Entretien avec Ricardo Alarcón, Président du Parlement cubain

Fidel n’occupe aucune position formelle aujourd’hui, mais il reste Fidel Castro, le leader historique de la Révolution, celui qui nous a menés à la victoire contre Batista.

Cuba face aux défis du XXIe siècle
Par Salim Lamrani

Le Monde diplo­ma­tique en español

Doc­teur Etudes Ibé­riques et Lati­no-amé­ri­caines de l’Université Paris Sor­bonne-Paris IV, Salim Lam­ra­ni est ensei­gnant char­gé de cours à l’Université Paris Sor­bonne-Paris IV, et l’Université Paris-Est Marne-la-Val­lée, et jour­na­liste, spé­cia­liste des rela­tions entre Cuba et les Etats-Unis.
Son der­nier ouvrage s’intitule État de siège. Les sanc­tions éco­no­miques des Etats-Unis contre Cuba, Paris, Édi­tions Estrel­la, 2011 (pro­logue de Wayne S. Smith et pré­face de Paul Estrade).

Image_4-93.pngPré­sident du Par­le­ment cubain depuis 1992 et membre du Bureau poli­tique du Par­ti com­mu­niste cubain, Ricar­do Alarcón de Que­sa­da est la troi­sième figure du gou­ver­ne­ment cubain, après le Pré­sident Raúl Cas­tro et le Pre­mier Vice-pré­sident Anto­nio Macha­do Ven­tu­ra. Pro­fes­seur de phi­lo­so­phie et diplo­mate de car­rière, il a pas­sé près de 12 ans aux Etats-Unis en tant qu’ambassadeur de Cuba auprès des Nations unies. Alarcón est deve­nu, au fil du temps, le porte-parole du gou­ver­ne­ment de La Havane. Dans ce long entre­tien de près de deux heures, Alarcón n’élude aucune ques­tion. Il revient sur le rôle de Fidel Cas­tro depuis son retrait de la vie poli­tique et explique la pré­sence de Raúl Cas­tro au pou­voir. Il évoque éga­le­ment la réforme du modèle éco­no­mique et social cubain ain­si que les défis que doit rele­ver la nation. Par la suite, Alarcón aborde la ques­tion migra­toire et les rela­tions avec les Etats-Unis sous l’administration Oba­ma. Il dis­serte éga­le­ment sur l’épineuse pro­blé­ma­tique des droits de l’homme et des pri­son­niers poli­tiques. Il n’hésite pas à abor­der non plus l’affaire Alan Gross, sous-trai­tant amé­ri­cain incar­cé­ré à Cuba, ain­si le cas des cinq agents cubains déte­nus aux Etats-Unis. L’entretien revient sur la décou­verte d’importants gise­ments pétro­li­fères dans la zone éco­no­mique exclu­sive de Cuba dans le Golfe du Mexique et ses éven­tuelles consé­quences. Enfin, la conver­sa­tion s’achève sur les rap­ports avec l’Eglise Catho­lique et le Vati­can, la pro­chaine visite du pape Benoît XVI, les rela­tions avec l’Union euro­péenne, les liens avec la nou­velle Amé­rique latine et l’avenir de Cuba après Fidel et Raúl Castro.

Salim Lam­ra­ni : M. le Pré­sident, Fidel Cas­tro a quit­té le pou­voir en 2006 pour des rai­sons de san­té. Dans quel état se trouve-t-il actuel­le­ment et à quoi dédie-t-il son temps ?

Ricar­do Alarcón de Que­sa­da : D’après mes infor­ma­tions, il jouit d’une excel­lente san­té, si l’on prend en compte son âge avan­cé et les opé­ra­tions chi­rur­gi­cales qu’il a dû subir. Il a une vie très active. Il passe beau­coup de temps à lire et écrit régu­liè­re­ment des articles de réflexion. Il a éga­le­ment publié plu­sieurs ouvrages. Il est actuel­le­ment concen­tré sur des thèmes de recherche pré­cis, notam­ment sur la ques­tion ali­men­taire et agri­cole. Il ana­lyse les dif­fé­rentes formes de pro­duc­tion agri­cole pos­sibles qui per­met­traient de résoudre la grave crise ali­men­taire qui frappe le monde et en par­ti­cu­lier les régions les pauvres.

Fidel Cas­tro est un homme qui dis­pose de centres d’intérêt extrê­me­ment variés. Il étu­die toute sorte de thé­ma­tiques et de pro­blé­ma­tiques, et je dois dire que son emploi du temps est très char­gé pour ces raisons.

SL : Com­ment s’explique la pré­sence de Raúl Cas­tro au pou­voir ? Est-ce en rai­son de son lien de paren­té avec Fidel Cas­tro ? S’agit-il d’une suc­ces­sion dynas­tique en quelque sorte ?

RAQ : En aucun cas, la pré­sence de Raúl Cas­tro à la tête de la nation cubaine n’est abso­lu­ment liée à sa rela­tion paren­tale avec le lea­der de la Révo­lu­tion cubaine qu’est Fidel Cas­tro. Per­met­tez-moi de m’en expli­quer. Raúl Cas­tro occu­pait déjà le poste de Pre­mier vice-pré­sident lorsque Fidel Cas­tro était au pou­voir. Il avait été élu à ce poste. Il était donc consti­tu­tion­nel­le­ment logique qu’il rem­place le Pré­sident en cas de vacance de pou­voir. De la même manière qu’il serait consti­tu­tion­nel­le­ment nor­mal que le Pré­sident du Sénat fran­çais suc­cède au Pré­sident de la Répu­blique fran­çaise en cas de vacance de pou­voir. Par ailleurs, Raúl Cas­tro avait été élu Second secré­taire du Par­ti Com­mu­niste dès le Pre­mier Congrès de 1975 et c’est la rai­son pour laquelle il occupe actuel­le­ment le poste de Pre­mier secrétaire.

SL : Mais n’occupait-il pas ses fonc­tions en rai­son de son sta­tut de frère de Fidel Castro ?

RAQ : Je crois que l’explication est d’ordre his­to­rique et non pas fami­lial. Per­met­tez-moi de pré­ci­ser ma pen­sée. Raúl, indé­pen­dam­ment du fait qu’il soit le frère de Fidel, a joué un rôle fon­da­men­tal dès les pre­miers moments de la lutte contre la dic­ta­ture de Ful­gen­cio Batis­ta en 1956. Il a été le l’organisateur et le chef du Second Front de l’Armée rebelle dans la Sier­ra Maes­tra en 1958. Il a tou­jours été consi­dé­ré comme le second chef de la Révo­lu­tion, depuis l’époque de la lutte armée contre le régime mili­taire, en rai­son de ses mérites per­son­nels et de ses qua­li­tés excep­tion­nelles de lea­der, et non pour son lien de paren­té avec Fidel Castro.

Remar­quez d’ailleurs que Raúl est le seul membre de la famille Cas­tro à occu­per un poste poli­tique à Cuba. S’il s’agissait de népo­tisme, tous les membres de sa famille occu­pe­raient des postes-clés. Mais ce n’est pas le cas. Fidel Cas­tro a plu­sieurs frères et sœurs mais aucun n’a joué de rôle poli­tique dans l’histoire de Cuba hor­mis Raúl. Pour­tant, Fidel a un grand frère qui s’appelle Ramón. Sachez que ce der­nier – ni aucun autre membre de sa famille – n’a jamais occu­pé de poste hié­rar­chique natio­nal. Ramón tra­vaille d’ailleurs dans le domaine agri­cole qui consti­tue son prin­ci­pal centre d’intérêt. Les enfants de Fidel Cas­tro ne sont pas ministres. Je répète, la pré­sence de Raúl Cas­tro au pou­voir répond davan­tage à une logique his­to­rique qu’à un lien de parenté.

SL : En 2008, suite à son élec­tion, Raúl Cas­tro a pro­po­sé au Par­le­ment de consul­ter Fidel Cas­tro sur toutes les ques­tions stra­té­giques. Cette pro­po­si­tion a été accep­tée par les dépu­tés. Ne serait-ce pas là une forme de gou­ver­nance dis­crète de la part du lea­der his­to­rique de la Révo­lu­tion cubaine ? Qui prend réel­le­ment les déci­sions à Cuba ?

RAQ : Dans notre pays, les déci­sions sont prises de manière col­lé­giale, y com­pris lorsque Fidel Cas­tro était au pou­voir. Raúl Cas­tro a beau­coup insis­té sur cet aspect, sur l’institutionnalisation du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Nous sommes actuel­le­ment en train de pré­pa­rer la confé­rence du Par­ti qui aura lieu en jan­vier 2012, avec une par­ti­ci­pa­tion très large non seule­ment de tous les mili­tants mais aus­si des citoyens qui ne sont pas membres du Parti.
Le gou­ver­ne­ment fonc­tionne éga­le­ment comme un organe de direc­tion col­lec­tive. Le Conseil des ministres se réunit toutes les semaines. De la même manière, le Bureau poli­tique du Comi­té du Par­ti ain­si que le Comi­té exé­cu­tif du Conseil des ministres se réunissent toutes les semaines pour dis­cu­ter, débattre et prendre les déci­sions importantes.

Fidel Cas­tro dis­pose d’une auto­ri­té morale et poli­tique extrê­me­ment forte, qui ne découle pas d’une charge, d’une fonc­tion ou d’une res­pon­sa­bi­li­té qu’il aurait obte­nue par une élec­tion à un moment don­né, mais de son rôle his­to­rique. C’est la rai­son pour laquelle, comme l’a expli­qué Raúl Cas­tro devant le Congrès, son opi­nion est tou­jours sol­li­ci­tée pour les ques­tions stra­té­giques de pre­mière impor­tance. Il ne par­ti­cipe pas aux réunions que je viens de vous men­tion­ner mais lorsqu’il s’agit de ques­tions de pre­mier ordre, il est sys­té­ma­ti­que­ment consulté.

