil atlan­tique, un groupe de réflexion asso­cié à l’O­TAN qui est le prin­ci­pal par­te­naire de Face­book pour l’a­na­lyse des cam­pagnes d’in­ter­fé­rence et de dés­in­for­ma­tion sur la pla­te­forme. Il est inté­res­sant de noter que l’un des fon­da­teurs de CLS Stra­te­gies, Peter Schech­ter, est le direc­teur du Conseil atlan­tique pour l’A­mé­rique latine. Atlas Net­work, un réseau d’or­ga­ni­sa­tions qui “défendent le libre mar­ché”, est éga­le­ment tou­jours pré­sent. Par­mi les Argen­tins, on trouve Agustín Laje, Javier Milei et tout cet envi­ron­ne­ment néo­li­bé­ral qui ne rejettent pas le dic­ta­teur Jorge Rafael Vide­la, par exemple.

Générer la haine pour renverser les gouvernements

Quel est l’ob­jec­tif de cette action sur les réseaux sociaux ?

Son prin­ci­pal objec­tif est de délo­ger les gou­ver­ne­ments qui ne sont pas ali­gnés sur les inté­rêts géo­po­li­tiques des États-Unis et de pla­cer ceux qui le sont. Pour ce faire, ils uti­lisent une méthode scien­ti­fique qui fonc­tionne. Cam­bridge Ana­ly­ti­ca — qui a fait gagner le can­di­dat de droite Macri en 2015, comme l’a décla­ré Alexan­der Nix, direc­teur géné­ral bri­tan­nique de Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, au Par­le­ment bri­tan­nique — bien que CA soit plus connu, elle est beau­coup plus petite que sa socié­té mère SCL Group ou Palan­tir, une socié­té finan­cée par la CIA. Toutes tra­vaillent depuis des décen­nies avec l’ar­mée amé­ri­caine et bri­tan­nique, ain­si qu’a­vec la CIA, le Penta­gone, et avec la col­la­bo­ra­tion de toutes les pla­te­formes numé­riques pour étu­dier quels sont les pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion qui inter­fèrent avec le com­por­te­ment de leurs uti­li­sa­teurs. La stra­té­gie numé­rique qu’ils uti­lisent consiste à créer une matrice d’o­pi­nion à laquelle par­ti­cipent les jour­na­listes et les médias ali­gnés ou ven­dus, les poli­ti­ciens comme Mau­ri­cio Macri ou Patri­cia Bull­rich du PRO, le sec­teur plus à droite comme le par­ti NOS, et les espaces plus libé­raux comme l’Es­pert, les influen­ceurs et les éco­no­mistes asso­ciés aux fon­da­tions du réseau Atlas et à la bataille cultu­relle, comme l’in­cen­diaire “El Pres­to”, l’é­co­no­miste Javier Milei avec un dis­cours anti-pro­gres­siste et social, ou Agustín Laje, for­mé aux États-Unis au “contre-ter­ro­risme” avec un dis­cours anti-fémi­niste et “anti-com­mu­niste” plus en phase avec la guerre froide. Il y a aus­si de la place pour les comptes ano­nymes que j’ap­pelle “trol­stars”, comme Chauo­pe­re­taK ou GordoMonster.

Qui les engage ?

Nous savons, par exemple, que CLS Stra­te­gies  a signé des contrats avec le gou­ver­ne­ment de fac­to de la Boli­vie le mois même où il a orga­ni­sé le coup d’É­tat. Éga­le­ment avec le gou­ver­ne­ment put­schiste du Hon­du­ras et le gou­ver­ne­ment frau­du­leux de Peña Nie­to, en 2012. Les contrats sont publics parce qu’aux États-Unis, ils ont l’o­bli­ga­tion de les publier lors­qu’ils passent des contrats avec des étran­gers qui ont une cer­taine acti­vi­té poli­tique. Bien sûr, ils ne disent pas “nous allons faire de faux comptes” bien qu’ils admettent des expres­sions comme “pour amé­lio­rer l’i­mage…” ; ces don­nées sont publiées.

Est-il pos­sible d’é­ta­blir des simi­li­tudes et des dif­fé­rences avec les cam­pagnes de désta­bi­li­sa­tion d’autres époques ?