Rap­pe­lez-vous néan­moins que nous nous trou­vons dans un pays où l’on consulte tout le monde sur presque tous les sujets. S’il est une réa­li­té à Cuba qui est indé­niable, c’est le nombre abon­dant de réunions où les gens expriment leurs point de vues et je puis vous dire que les débats sont vifs car les diver­gences d’opinions sont réelles. Les tra­vailleurs, les mili­tants, les voi­sins, abso­lu­ment tout le monde y par­ti­cipent. Logi­que­ment, Fidel Cas­tro a son mot à dire. Il est clair qu’il ne donne pas son avis sur tout mais se concentre plu­tôt sur les ques­tions fondamentales.

SL : Un sage en quelque sorte.

RAQ : Fidel n’occupe aucune posi­tion for­melle aujourd’hui, mais il reste Fidel Cas­tro, le lea­der his­to­rique de la Révo­lu­tion, celui qui nous a menés à la vic­toire contre Batis­ta. Il reste le prin­ci­pal archi­tecte de la résis­tance face aux Etats-Unis depuis un demi-siècle. Son avis revêt donc logi­que­ment un inté­rêt par­ti­cu­lier sur tout ce qui est d’ordre stratégique.

La réforme du modèle éco­no­mique cubain

SL : En avril 2011, le Congrès du Par­ti Com­mu­niste a déci­dé de réfor­mer le modèle éco­no­mique cubain. A quoi est dû ce chan­ge­ment ? En quoi consiste-t-il exactement ?

RAQ : Nous, Cubains, nous sommes ren­du compte que nous devions intro­duire des chan­ge­ments impor­tants au pro­jet éco­no­mique et social de notre nation, afin de sau­ver le socia­lisme, de l’améliorer, de le per­fec­tion­ner. Nous avons pris en compte des fac­teurs objec­tifs de la réa­li­té. Le socia­lisme cubain a été durant une longue période très lié au socia­lisme basé en Union sovié­tique. A l’évidence, il ne peut plus en être ain­si. Il faut éga­le­ment prendre en compte des fac­teurs glo­baux pré­sents sur la scène inter­na­tio­nale. Par ailleurs, il convient de rec­ti­fier cer­tains aspects de notre pro­jet éco­no­mique et social, qui avaient sans doute un sens à l’époque où ils ont été appli­qués, mais qui ne se jus­ti­fient plus. Cer­taines poli­tiques prises par le pas­sé avaient une expli­ca­tion conjonc­tu­relle, mais n’ont actuel­le­ment plus lieu d’être.

Que recherche-t-on exac­te­ment ? Nous essayons d’atteindre une meilleure effi­cience éco­no­mique, une uti­li­sa­tion plus ration­nelle et effi­cace de nos res­sources natu­relles, maté­rielles, éco­no­miques et finan­cières, les­quelles sont limi­tées. Nous devons prendre en compte les prin­ci­paux fac­teurs externes pour ce qui concerne Cuba, en l’occurrence les sanc­tions éco­no­miques que nous imposent les Etats-Unis, et qui n’ont ces­sé de s’intensifier lors des der­nières années. Il convient éga­le­ment de prendre en compte les réa­li­tés posi­tives, tels que les chan­ge­ments impor­tants sur­ve­nus en Amé­rique latine et dans la Caraïbe. Après une ana­lyse des pro­blèmes de la socié­té cubaine, une réflexion col­lec­tive à ce sujet, nous sommes arri­vés à la conclu­sion qu’il fal­lait intro­duire des chan­ge­ments pour faire face à ces réa­li­tés objec­tives mais aus­si parce que nous sommes convain­cus qu’il y a une meilleure façon de pro­cé­der pour construire une socié­té plus juste.

SL : Cuba a déci­dé de réduire le rôle de l’Etat.

RAQ : Nous avons effec­ti­ve­ment déci­dé de réduire le rôle de l’Etat dans notre socié­té. Nous n’avons pas renon­cé à l’idée que la socié­té a une res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de ses citoyens. Nous res­tons convain­cus que l’accès à la san­té, à l’éducation, à la culture, à la sécu­ri­té sociale, à l’assistance sociale, à la retraite, aux congés de tout type, au bien-être sont des droits humains fon­da­men­taux. Ces sec­teurs repré­sentent la plus grosse par­tie du bud­get natio­nal et nous obligent à main­te­nir chaque année un défi­cit bud­gé­taire d’une cer­taine impor­tance que nous essayons de contrô­ler et de réduire, comme la plu­part des pays du monde. Néan­moins, dans notre cas, cela ne se fait pas au détri­ment du rôle fon­da­men­tal de l’Etat.

SL : C’est-à-dire ?

RAQ : L’Etat ne renonce pas à son rôle et ne remet pas en cause les acquis sociaux. Pour main­te­nir un accès à la san­té uni­ver­selle et gra­tuite, à l’éducation uni­ver­selle et gra­tuite et garan­tir à toutes et à tous les pres­ta­tions sociales, le droit à la retraite, à l’assistance sociale, il est indis­pen­sable d’arriver à la plus grande effi­cience pos­sible dans la mise en place de ces droits sociaux. Nous avons réa­li­sé un tra­vail de fond afin d’offrir un ser­vice d’excellente qua­li­té à moindre coût, non pas en rédui­sant le salaire de l’enseignant mais au contraire en éli­mi­nant les dépenses inutiles, inhé­rentes à la bureau­cra­tie. Il s’agit là de la pers­pec­tive géné­rale pour le reste de l’économie.

SL : L’un des objec­tifs est donc de mettre un terme aux obs­tacles bureau­cra­tiques, avec un retrait de l’Etat des sec­teurs non stra­té­giques, tels que les salons de coif­fure, par exemple.

RAQ : Raúl Cas­tro a sou­vent évo­qué le cas des salons de coif­fure. A quel moment Karl Marx a‑t-il affir­mé que le socia­lisme consis­tait à col­lec­ti­vi­ser les salons de coif­fure ? A quel moment a‑t-il dit que cette acti­vi­té, tout comme de nom­breuses autres, devait être admi­nis­trée et contrô­lée par l’Etat. L’idée du socia­lisme a tou­jours été la socia­li­sa­tion des moyens fon­da­men­taux de pro­duc­tion. Il est clair que l’acception du terme « fon­da­men­tal » peut avoir un spectre plus ou moins large. En ce qui nous concerne, nous sommes convain­cus qu’il est impos­sible de renon­cer à cer­taines choses. Néan­moins, pour le reste, il est indis­pen­sable de réduire l’implication de l’Etat dans des tâches et des acti­vi­tés que les gens peuvent réa­li­ser eux-mêmes, pour leur propre compte, de façon coopé­ra­tive. Cela per­met à l’Etat de réduire énor­mé­ment les coûts et de garan­tir ce que nous consi­dé­rons comme étant des droits humains fon­da­men­taux. Pour cela, il faut libé­rer de nou­velles forces pro­duc­tives, per­mettre les ini­tia­tives per­son­nelles aus­si bien à la ville qu’à la cam­pagne, afin de construire un socia­lisme à la cubaine qui, en fin de compte, ne consiste pas à répondre à un dogme éta­bli, à suivre un exemple ou à copier un modèle préétabli.

SL : Un socia­lisme qui serait donc authen­ti­que­ment cubain.

RAQ : Ce qui carac­té­rise actuel­le­ment l’Amérique latine est qu’un cer­tain nombre de pays, à leur manière, sont en train de construire leur propre socia­lisme. Pen­dant long­temps, l’une des erreurs fon­da­men­tales com­mises par le mou­ve­ment socia­liste et révo­lu­tion­naire a été de croire qu’il exis­tait un modèle de socia­lisme. En réa­li­té, il ne faut pas par­ler de socia­lisme mais de socia­lismes au plu­riel. Il n’y a pas de socia­lisme qui soit simi­laire à un autre. Le socia­lisme est « créa­tion héroïque » comme disait Mariá­te­gui. S’il s’agit de créa­tion, cela doit donc répondre à des réa­li­tés, des moti­va­tions, des cultures, des situa­tions, des contextes, des objec­tifs qui ne sont pas iden­tiques mais différents.

SL : Com­ment a été déci­dée cette réforme du modèle économique ?

RAQ : Nous nous trou­vons face à une situa­tion expé­ri­men­tale, déve­lop­pée selon une méthode très cubaine et –dirais-je – très socia­liste, c’est-à-dire à tra­vers un pro­ces­sus constant, large et authen­tique de consul­ta­tion popu­laire. Le Par­ti a pro­po­sé un pro­jet de réforme du sys­tème éco­no­mique. Ce pro­jet a été débat­tu dans tout le pays, non seule­ment par­mi les mili­tants, mais aus­si avec tous les citoyens qui ont sou­hai­té par­ti­ci­per à ces dis­cus­sions. Le pro­jet a d’ailleurs été pro­fon­dé­ment modi­fié suite à ces débats. Des articles ont été modi­fiés, cer­tains ont été pro­po­sés, d’autres ont été éli­mi­nés. Le docu­ment ini­tial a été modi­fié à plus de 70% suite aux dis­cus­sions citoyennes et il a ensuite été pro­po­sé au Congrès du Par­ti Com­mu­niste. Plu­sieurs com­mis­sions ont été créées afin de tra­vailler et de réflé­chir sur le docu­ment final et d’analyser les nou­velles pro­po­si­tions appa­rues suite à ce grand débat natio­nal. A la fin, un nou­veau docu­ment a été pré­sen­té avec 311 pro­po­si­tions de chan­ge­ment au Par­le­ment qui l’a approu­vé. Cer­taines mesures sont déjà en appli­ca­tion, d’autres sont en train d’être mises en place et d’autres sont tou­jours en phase de débat non pas sur leur conte­nu, qui a été approu­vé, mais sur la manière de les réaliser.
Je ne suis pas sûr qu’il y ait beau­coup de gou­ver­ne­ments dans le monde qui prennent la peine de consul­ter la popu­la­tion avant de lan­cer une poli­tique de trans­for­ma­tion du sys­tème éco­no­mique. Je ne suis pas sûr que les gou­ver­ne­ments qui ont appli­qué des mesures d’austérité dras­tiques, qui ont réduit les bud­gets de la san­té et de l’éducation, qui ont aug­men­té l’âge de départ à la retraite, en rai­son de la crise sys­té­mique néo­li­bé­rale qui touche de nom­breuses nations aient deman­dé l’avis des citoyens sur les chan­ge­ments pro­fonds qui affectent désor­mais leur quotidien.
De tout cela émer­ge­ra un socia­lisme nou­veau, dif­fé­rent de celui dont nous dis­po­sons actuel­le­ment mais, ce sera tou­jours du socia­lisme et il sera sans doute plus authentique.

SL : Ne s’agirait-il pas d’un retour au capitalisme ?

RAQ : Je ne pense pas, même s’il est vrai qu’il y aura une plus grande pré­sence dans la socié­té cubaine de méca­nismes de mar­ché, d’éléments qui carac­té­risent l’économie de mar­ché, le capi­ta­lisme si vous préférez.

SL : Depuis le mois de novembre 2011, les Cubains peuvent ache­ter et vendre un loge­ment et des auto­mo­biles. Pour­quoi quelque chose qui consti­tue la norme dans le reste du monde était-il inter­dit, ou du moins for­te­ment enca­dré à Cuba ?

RAQ : Per­met­tez-moi de vous don­ner une expli­ca­tion his­to­rique. Dans les années 1960, lorsque ces mesures ont été prises, l’objectif était d’empêcher la res­tau­ra­tion capi­ta­liste, avec l’accumulation de biens. Pre­nez l’exemple de la Révo­lu­tion mexi­caine qui avait fait une grande réforme agraire, mais peu de temps après le lati­fun­dio avait refait son appa­ri­tion. La Révo­lu­tion cubaine ne vou­lait pas com­mettre la même erreur. Si le pay­san pos­sé­dant un lopin de terre grâce à la réforme agraire déci­dait de le vendre au pro­prié­taire ter­rien le plus riche, il sapait les fon­de­ments même de la réforme agraire, car il contri­buait de nou­veau à l’accumulation de biens et à la résur­gence du lati­fun­dio.

Pour ce qui est du loge­ment, la réforme urbaine avait per­mis à tous les Cubains de pos­sé­der un loge­ment en limi­tant la concen­tra­tion de pro­prié­té. Vous pou­vez vous pro­me­ner dans La Havane et vous ne trou­ve­rez abso­lu­ment per­sonne vivant dans la rue ou sous un pont, comme cela est le cas dans de nom­breuses capi­tales occi­den­tales. Il peut y avoir un pro­blème de pro­mis­cui­té avec plu­sieurs géné­ra­tions vivant sous le même toit, mais per­sonne n’est aban­don­né à son sort. Nous ne vou­lions donc pas nous retrou­ver de nou­veau avec de mul­ti­pro­prié­taires et c’est la rai­son pour laquelle des res­tric­tions – et non une inter­dic­tion totale – ont été imposées.

SL : Et en ce qui concerne les voitures ?

RAQ : Pour ce qui est des voi­tures, la ques­tion est plus com­plexe car il s’agit d’un pro­duit d’importation dont la nation est dépen­dante. Cuba n’a his­to­ri­que­ment jamais eu d’industrie auto­mo­bile. Cuba a pro­duit quelques moyens de trans­port col­lec­tif, mais l’automobile n’a jamais été pro­duite à Cuba. Il y a éga­le­ment un autre élé­ment fon­da­men­tal qui est l’essence, le car­bu­rant, qui a tou­jours consti­tué le talon d’Achille de l’économie cubaine. Il fal­lait donc éta­blir des contrôles et cer­taines restrictions.

Il convient de rap­pe­ler que cer­taines de ces mesures de contrôle sont anté­rieures à l’idée du socia­lisme cubain. Je me réfère sou­vent à un docu­ment extrê­me­ment inté­res­sant datant de février 1959, quand nous avons éta­bli à Cuba un contrôle sur les devises et les impor­ta­tions. Ain­si, jusqu’à février 1959, la bour­geoi­sie cubaine était habi­tuée à aller à la banque pour ache­ter des dol­lars et impor­ter une voi­ture, du par­fum ou des articles de luxe. Lorsque la Révo­lu­tion a triom­phé, une par­tie de l’élite liée à l’ancien régime prend le che­min de l’exil et par­mi ces per­sonnes là se trou­vait le pré­sident de la Banque natio­nale de Cuba.

Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire diri­gé par Manuel Urru­tia nomme alors le Doc­teur Felipe Pazos à la tête de cette ins­ti­tu­tion. Pazos avait été le fon­da­teur et pre­mier pré­sident de cette enti­té finan­cière natio­nale qui avait vu le jour en 1950 sous le gou­ver­ne­ment de Car­los Prío Socarrás. Pazos était un éco­no­miste de pres­tige, indé­pen­dant et qui n’était pas de gauche. Il avait diri­gé la Banque de 1950 à mars 1952, date mar­quant le coup d’Etat de Ful­gen­cio Batis­ta. Dès sa prise de fonc­tion, il avait rédi­gé un rap­port qu’il avait remis au pré­sident Urru­tia – Fidel Cas­tro n’était que chef des Forces armées à l’époque – dans lequel il décri­vait l’état des finances cubaines et révé­lait le pillage des réserves effec­tué par les diri­geants de l’ancien régime avant de prendre la fuite.

Pazos – et non le Che Gue­va­ra, Raúl Cas­tro ou autre radi­cal du Mou­ve­ment 26 Juillet – qui était le repré­sen­tant emblé­ma­tique des classes aisées, très res­pec­té par la bour­geoi­sie de l’époque, avait déci­dé donc d’établir le contrôle des changes, de ces­ser la vente de dol­lars, et d’imposer un contrôle strict sur les impor­ta­tions. En tant que pré­sident de la Banque natio­nale, il avait infor­mé Urru­tia qu’il était impé­ra­tif de prendre ces mesures au vu du désastre finan­cier dans lequel se trou­vait la nation. La situa­tion éco­no­mique de Cuba était dra­ma­tique et il faut recon­naître que les élé­ments de ten­sion qui exis­taient au sein de l’économie cubaine n’ont tou­jours pas disparu.
Ain­si, à par­tir des années 1960, il y a eu une forte res­tric­tion sur l’importation de pro­duits – y com­pris les auto­mo­biles – et cela s’est pour­sui­vi jusqu’à aujourd’hui pour des rai­sons éco­no­miques. Cette déci­sion – je le rap­pelle – avait été prise par un éco­no­miste de renom, Felipe Pazos, qui n’était pas un radi­cal ou un com­mu­niste mais plu­tôt un conservateur.
Il exis­tait deux types de situa­tions. Ceux qui dis­po­saient déjà d’une voi­ture avant le triomphe de la Révo­lu­tion pou­vaient l’utiliser comme bon leur sem­blait, la vendre, etc. Ensuite, étant don­né que l’Etat avait le mono­pole des impor­ta­tions, l’automobile était ven­due aux fonc­tion­naires à un prix sub­ven­tion­né – sou­vent à peine 10% de sa valeur réelle – ou aux élé­ments méri­tants. La contre­par­tie est qu’il ne leur était pas pos­sible de la vendre pour des rai­sons anti­spé­cu­la­tives évidentes.

Ain­si, la pro­prié­té per­son­nelle de l’automobile était limi­tée laquelle était des­ti­née à une fonc­tion sociale. Si l’on léga­li­sait la vente de voi­tures, la pos­ses­sion de ces der­nières revien­drait non pas à ceux qui en fai­saient un usage social ou l’avaient acquis grâce à leurs mérites, mais à ceux qui dis­po­saient des reve­nus les plus impor­tants. Cela se jus­ti­fiait ain­si à l’époque. Il fal­lait évi­ter le déve­lop­pe­ment de la spé­cu­la­tion sur les voi­tures, car à l’évidence, le pays ne dis­po­sait pas des res­sources suf­fi­santes pour les impor­ter en masse, ni pour four­nir le car­bu­rant néces­saire à leur fonc­tion­ne­ment. Là encore, l’Etat a impo­sé cer­taines restrictions.

SL : Qu’en est-il maintenant ?

RAQ : Désor­mais, nous voyons cela sous un angle dif­fé­rent. Si l’on est pro­prié­taire de son loge­ment – ce qui concerne 85% des Cubains –, il est pos­sible de le vendre. Pour quelles rai­sons ? Pre­nez le cas d’une famille qui s’agrandit et qui sou­haite acqué­rir un bien plus grand et le cas d’un ménage qui se rétré­cit, car les enfants ont gran­di et se sont mariés, et qui néces­site un loge­ment plus modeste. Désor­mais, il leur sera pos­sible de pro­cé­der à un échange ou à une vente. Il est éga­le­ment pos­sible de le léguer, de le prê­ter, de le louer, etc. Aupa­ra­vant, seul l’échange était auto­ri­sé, tout comme la loca­tion de chambre. En réa­li­té, il s’agit désor­mais de faci­li­ter ce type de tran­sac­tions et d’éliminer tous les obs­tacles bureaucratiques.