Je trouve des simi­li­tudes avec les stra­té­gies des années 70, mais ce n’est que main­te­nant que le scé­na­rio inclue celui des réseaux sociaux. Si nous reve­nons en arrière et que nous nous sou­ve­nons de l’o­pé­ra­tion Condor, nous trou­vons des coïn­ci­dences. On retrouve l’u­ti­li­sa­tion des médias, le lob­bying, ce que font ces socié­tés de rela­tions publiques. Il est clair qu’ils cherchent à ache­ter des influen­ceurs pour que des notes infor­ma­tives sortent sur la même ligne et que cela donne de la force et de la cohé­rence à leur dis­cours. L’a­chat de médias par des groupes d’in­ves­tis­se­ment est une stra­té­gie his­to­rique. En paral­lèle, ils forment des cadres. Par exemple, les Chi­ca­go Boys, qui dans les années 1970 occu­paient les minis­tères des finances de nom­breux pays, avaient été créés aux États-Unis. Main­te­nant, Agustín Laje, pour ne citer qu’un autre cas, a été for­mé à la lutte contre le ter­ro­risme à l’U­ni­ver­si­té de la Défense natio­nale. Mais il n’y a pas qu’A­gustín Laje ou les cadres de la Fon­da­tion Atlas Net­work qui ont été for­més aux États-Unis à la neu­ro­lin­guis­tique, à l’an­ti­com­mu­nisme (qu’ils appellent anti­ter­ro­risme). Il y a aus­si des per­son­nages comme Car­los Vec­chio au Vene­zue­la (char­gé d’af­faires avec les États-Unis du pré­sident fan­toche Juan Guai­do). Une par­tie de leur for­ma­tion consiste à pro­mou­voir des mou­ve­ments citoyens non vio­lents. C’est pour­quoi je l’ap­pelle “Plan Condor 2.0”.

Quelle était, concrè­te­ment, la stra­té­gie numé­rique en Bolivie ?

La cam­pagne du coup d’É­tat en Boli­vie était très évi­dente, sur­tout parce qu’en Boli­vie, presque per­sonne n’u­ti­li­sait Twit­ter, à peine trois ou quatre pour cent de la popu­la­tion. Et en un mois seule­ment, le nombre de comptes qui exis­taient jus­qu’a­lors a dou­blé. J’ai une base de 92.000 per­sonnes qui ont sui­vi Añez et Cama­cho. Et ces comptes ont par­ti­ci­pé très acti­ve­ment aux hash­tags #NoFue­Gol­pe­Fue­Fraude, #EvoA­se­si­no et autres labels de ce style. Il y a deux ou trois com­por­te­ments assez curieux ; toutes les figures qui ont par­ti­ci­pé au coup d’É­tat, comme Jea­nine Añes, Fer­nan­do Cama­cho, Mar­co Puma­ri, Oscar Ortiz, ont mul­ti­plié leurs adeptes sur twit­ter en même temps. Puma­ri, par exemple, était sui­vi sur twit­ter par trente-huit adeptes et en deux semaines, il est pas­sé à plus de 100.000 ; il en a été de même pour Tuto Qui­ro­ga, Car­los Val­verde… qui ont tous aug­men­té de cent mille adeptes. Ce même jour, les comptes Twit­ter influents au Mexique ont éga­le­ment aug­men­té de cent mille adeptes.

Contrôler les gouvernements pour gagner de l’argent

Quel est le coût de géné­rer autant d’a­gi­ta­tion et de haine dans la popu­la­tion, même pour ceux qui finissent par prendre le pou­voir ? Ne trouvent-ils pas que tout le sys­tème est brisé ?

Je pense qu’il est impor­tant de contrô­ler le pou­voir des gou­ver­ne­ments pour prendre des déci­sions qui se tra­duisent ensuite par un gain ou une perte éco­no­mique. Aus­si fou que cela puisse paraître, elle peut être uti­li­sée pour prendre des déci­sions qui leur sont béné­fiques. Le mes­sage serait : “Je vous ai mis au gou­ver­ne­ment mais vous sui­vez mes ins­truc­tions”. C’est dan­ge­reux car ces cam­pagnes ont un niveau éle­vé de délire. Cam­bridge Ana­ly­ti­ca n’é­tait pas novice, c’é­tait la filiale amé­ri­caine du groupe SCL, une socié­té de ren­sei­gne­ment mili­taire qui tra­vaille depuis 20 ans avec l’ar­mée amé­ri­caine, le Penta­gone, la CIA et toutes les socié­tés et pla­te­formes numé­riques. Ils se spé­cia­lisent dans la modi­fi­ca­tion du com­por­te­ment humain en fonc­tion des sti­mu­li et des mes­sages don­nés à la popu­la­tion pour qu’elle uti­lise des coups d’É­tat doux au lieu de coups d’É­tat violents.

Com­ment voyez-vous ce type de com­por­te­ment en Argentine ?