SL : Quels étaient ces obstacles ?

RAQ : Il fal­lait aupa­ra­vant une déci­sion admi­nis­tra­tive de l’Institut natio­nal du Loge­ment. Pour cela, un accord du Bureau muni­ci­pal du Loge­ment était néces­saire, puis il fal­lait obte­nir une auto­ri­sa­tion au niveau pro­vin­cial et enfin au niveau natio­nal. La bureau­cra­tie était énorme et étant don­né qu’il s’agissait de déci­sions admi­nis­tra­tives, elles étaient source de cor­rup­tion et de pots-de vin.

Désor­mais, depuis le 1er décembre 2011, si deux per­sonnes sou­haitent échan­ger leur loge­ment, il leur suf­fit sim­ple­ment de pas­ser devant le notaire avec les titres de pro­prié­té. Toutes les démarches bureau­cra­tiques inutiles ont été éli­mi­nées. Il y a d’ailleurs tou­jours eu des notaires à Cuba mais qui agis­saient en bout de chaîne après l’obtention des auto­ri­sa­tions admi­nis­tra­tives de la part du ven­deur et de l’acheteur.

SL : Que se passe-t-il en cas de litige ?

En cas de litige, si une per­sonne reven­dique par exemple cer­tains droits sur une tran­sac­tion déjà effec­tuée, que ce soit une vente ou un échange, les tri­bu­naux tran­che­ront et auront le der­nier mot. Les bureau­crates n’auront plus voix au cha­pitre. Vous vous ren­dez compte ain­si que dans un seul sec­teur, nous arri­vons à réduire de manière dras­tique la fonc­tion admi­nis­tra­tive et bureau­cra­tique en éli­mi­nant les démarches inutiles. Ces réformes vont per­mettre de résoudre cer­tains pro­blèmes liés au loge­ment en faci­li­tant les tran­sac­tions de vente et d’échange.

Pour ce qui est des voi­tures, ce sera plus simple car il existe un registre de véhi­cules depuis fort long­temps. Il s’agit de débu­reau­cra­ti­ser notre socié­té. La grande limi­ta­tion réside dans le fait que les par­ti­cu­liers ne peuvent pas impor­ter de véhi­cule et, au risque de me répé­ter, cette déci­sion a été prise il y a cin­quante ans non pas par Fidel Cas­tro mais par Felipe Pazos, bien avant que les Etats-Unis ne décrètent un embar­go com­mer­cial contre notre nation, bien avant la loi Tor­ri­cel­li de 1992, la loi Helms-Bur­ton de 1996 et les deux rap­ports de la Com­mis­sion d’Assistance à une Cuba libre de 2004 et 2006, qui aggravent les sanc­tions éco­no­miques. Comme vous pou­vez l’imaginer, ces sanc­tions ont aggra­vé notre éco­no­mie natio­nale et nous ont ame­né à impo­ser un strict contrôle sur les impor­ta­tions personnelles.

De la même manière, un can­di­dat à l’émigration pour­ra désor­mais vendre son loge­ment avant de quit­ter le pays ou le léguer à sa famille jusqu’au qua­trième degré de consan­gui­ni­té. Aupa­ra­vant, l’Etat pre­nait pos­ses­sion du loge­ment aban­don­né et le remet­tait à une autre famille. Ce ne sera désor­mais plus le cas.

La ques­tion migratoire

SL : Pas­sons jus­te­ment à la ques­tion migra­toire. Pour­quoi existe-t-il encore à Cuba des res­tric­tions sur l’émigration ? Pour­quoi un Cubain qui quitte le pays pen­dant plus de onze mois est-il consi­dé­ré comme un émi­grant défi­ni­tif qui perd la plu­part des droits réser­vés aux rési­dents permanents ?

RAQ : L’un des thèmes que nous sommes en train de dis­cu­ter actuel­le­ment au plus haut niveau de l’Etat concerne la ques­tion migra­toire. Nous allons pro­cé­der à une réforme migra­toire radi­cale et pro­fonde dans les mois qui viennent afin d’éliminer ce genre de restrictions.

Il est néces­saire de rap­pe­ler en pré­am­bule à cette pro­blé­ma­tique que la ques­tion migra­toire a été l’un des thèmes les plus mani­pu­lés par la poli­tique des Etats-Unis. Elle a tou­jours été uti­li­sée comme une arme de désta­bi­li­sa­tion contre Cuba depuis 1959, et comme un élé­ment de dis­tor­sion de la réa­li­té cubaine. Je vous rap­pelle que la loi d’Ajustement Cubain approu­vée par le Congrès des Etats-Unis en 1966 est tou­jours en vigueur. Elle sti­pule que tout Cubain quit­tant léga­le­ment ou illé­ga­le­ment le pays, paci­fi­que­ment ou par la vio­lence, obtient auto­ma­ti­que­ment au bout d’un an le sta­tut de résident per­ma­nent. Vous admet­trez qu’il s’agit là d’un for­mi­dable fac­teur d’incitation à l’émigration légale mais sur­tout illé­gale. Car dans le même temps, les Etats-Unis limitent à 30 000 le nombre de Cubains qui peuvent émi­grer chaque année. La logique vou­drait que la repré­sen­ta­tion diplo­ma­tique des Etats-Unis à La Havane concède un visa à tout can­di­dat à l’émigration en ver­tu de la loi d’Ajustement cubain. Or, cela n’est pas le cas.

SL : Dans quel but, selon vous ?

RAQ : Dans le but de favo­ri­ser l’émigration illé­gale et d’instrumentaliser ce phé­no­mène en mon­tant une cam­pagne média­tique sur les pauvres Cubains qui essayent de quit­ter leur pays à tout prix. Le seul pays du monde qui béné­fi­cie d’une loi d’Ajustement de la part des Etats-Unis est Cuba. C’est la rai­son pour laquelle il n’y a aucun Cubain en situa­tion illé­gale sur le ter­ri­toire amé­ri­cain car ils sont tous auto­ma­ti­que­ment régu­la­ri­sés. D’un côté les Etats-Unis votent des lois qui cri­mi­na­lisent les immi­grants de tous les pays du monde et de l’autre ils accueillent les Cubains à bras ouverts.

SL : Quelles sont les autres rai­sons qui expliquent le contrôle migratoire ?

RAQ : Il convient éga­le­ment de rap­pe­ler que notre pays a été vic­time d’une longue cam­pagne de ter­ro­risme depuis 1959 jusqu’à 1997, orga­ni­sée par les Etats-Unis. Une par­tie de l’émigration cubaine est res­pon­sable de plu­sieurs mil­liers d’attentats ter­ro­ristes contre notre nation qui ont coû­té la vie à 3 478 per­sonnes, aux­quelles il faut ajou­ter 2 099 autres vic­times de lésions per­ma­nentes. Le ter­ro­riste et ancien agent de la CIA, Luis Posa­da Car­riles, auteur de plus d’une cen­taine d’assassinats, dont il ne manque pas de se van­ter publi­que­ment, est tou­jours pro­té­gé par les Etats-Unis qui refusent de le juger ou de l’extrader. Il vit tran­quille­ment à Mia­mi. C’est une réa­li­té que les médias occi­den­taux, qui pour­tant sont si pro­lixes au sujet de Cuba, pré­fèrent ignorer.

SL : Mais les choses sont dif­fé­rentes aujourd’hui.

RAQ : Les choses ont effec­ti­ve­ment beau­coup chan­gé. Désor­mais, la com­mu­nau­té cubaine de l’étranger consti­tue le second groupe de per­sonnes en ordre d’importance qui se rendent chaque année à Cuba. Près d’un demi-mil­lion de Cubains ins­tal­lés hors de nos fron­tières nous rendent visite chaque année. L’immense majo­ri­té de l’émigration cubaine a une rela­tion nor­male avec sa patrie d’origine.

Il y a cin­quante ans cela n’était pas le cas. La majo­ri­té était com­po­sée d’exilés et par­mi eux se trou­vaient ceux qui avaient pillé le Tré­sor Public. Par­mi eux se trou­vaient éga­le­ment les enva­his­seurs de la Baie des Cochons, ceux qui entraient clan­des­ti­ne­ment, posaient des bombes et assas­si­naient les jeunes pro­fes­seurs de la cam­pagne d’alphabétisation. Comme vous pou­vez l’imaginer les choses étaient bien différentes.

Depuis, d’autres Cubains ont émi­gré vers les Etats-Unis et ne pré­sentent pas le même pro­fil que l’exil his­to­rique. Il s’agit désor­mais d’une émi­gra­tion éco­no­mique dont l’intérêt fon­da­men­tal est de main­te­nir un lien apai­sé avec leur pays d’origine. Ils y ont de la famille, des amis et sou­haitent avant tout de la stabilité.

Cette nou­velle réa­li­té nous amène à une réforme sub­stan­tielle de notre poli­tique migra­toire. Cer­taines règles doivent être chan­gées et d’autres doivent être éliminées.

Il existe éga­le­ment une autre expli­ca­tion à ces res­tric­tions : la néces­si­té de pro­té­ger notre capi­tal humain. La for­ma­tion de méde­cins, de tech­ni­ciens, de pro­fes­seurs, etc, coûtent extrê­me­ment cher à l’Etat cubain et les Etats-Unis font tout pour nous pri­ver de ces richesses. En 1959, 50% des méde­cins cubains – 3 000 – s’étaient exi­lés aux Etats-Unis où on leur offrait de meilleures condi­tions de vie. Il existe depuis 2006 une poli­tique adop­tée par l’administration Bush inti­tu­lé The Cuban Medi­cal Pro­gram, des­ti­née à pri­ver la nation cubaine de ses méde­cins en les inci­tant à émi­grer vers les Etats-Unis. Ce pro­gramme est tou­jours en vigueur, y com­pris sous l’administration Oba­ma. Nous avons le devoir de pro­té­ger notre capi­tal humain.

Les rela­tions avec les Etats-Unis

SL : Abor­dons à pré­sent la rela­tion avec les Etats-Unis. Quelles sont, d’un point de vue cubain, les dif­fé­rences entre l’administration Oba­ma et la pré­cé­dente admi­nis­tra­tion Bush ?

RAQ : La dif­fé­rence la plus notable concerne le style, le lan­gage. Oba­ma est un homme plus sophis­ti­qué, plus culti­vé que Bush. Ce n’est pas un grand éloge de ma part car on peut en dire autant de presque tout le monde. Il n’est pas très dif­fi­cile d’être plus intel­li­gent que George W. Bush. Si nous concé­dons un chan­ge­ment for­mel par rap­port à la pré­cé­dente admi­nis­tra­tion, cela n’est pas le cas au niveau de la sub­stance. Je me sou­viens tou­jours de cette célèbre chan­son Killing me soft­ly with your words. Car l’objectif de détruire la Révo­lu­tion cubaine, de sub­ver­tir l’ordre éta­bli, de domi­ner Cuba comme par le pas­sé, reste le même, avec des pro­pos moins agres­sifs néan­moins, avec une approche plus douce.

SL : Au-delà du style, il y a eu quelques chan­ge­ments, non ?

RAQ : L’admnistration Oba­ma s’est fon­da­men­ta­le­ment dis­tin­guée sur un aspect qui concerne la com­mu­nau­té cuba­no-amé­ri­caine. Lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle, Barack Obma s’était ren­du à Mia­mi et avait pro­mis d’éliminer les res­tric­tions dras­tiques qu’avait impo­sées l’administration Bush aux voyages des Cubains vivant aux Etats-Unis. Entre 2004 et 2009, les Cubains des Etats-Unis ne pou­vaient se rendre sur l’île que 14 jours tous les trois ans, dans le meilleur des cas. Pour cela, il fal­lait dis­po­ser d’un membre de sa famille sur l’île au pre­mier degré de consan­gui­ni­té, c’est-à-dire, grands-parents, parents, frère et sœur, conjoint et enfants. Le Cubain qui n’avait qu’une tante sur l’île, par exemple, n’étaient pas auto­ri­sé à voya­ger, pas même une fois tous les trois ans. Les trans­ferts d’argent étaient éga­le­ment limi­tés à 1 200 dol­lars par an. Oba­ma a tenu sa pro­messe et a éli­mi­né ces res­tric­tions. Cela repré­sente quelque chose d’important pour les Cubains de l’extérieur et pour les Cubains de l’île, car les liens fami­liaux sont préservés.

SL : Donc, sur ce point, Oba­ma s’est dis­tin­gué de son prédécesseur.

RAQ : En effet. Jusqu’à Oba­ma, la cou­tume pour les can­di­dats pré­si­den­tiels, lorsqu’ils se ren­daient à Mia­mi, était de pro­mettre des actions plus dures, plus éner­giques contre le « régime cas­triste », pour satis­faire les inté­rêts des grands poten­tats qui contrôlent l’industrie de l’anticastrisme. Oba­ma, au contraire, est allé obte­nir le sou­tien de l’émigration cubaine et il a eu la bonne ins­pi­ra­tion d’insister sur ce qui inté­res­sait le plus l’immense majo­ri­té des Cubains de Flo­ride : la pos­si­bi­li­té de voya­ger libre­ment à Cuba. Oba­ma avait vu juste puisqu’il a gagné l’investiture démo­crate, rem­por­té la majo­ri­té à Mia­mi et en Flo­ride et est sor­ti vain­queur de l’élection présidentielle.

SL : La vic­toire d’Obama en Flo­ride, bas­tion tra­di­tion­nel de la droite répu­bli­caine, ne marque-t-il pas un chan­ge­ment notable au niveau de la com­po­si­tion de la com­mu­nau­té cubaine ?

RAQ : C’est effec­ti­ve­ment le cas car la nou­velle com­mu­nau­té cubaine qui repré­sente l’immense majo­ri­té des Cubains de Flo­ride a une atti­tude dif­fé­rente de celle de la vieille géné­ra­tion nos­tal­gique de l’ancien régime, de l’exil dur comme il est com­mu­né­ment dénom­mé. Cette frange extré­miste dis­pose pour ce qui la concerne de la citoyen­ne­té amé­ri­caine et par­ti­cipe à la vie poli­tique du pays en votant, alors que la nou­velle géné­ra­tion d’émigrés, pour une grande par­tie d’entre elle, ne dis­pose pas de la citoyen­ne­té amé­ri­caine et ne joue pas de rôle actif dans la vie poli­tique de la nation. Mal­gré cela, la posi­tion d’Obama a été majo­ri­taire par­mi les Cubains ayant la pos­si­bi­li­té de voter. Par ailleurs, les Cubains sans pos­si­bi­li­té de vote, ont une influence. Ils peuvent exer­cer une pres­sion. En un mot, ils doivent être pris en compte. Oba­ma, une fois élu, a mis un terme aux restrictions.

SL : Quel bilan tirez-vous du pre­mier man­dat d’Obama vis-à-vis de Cuba ?

RAQ : Je crois qu’il s’agit d’un bilan par­ta­gé par une majo­ri­té des citoyens amé­ri­cains. Le terme le plus juste pour carac­té­ri­ser ce sen­ti­ment géné­ral serait « frus­tra­tion », car il n’a pas répon­du aux attentes sus­ci­tées par sa rhé­to­rique de chan­ge­ment. Nous lui concé­dons néan­moins, je le répète, une approche sty­lis­tique dif­fé­rente, plus élégante.

En revanche, je dois vous dire que l’administration Oba­ma a été beau­coup plus consis­tante dans l’imposition d’amendes et de sanc­tions aux entre­prises étran­gères qui violent le cadre des sanc­tions contre Cuba, et qui effec­tuent des tran­sac­tions com­mer­ciales avec nous.

SL : Les sanc­tions contre Cuba s’appliquent donc éga­le­ment aux entre­prises étrangères.

RAQ : il ne faut pas oublier que les sanc­tions éco­no­miques dis­posent d’un carac­tère extra­ter­ri­to­rial, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent éga­le­ment aux autres nations, et ce en vio­la­tion du Droit Inter­na­tio­nal qui inter­dit tout type d’application extra­ter­ri­to­riale des lois. Par exemple, la loi fran­çaise ne s’applique pas en Espagne, car la loi fran­çaise res­pecte le Droit inter­na­tio­nal. Néan­moins, la loi éta­su­nienne sur les sanc­tions éco­no­miques contre Cuba s’applique par­tout dans le monde.

Plu­sieurs banques ont été sanc­tion­nées d’amendes de plu­sieurs mil­lions de dol­lars, plus de 100 mil­lions de dol­lars pour l’une d’entre elles, pour avoir effec­tué des tran­sac­tions com­mer­ciales en dol­lars et avoir ouvert des comptes à des entre­prises cubaines en dollars.

SL : Donc, d’un côté, cer­taines res­tric­tions sont assou­plies et de l’autre les sanc­tions contre les contre­ve­nants aux règles de l’embargo s’appliquent de manière plus systématique.

RAQ : Effec­ti­ve­ment. Il convient de pré­ci­ser que les rela­tions bila­té­rales sous Oba­ma n’ont pas atteint le niveau exis­tant sous l’administration Car­ter. Elles se rap­prochent de ce qui exis­tait sous Clinton.

SL : Qu’en était-il sous Carter

RAQ : Car­ter avait mis fin aux res­tric­tions exis­tantes et avait enta­mé un pro­ces­sus de nor­ma­li­sa­tion des rela­tions. Des repré­sen­ta­tions diplo­ma­tiques, des sec­tions d’intérêts, ont été ouvertes à La Havane et à Washing­ton. Non seule­ment les Cubains pou­vaient voya­ger sans res­tric­tions mais les citoyens amé­ri­cains éga­le­ment. Ce fut la seule période où les tou­ristes amé­ri­cains pou­vaient voya­ger libre­ment. Aujourd’hui, ils peuvent se rendre par­tout dans le monde, en Chine, au Viet­nam, en Corée du Nord, mais pas à Cuba.
Oba­ma n’a même pas réta­bli ce niveau de rela­tions alors que de nom­breux sec­teurs aux Etats-Unis l’exigent, que ce soit le monde des affaires, l’opinion publique, plus d’une cen­taine de membres du Congrès, etc, en vain.

SL : Cuba est-elle dis­po­sée à nor­ma­li­ser les rela­tions avec les Etats-Unis ?

RAQ : Bien enten­du. La véri­table ques­tion consiste à défi­nir ce que l’on entend par nor­ma­li­sa­tion des rela­tions. Si l’on se réfère à la léga­li­té inter­na­tio­nale, Cuba est tout à fait dis­po­sée à nor­ma­li­ser ses rela­tions, à condi­tion que les Etats-Unis nous recon­naissent et nous traitent sur un même pied d’égalité, d’un point de vue juri­dique, comme cela est le cas pour tous les autres pays du monde. Je vous rap­pelle que l’égalité sou­ve­raine entre les Etats est la norme depuis le Congrès de West­pha­lie en 1648. Il s’agit donc du res­pect de la sou­ve­rai­ne­té et de l’indépendance. Sur ces bases, Cuba aspire bien évi­dem­ment à la nor­ma­li­sa­tion des rela­tions avec les Etats-Unis, qui est l’un des objec­tifs his­to­riques de la nation cubaine.
Il faut pour cela que les Etats-Unis acceptent une réa­li­té concrète. Cuba est une enti­té sépa­rée, indé­pen­dante et libre, qui ne leur appar­tient pas. Je vous signale que sur le conti­nent amé­ri­cain, le seul pays qui ne dis­pose pas de rela­tions avec nous sont les Etats-Unis.