On dit que c’est avec Macri avec qui se déroule la pre­mière expé­rience dans laquelle Cam­bridge Ana­ly­ti­ca a fait une cam­pagne de haine et de fake news pour un pays aus­si impor­tant. La ques­tion de l’é­mo­tion est essen­tielle et selon la théo­rie de la post-véri­té, une fois que vous avez éta­bli une connexion émo­tion­nelle avec quel­qu’un, vous pou­vez envoyer à cette per­sonne tout men­songe qui ren­force cette émo­tion. Par exemple, si vous faites en sorte qu’une per­sonne déteste les fémi­nistes, tout conte­nu hai­neux, même s’il s’a­git d’un men­songe, sera par­ta­gé sans que l’on puisse com­pa­rer s’il est vrai ou faux. La série The Lou­dest Voice raconte l’his­toire de Roger Ailes et de Fox News. Ailes a décla­ré : “Les gens ne veulent pas être infor­més ; ils veulent se sen­tir infor­més. Je veux que les gens soient éblouis en regar­dant. Vous devez atti­rer l’at­ten­tion, vous devez faire une émis­sion de télé-réa­li­té”. Je peux dire quelque chose de déli­rant et, de cette façon, les ame­ner à faire atten­tion à moi et non aux autres. Une autre stra­té­gie consiste à pro­vo­quer l’ad­ver­saire pour que l’autre vienne et parle de ce que je veux ; pour fixer l’a­gen­da de l’autre. De cette façon, je par­viens à les mettre der­rière moi, même s’ils parlent de ma folie. Ce sys­tème a été mis en place au fil des ans, lorsque les émis­sions les plus popu­laires étaient les émis­sions de télé-réa­li­té où la chose la plus gra­ti­fiante était l’in­sulte, l’at­taque. Il y a eu un balayage éthique de ce qui est juste. Le suc­cès est celui de quel­qu’un qui reste au som­met, de celui qui est sans émo­tion, de celui qui est macho, de celui qui est auto­ri­taire. Cela s’ins­talle avec beau­coup de pro­grammes dont ils copient le style. Ils ont besoin de quel­qu’un pour atti­rer l’at­ten­tion sur eux, aus­si fou que cela puisse paraître ; dans ce délire, ils com­mu­niquent cer­tains des man­tras qui les servent.

“On nous arrache nos sentiments”

Pen­sez-vous que ce genre de stra­té­gie puisse affec­ter la démocratie ?

Ces entre­prises violent non seule­ment les démo­cra­ties, mais aus­si les droits des citoyens en uti­li­sant leurs don­nées. Ils “hackent” nos sen­ti­ments avec leurs algo­rithmes. Toute cette tech­no­lo­gie a mis Donald Trump à la Mai­son Blanche. Beau­coup ont dit “c’est un fou”, mais ils ont ensuite com­men­cé à uti­li­ser les mêmes tech­niques par­tout dans le monde parce que c’é­tait efficace.

Pen­sez-vous que les entre­prises de plate-forme devraient faire quelque chose à ce sujet ?

Sur Twit­ter, ils ont bou­gé l’al­go­rithme pour obte­nir plus de trans­pa­rence dans les élec­tions et pour don­ner un contexte aux tren­ding topics (sujets ten­dance). Il les relient, je pense, au lan­gage uti­li­sé par les comptes qui par­ti­cipent à ce hash­tag : si de nom­breux comptes qui tweetent ce hash­tag parlent de Donald Trump, l’al­go­rithme com­prend qu’ils font par­tie de la poli­tique amé­ri­caine. Par exemple, ici en Espagne, l’ef­fet a été assez curieux : les tweets de Vox, qui est le par­ti de l’ul­tra-droite espa­gnole, étaient liés à Hit­ler. C’est assez curieux et assez drôle.

Pen­sez-vous que ce scé­na­rio que vous décri­vez peut s’ag­gra­ver dans les niveaux de haine qu’il génère ?

Je pense que c’est comme une cloche de Gauss, elle aura beau­coup de suc­cès, puis elle s’ef­fon­dre­ra lorsque le public com­pren­dra qui sont les géné­ra­teurs du conte­nu qui jette des men­songes. C’est pour­quoi j’ai créé le site Pan­de­mia Digi­tal, par le biais de l’ap­pli­ca­tion Tele­gram. J’y ai mis des outils d’a­na­lyse, pour que les gens puissent voir que celui qui se cache der­rière une page de haine est membre d’un par­ti ou l’autre. C’est comme un puzzle de cinq cents pièces et j’y vois quelque chose parce que cela fait des années que je tra­vaille à assem­bler les pièces, mais si quel­qu’un m’é­coute, il va pen­ser “ce type a per­du l’es­prit”. Ce cadre est si com­plexe et ces acteurs le font depuis tant d’an­nées qu’il est très dif­fi­cile de lui don­ner un sens. C’est comme une pan­dé­mie numé­rique. C’est quelque chose qui tue sans que vous le voyiez, qui tue la démo­cra­tie et qui attein­dra tous les pays. Tant qu’il n’y a pas de vac­cin, il peut conti­nuer à tuer. Je pense que c’est la socié­té qui doit com­men­cer à faire des recherches pour trou­ver le meilleur vac­cin qui puisse arrê­ter cette pandémie.