SL : Selon l’administration Oba­ma, les rela­tions avec Cuba ne sont pas pos­sibles en rai­son du manque de démo­cra­tie et des atteintes aux droits humains.

RAQ : Cela fait effec­ti­ve­ment par­tie de la rhé­to­rique hypo­crite du gou­ver­ne­ment des Etats-Unis. Si les Etats-Unis appli­quaient ces cri­tères de manière uni­ver­selle, ils n’auraient pas de rela­tions avec bon nombre de pays.
Ils souf­fri­raient éga­le­ment d’un grave pro­blème psy­chia­trique car ils ne pour­raient même pas avoir de rela­tions avec eux-mêmes. Il leur fau­drait rompre les rela­tions avec la ville de New York où la police a bru­ta­le­ment répri­mé les mani­fes­ta­tions paci­fiques. Il leur fau­drait éga­le­ment mettre un terme à leurs rela­tions avec les auto­ri­tés cali­for­niennes cou­pables d’exactions d’une vio­lence inouïe contre des mani­fes­tants, les « indi­gnés » comme on les dénomme.

C’est comme si Cuba décla­rait qu’elle rom­pait ses rela­tions avec tous les pays qui n’offraient pas un accès uni­ver­sel et gra­tuit à la san­té, à l’éducation, à la culture, à la pra­tique spor­tive, aux loi­sirs, etc.. Nous n’exigeons pas des Etats-Unis qu’ils changent leur sys­tème pour nor­ma­li­ser nos rela­tions. Nous sou­hai­te­rions bien évi­dem­ment que tous les citoyens amé­ri­cains puissent avoir accès à la san­té uni­ver­selle et gra­tuite, à l’éducation uni­ver­selle et gra­tuite, que les mino­ri­tés ne soient pas vic­times de ségré­ga­tion raciale ou sociale. Mais en aucun cas, nous n’imposerions cela comme condi­tion préa­lable à la nor­ma­li­sa­tion des rela­tions bila­té­rales, car nous res­pec­tons le prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té. Les Etats-Unis n’appartiennent pas à Cuba, donc nous n’avons pas à don­ner notre avis ou impo­ser notre point de vue. Cuba ne peut pas indi­quer des normes de conduite à un Etat étranger.

Donc toute cette rhé­to­rique d’Obama et de ses pré­dé­ces­seurs n’est que le reflet d’une vieille ten­dance his­to­rique qui remonte au début du XIX siècle et à Tho­mas Jef­fer­son, qui consi­dé­rait Cuba comme une addi­tion natu­relle à l’Union amé­ri­caine. Les Etats-Unis se sen­taient inves­tis d’une mis­sion divine qui leur per­met­tait de dic­ter leur loi aux autres nations. Mais, vous com­pren­drez bien que nous n’acceptons pas ce prin­cipe et que nous ne l’accepterons jamais.

L’affaire Alan Gross

SL : Abor­dons à pré­sent l’affaire Alan Gross qui consti­tue, selon les Etats-Unis, un obs­tacle à l’ouverture d’un dia­logue avec Cuba. Com­ment se jus­ti­fie la condam­na­tion d’Alan Gross à quinze ans de pri­son, alors qu’il était, selon Washing­ton, pré­sent à Cuba pour aider la com­mu­nau­té juive de La Havane à avoir accès à Internet ?

RAQ : Cela est évi­dem­ment inexact. La com­mu­nau­té juive cubaine, qui a tout notre res­pect, s’est elle-même pro­non­cée sur le sujet et a fer­me­ment reje­té tout lien avec les acti­vi­tés de Gross. La com­mu­nau­té juive n’avait pas besoin des ser­vices de Gross car elle a accès aux nou­velles tech­no­lo­gies sans aucun pro­blème. Par ailleurs, les rela­tions entre la com­mu­nau­té juive et le gou­ver­ne­ment cubain sont excel­lentes et par consé­quent elle ne se prê­te­rait jamais aux manœuvres sub­ver­sives des Etats-Unis. Elle dis­pose éga­le­ment de liens étroits avec les com­mu­nau­tés juives du reste du monde et en par­ti­cu­lier celles des Etats-Unis, qui leur four­nissent tout ce dont elle néces­site et qui voyagent régu­liè­re­ment à Cuba. Tout cela s’effectue avec la pleine coopé­ra­tion du gou­ver­ne­ment cubain. Par consé­quent, l’affirmation de Washing­ton est dénuée de tout fondement.

SL : De quoi a‑t-il été accusé ?

RAQ :Gross lui-même s’est plaint d’être la vic­time de la poli­tique éta­su­nienne. Il s’est ren­du à Cuba pour mettre en place le pro­gramme de sub­ver­sion interne éla­bo­ré par les Etats-Unis, consis­tant à dis­tri­buer du maté­riel hau­te­ment sophis­ti­qué tels que des télé­phones satel­lite à cer­tains groupes liés au gou­ver­ne­ment des Etats-Unis, dont le but ultime – publi­que­ment recon­nu par Washing­ton – est le chan­ge­ment de régime. Sa pré­sence avait une fina­li­té sub­ver­sive, ce qui consti­tue un grave délit à Cuba, mais éga­le­ment aux Etats-Unis ou en France.

SL : Il a donc été jugé pour ces faits ?

RAQ : Il a été sou­mis à un pro­cès au cours duquel il a béné­fi­cié de toutes les garan­ties pos­sibles. Il a lui-même recon­nu avoir béné­fi­cié d’un pro­cès équi­table. Son avo­cat amé­ri­cain a éga­le­ment recon­nu que le pro­cès s’était dérou­lé dans de bonnes condi­tions. Ses condi­tions de déten­tion lui per­mettent d’entrer en contact avec la diplo­ma­tie amé­ri­caine pré­sente à Cuba à chaque fois qu’il le sou­haite. A chaque fois que sa femme a sol­li­ci­té un visa pour lui rendre visite, elle l’a obte­nu. Gross s’est éga­le­ment entre­te­nu de manière régu­lière avec les per­son­na­li­tés amé­ri­caines en visite à Cuba, y com­pris les diri­geants reli­gieux. Le der­nier en date a été le rab­bin de sa com­mu­nau­té David Shneyer, qui a décrit les condi­tions de sa visite. Il ne l’a pas ren­con­tré dans une pri­son de haute sécu­ri­té comme l’affirment les médias des Etats-Unis, mais dans un hôpi­tal mili­taire où il vit, en rai­son de ses pro­blèmes de san­té. Il est trai­té avec huma­ni­té, avec un res­pect total de son inté­gri­té, en ver­tu des lois cubaines.

L’affaire des « Cinq »

SL : Evo­quons à pré­sent l’affaire des Cinq. Quatre d’entre eux sont tou­jours déte­nus et le der­nier se trouve en liber­té sur­veillée. Ils sont en pri­son depuis 1998 pour « conspi­ra­tion en vue de com­mettre des actes d’espionnage » et ont éco­pé de lourdes peines de pri­son, de 15 ans à la per­pé­tui­té. Quels sont les pers­pec­tives futures ?

RAQ : Pour le cas de René Gon­za­lez, qui se trouve en liber­té condi­tion­nelle, son avo­cat va ten­ter de per­sua­der la juge de le lais­ser pur­ger sa peine de trois ans à Cuba. De la même manière, nous essayons d’obtenir une auto­ri­sa­tion de visite pour son épouse qui ne l’a pas vu depuis plus d’une décen­nie car Washing­ton a sys­té­ma­ti­que­ment refu­sé toutes les demandes de visa.

Je crois que cha­cun peut éva­luer la dif­fé­rence de trai­te­ment entre Cuba et les Etats-Unis pour ce qui est des visites fami­liales des pri­son­niers. Cuba a sys­té­ma­ti­que­ment accep­té toutes les demandes de visa de l’épouse de Gross. Washing­ton a sys­té­ma­ti­que­ment refu­sé toutes les demandes de visa d’Olga Sala­nue­va, épouse de René Gonzá­lez, et d’Adriana Pérez, épouse de Gerar­do Hernández.

De la même manière, René Gonzá­lez effec­tue­ra sans doute une demande de visite à Cuba pour voir sa famille, car la liber­té condi­tion­nelle, selon la loi, per­met cette pos­si­bi­li­té. Il lui est pos­sible de pur­ger sa peine hors du ter­ri­toire des Etats-Unis.

Pour les quatre autres pri­son­niers, les pro­ces­sus d’habeas cor­pus sont tou­jours en cours. Les trois démarches admi­nis­tra­tives – une motion de la défense, une réponse du par­quet et une réplique de la défense – sont qua­si­ment ter­mi­nées pour Anto­nio Guer­re­ro et Gerar­do Hernán­dez. Pour ce qui est de Ramón Labañi­no et de Fer­nan­do Gonzá­lez, nous sommes dans l’attente de la réponse du par­quet, c’est-à-dire du gou­ver­ne­ment des Etats-Unis. Début 2012, la défense s’exprimera à son tour sur la réponse du gouvernement.

SL Pour quelles rai­sons, les cas sont-ils étu­diés séparément ?

RAQ : En réa­li­té, cette pro­cé­dure extra­or­di­naire d’habeas cor­pus est pos­sible seule­ment si le pro­cès est arri­vé à son terme, ce qui est le cas pour Gerar­do Hernán­dez et René Gon­za­lez, lorsque la Cour Suprême a déci­dé de ne pas étu­dier le cas. Pour ce qui est d’Antonio, Ramón et Fer­nan­do, le pro­cès s’est ache­vé lorsque le tri­bu­nal a fixé de nou­velles sen­tences lors du pro­cès en appel. Ces déci­sions sont sur­ve­nues à deux moments dif­fé­rents, et c’est la rai­son pour laquelle les cas sont étu­diés séparément.

SL : L’issue de cette affaire semble néan­moins plus poli­tique que juridique.

RAQ : C’est effec­ti­ve­ment le cas, d’où la néces­si­té de convaincre le pré­sident Oba­ma de les libé­rer. Il s’agit, à mon avis, d’une obli­ga­tion morale de sa part, qu’il peut réa­li­ser par une simple déci­sion exé­cu­tive que per­met la Consti­tu­tion des Etats-Unis. Cette déci­sion peut être prise à tout moment, peu importe le dérou­le­ment du procès.

SL : Pour quelles rai­sons Oba­ma devrait-il prendre une telle décision ?

RAQ : Tout sim­ple­ment parce que ces per­sonnes sont inno­centes. Je vous rap­pelle que leur pré­sence aux Etats-Unis avait pour but d’empêcher la réa­li­sa­tion d’attentats ter­ro­ristes contre Cuba, en infil­trant non pas des enti­tés gou­ver­ne­men­tales – ce qui aurait pu jus­ti­fier l’accusation d’espionnage – mais les grou­pus­cules vio­lents de l’extrême droite de l’exil cubain impli­qués dans des actes de ter­ro­risme contre Cuba.

Leur mis­sion était néces­saire dans la mesure où ces groupes ont tou­jours agi en totale impu­ni­té. Je vous rap­pelle que Luis Posa­da Car­riles, ancien agent de la CIA, auteur intel­lec­tuel de plus d’une cen­taine d’assassinats – ce n’est pas moi qui le dit mais lui-même dans une inter­view qu’il a accor­dée au New York Times le 12 juillet 1998 ; c’est éga­le­ment ce qu’affirment des rap­ports de la CIA et du FBI déclas­si­fiés en 2004 et 2005 – est tou­jours en liber­té à Mia­mi et n’a jamais été jugé pour ses crimes.

Je vous rap­pelle éga­le­ment qu’en 1998 nous avions invi­té deux impor­tants direc­teurs du FBI pour leur remettre un rap­port volu­mi­neux, éta­bli par nos agents, sur les acti­vi­tés ter­ro­ristes de groupes de Mia­mi. Ils nous ont pro­mis de les neu­tra­li­ser et à leur retour, au lieu d’accomplir leur devoir, ils ont pro­cé­dé à l’arrestation des Cinq.
Cette réa­li­té du ter­ro­risme contre Cuba revient au grand jour avec la sor­tie de René González.

SL : Expliquez-vous

RAQ : Le par­quet a refu­sé caté­go­ri­que­ment que René Gon­za­lez purge sa peine de liber­té condi­tion­nelle à Cuba. La juge a accep­té la requête du par­quet en décla­rant qu’il devait, pour le moment, pur­ger sa peine aux Etats-Unis. Dans la décla­ra­tion écrite, la juge men­tionne de nou­veau, à trois reprises, « la condi­tion spé­ciale addi­tion­nelle », qui lui avait été impo­sée lors de sa condam­na­tion en 2001 et qu’il doit respecter.

SL : En quoi consiste cette « condi­tion spé­ciale additionnelle ?

RAQ : Cette « condi­tion spé­ciale addi­tion­nelle à la liber­té condi­tion­nelle » sti­pule que « l’accusé a l’interdiction for­melle de s’approcher, ou se rendre sur les lieux spé­ci­fiques fré­quen­tés par des indi­vi­dus ou des groupes tels que des ter­ro­ristes, des per­sonnes pro­mou­vant la vio­lence ou des figures du crimes orga­ni­sé ». Il s’agit d’une cita­tion tex­tuelle que l’on peut trou­ver dans la trans­crip­tion de l’Audience de la juge Joan A. Lenard, du 12 décembre 2001.

Il s’agit là d’une recon­nais­sance expli­cite du fait que les auto­ri­tés des Etats-Unis ont iden­ti­fié des groupes ou des indi­vi­dus qu’ils consi­dèrent comme étant des ter­ro­ristes, des membres du crime orga­ni­sé ou des per­sonnes pro­mou­vant la vio­lence. Ils savent qui ils sont, où ils se trouvent mais ne font rien pour les mettre hors d’état de nuire. Dans le même temps, ils inter­disent à un citoyen amé­ri­cain, René Gon­za­lez – car il est né aux Etats-Unis – de s’y rendre et d’agir contre ces groupes.

SL : Tout cela est quand même assez sur­pre­nant. Cette décla­ra­tion est assez troublante.

RAQ : Vous trou­ve­rez cette décla­ra­tion dans la trans­crip­tion du pro­cès et dans la décla­ra­tion récente du par­quet et de la juge, lorsque René Gonzá­lez a sol­li­ci­té l’autorisation de pur­ger sa peine à Cuba. Le but de cette condi­tion est à l’évidence de pro­té­ger ces trois caté­go­ries d’individus. Si vous dis­po­sez d’une meilleure expli­ca­tion, je suis preneur.
Cela sup­pose que René Gonzá­lez est constam­ment sur­veillé par les auto­ri­tés amé­ri­caines qui savent où se trouvent ces indi­vi­dus, afin de s’assurer qu’il ne viole pas sa liber­té condi­tion­nelle. Si par mal­heur, René Gonzá­lez venait à s’approcher de ces lieux pour déjouer leurs plans, il retour­ne­rait immé­dia­te­ment en prison.

SL : Cette situa­tion semble assez surréaliste.

RAQ : C’est pour­tant la réa­li­té, même si elle est pour le moins inso­lite. Vous trou­ve­rez, je le répète, cette décla­ra­tion tout au long du pro­cès. Le par­quet a lon­gue­ment insis­té sur ce fait. La juge a dic­té les sen­tences, dans le mémo­ran­dum des sen­tences, où le gou­ver­ne­ment a pro­po­sé les peines – inutile de dire que le gou­ver­ne­ment a pro­po­sé les peines maxi­mum pour chaque chef d’accusation. Le par­quet a même com­mis de graves erreurs d’où la déci­sion de la Cour d’Appel de dic­ter de nou­velles sen­tences pour Anto­nio Guer­re­ro, Ramón Labañi­no et Fer­nan­do Gonzá­lez. Ce même par­quet, dans ce même mémo­ran­dum de sen­tences, face au Tri­bu­nal, ora­le­ment, a insis­té sur le fait que pour le gou­ver­ne­ment des Etats-Unis, il était tout aus­si impor­tant d’appliquer les peines maxi­males que de garan­tir l’incapacité de l’accusé à reprendre les acti­vi­tés pour les­quelles il a été condam­né – c’est-à-dire infil­trer les groupes ter­ro­ristes mais de manière paci­fique, sans armes ni vio­lence pour pou­voir ensuite en infor­mer Cuba –, d’où la néces­si­té d’imposer cette « condi­tion spé­ciale addi­tion­nelle ». Cette « condi­tion spé­ciale addi­tion­nelle » a été impo­sée aux cinq, y com­pris à Gerar­do Hernán­dez qui a été condam­né à deux peines de pri­son à vie plus quinze ans. Cha­cun d’entre eux, lorsqu’il aura pur­gé sa peine – pour Gerar­do, lors de sa troi­sième vie – devra se tenir loin de ces groupes ter­ro­ristes et il revien­dra au gou­ver­ne­ment de s’assurer que cela soit le cas afin qu’ils ne reprennent pas les acti­vi­tés qui les ont menés en prison.

Pour Gerar­do, Ramón et Fer­nan­do, le par­quet sou­ligne que cela sera le cas car il est pré­vu qu’ils soient expul­sés du ter­ri­toire amé­ri­cain. Tout cela est écrit noir sur blanc dans le mémo­ran­dum de sen­tences. Pour René et Anto­nio – tous deux citoyens amé­ri­cains – ils ne peuvent pas être expul­sés et c’est la rai­son pour laquelle cette « condi­tion spé­ciale addi­tion­nelle » leur a été impo­sée. René devra la res­pec­ter y com­pris à l’issue de sa liber­té condi­tion­nelle, de même pour Anto­nio, s’il venait à en bénéficier.

En d’autres mots, les auto­ri­tés des Etats-Unis recon­naissent que dans la ville de Mia­mi il existe des groupes ter­ro­ristes, vio­lents et mafieux. Elles savent qui ils sont et où ils se trouvent, mais elles leur garan­tissent une totale impu­ni­té. Elles inter­disent ain­si à un citoyen amé­ri­cain en liber­té de faire quoi que se soit pour les neutraliser.

SL : Qu’est-ce que cela démontre selon vous ?

RAQ : Cela démontre clai­re­ment l’innocence des Cinq, car ce qu’ils fai­saient aux Etats-Unis n’est pas un délit. Ce n’est pas un délit que d’empêcher la réa­li­sa­tion d’un acte de ter­ro­risme. Lut­ter contre la vio­lence, les délits et le ter­ro­risme n’est un crime nulle part. Mal­heu­reu­se­ment, cette his­toire sur­réa­liste a per­du­ré en rai­son de la dic­ta­ture média­tique. Si cette affaire avait eu la cou­ver­ture qu’elle méri­tait, elle aurait sus­ci­té un tel outrage au sein de l’opinion publique amé­ri­caine que la posi­tion du gou­ver­ne­ment aurait été inte­nable. Que dirait l’opinion publique éta­su­nienne si elle appre­nait que le gou­ver­ne­ment pro­tège des ter­ro­ristes et incar­cère ceux qui luttent contre la violence ?

Ima­gi­nez si demain le gou­ver­ne­ment déci­dait d’arrêter René Gonzá­lez pour s’être appro­ché d’un grou­pus­cule ter­ro­riste ? Pour­quoi le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain peut-il agir de telle manière ? Tout sim­ple­ment parce que l’opinion publique ne le sait pas en rai­son de la com­pli­ci­té média­tique dans cette affaire. Si cela se savait, les Cinq seraient à Cuba depuis fort longtemps.
Ren­dez-vous compte, René est sor­ti de pri­son en octobre 2011 et on lui impose cette condi­tion non pas pour le pro­té­ger mais pour pro­té­ger les grou­pus­cules ter­ro­ristes. N’est-ce pas un comble ?

Je me répète, il est du devoir du pré­sident Oba­ma de libé­rer les Cinq, sans tar­der. C’est d’ailleurs éga­le­ment l’intérêt des Etats-Unis. Ce cas illustre chaque jour le carac­tère pro­fon­dé­ment hypo­crite de la poli­tique anti­ter­ro­riste des Etats-Unis, qui d’un côté pré­tendent mener une lutte glo­bale contre ce fléau et de l’autre pro­tègent des cri­mi­nels sur leur sol en incar­cé­rant ceux qui essayent de déjouer leurs plans. Le gou­ver­ne­ment fédé­ral uti­lise en ce moment même des fonds pour sur­veiller René Gonzá­lez et donc pour les pro­té­ger. René a accom­pli une peine de treize ans de pri­son pour avoir essayé d’empêcher la réa­li­sa­tion d’actes ter­ro­ristes contre Cuba. Il en est de même pour les quatre autres. Il s’agit du pre­mier cas « d’espionnage » dans l’histoire des Etats-Unis où il n’y a pas un seul docu­ment secret qui ait été vio­lé. C’est pour cela que la Cour d’Appel d’Atlanta a d’ailleurs recon­nu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire d’espionnage.

Le pétrole

SL : Autre sujet à pré­sent. Cuba dis­pose d’importants gise­ments pétro­li­fères qui vont être pro­chai­ne­ment exploi­tés. Pen­sez-vous que le pétrole sera l’élément-clé qui contri­bue­ra à la nor­ma­li­sa­tion des rela­tions avec les Etats-Unis.

RAQ : Nous avons effec­ti­ve­ment bon espoir que les pro­chaines pros­pec­tions qui vont être réa­li­sées en mer dans la zone éco­no­mique exclu­sive de Cuba soient fruc­tueuses. Toutes les ana­lyses l’indiquent y com­pris les études réa­li­sées par des spé­cia­listes des Etats-Unis. Les réserves sont rela­ti­ve­ment impor­tantes et contri­bue­ront sub­stan­tiel­le­ment au déve­lop­pe­ment éco­no­mique de Cuba.

Je crois, en revanche, que ce qui nous mène­ra à la nor­ma­li­sa­tion de nos rela­tions, plus que le pétrole, sera l’histoire et la géo­gra­phie. Les déci­deurs à Washing­ton doivent accep­ter une bonne fois pour toutes que Cuba est une enti­té sépa­rée des Etats-Unis, qui his­to­ri­que­ment ne leur appar­tient pas. Ils doivent par consé­quent cher­cher à éta­blir une rela­tion nor­male basée sur le res­pect de la sou­ve­rai­ne­té et de l’indépendance.

Il est clair que le pétrole fera bou­ger les choses à mesure que l’extraction pren­dra de l’ampleur. Le monde des affaires aux Etats-Unis sou­haite avoir des rela­tions nor­males avec Cuba.

Les pri­son­niers politiques

SL : En 2010, suite à un dia­logue avec l’Eglise catho­lique et l’Espagne, Cuba a déci­dé de libé­rer tous les pri­son­niers dits poli­tiques. Com­ment s’expliquait leur pré­sence en prison ?

RAQ : Toutes les per­sonnes dont vous me par­lez ont été recon­nues cou­pables par nos tri­bu­naux d’association avec une puis­sance étran­gère, à savoir les Etats-Unis. Elles ont accep­té d’être finan­cées par Washing­ton pour pro­mou­voir un chan­ge­ment de régime à Cuba. Cela est une grave vio­la­tion du code pénal cubain. Je vous rap­pelle que tous les codes pénaux du monde entier classent comme délit ce type d’agissement. Par exemple, il est stric­te­ment inter­dit en France d’être finan­cé par une puis­sance étran­gère dans le but de por­ter atteinte aux inté­rêts fon­da­men­taux de la nation. Il en est de même aux Etats-Unis.

SL : Il s’agit là de la ver­sion cubaine.

RAQ : Per­met­tez-moi de vous dire qu’il y a un moyen rela­ti­ve­ment simple de confir­mer notre ver­sion. Il suf­fit de consul­ter les docu­ments offi­ciels des Etats-Unis, qui sont publics et dis­po­nibles, dans les­quels il est recon­nu que l’un des piliers de la poli­tique étran­gère de Washing­ton vis-à-vis de Cuba consiste à finan­cer une oppo­si­tion interne. Non seule­ment les Etats-Unis ne nient pas notre ver­sion mais ils la reven­diquent dans des rap­ports et des lois offi­ciels. Vous note­rez éga­le­ment que les per­sonnes que vous qua­li­fiez de pri­son­niers poli­tiques n’ont jamais nié le fait qu’elles étaient sti­pen­diées par les Etats-Unis. Elles ont été condam­nées à des peines éta­blies par notre code pénal pour avoir été par­tie inté­grante d’un plan des­ti­né à sub­ver­tir l’ordre éta­bli, et non pas pour un délit d’opinion.

SL : Pour­quoi ont-elles été libérées ?

RAQ : L’Eglise catho­lique et les auto­ri­tés espa­gnoles ont démon­tré qu’une solu­tion pou­vait être obte­nue avec les auto­ri­tés cubaines si les rap­ports étaient basés sur le dia­logue res­pec­tueux. Il s’agit là d’un thème huma­ni­taire et nous avons démon­tré que Cuba savait se mon­trer magna­nime et géné­reuse, car je vous rap­pelle que le but ultime recher­ché par les Etats-Unis est de mettre un terme à l’indépendance de Cuba. Si les pro­jets sub­ver­sifs, mis en place par ces per­sonnes que nous avons libé­rées, avaient fonc­tion­né, Cuba aurait, je le répète, ces­ser d’être une enti­té sou­ve­raine et indé­pen­dante. De graves délits ont été com­mis et il ne faut pas l’oublier.

Rap­pe­lons que cer­taines de ces per­sonnes avaient été libé­rées par le pas­sé pour des rai­sons de san­té, bien avant le dia­logue avec le car­di­nal Jaime Orte­ga. Ce dia­logue a abou­ti pour le béné­fice de tous et nous devons recon­naître que la coopé­ra­tion du gou­ver­ne­ment de José Luis Rodri­guez Zapa­te­ro a été importante.

Les rela­tions avec l’Eglise catho­lique et le Vatican

SL : A quoi est dû ce rap­pro­che­ment avec les auto­ri­tés reli­gieuses ? Quel est l’état des rela­tions avec le Vatican ?

RAQ : Les rela­tions avec l’Eglise cubaine sont très bonnes. Les catho­liques font par­tie de la socié­té cubaine. Ils dis­posent d’un espace qu’ils occupent plei­ne­ment. Le plus impor­tant pour Cuba est l’unité de la nation dans toute sa diversité.

Au début de la Révo­lu­tion, il y a eu des ten­sions et des désac­cords avec cer­tains sec­teurs de l’Eglise, notam­ment les sec­teurs étran­gers de l’Eglise, très liés à la Pha­lange espa­gnole et au régime fran­quiste de l’époque, qui se sont oppo­sés au pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Rap­pe­lons-nous que ces sec­teurs avaient mis ne place l’Opération Pedro Pan et avaient sor­ti du pays 14 000 enfants, les sépa­rant irré­mé­dia­ble­ment de leurs parents.

Les choses sont désor­mais dif­fé­rentes. L’Eglise Catho­lique est cubaine et patrio­tique. Le Car­di­nal Jaime Orte­ga a d’ailleurs pro­non­cé un dis­cours pas­to­ral exhor­tant les croyants à par­ti­ci­per au débat sur l’actualisation du modèle éco­no­mique et social, et à expri­mer leurs opinions.
Pour ce qui est des rela­tions avec le Vati­can, elles sont cor­diales car il n’y a jamais eu de pro­blème entre les deux Etats, Cuba et le Vatican.

SL : Que repré­sente pour Cuba la pro­chaine visite du Papa Benoît XVI en mars 2012 ?

RAQ : Nous accor­dons à cette visite une très grande impor­tance car elle per­met­tra de déve­lop­per davan­tage nos rela­tions avec le Vati­can. Nous sommes éga­le­ment convain­cus que cette visite, comme celle de sa Sain­te­té Jean-Paul II en jan­vier 1998, aura un impact posi­tif sur la socié­té cubaine et per­met­tra de ren­for­cer l’unité nationale.

En 2012, nous célé­brons le 400ème anni­ver­saire de l’apparition de la Vierge dans la Baie de Nipe. C’est un évé­ne­ment extrê­me­ment impor­tant. Il y a eu de nom­breuses pro­ces­sions reli­gieuses à tra­vers l’île en 2011. C’est un sym­bole fon­da­men­tal pour le catho­li­cisme cubain, mais cela va au-delà de ce sec­teur, peu importe les croyances reli­gieuses car il s’agit éga­le­ment d’un sym­bole natio­nal. Il fait par­tie des valeurs natio­nales cubaines et contri­bue à la cohé­sion du pays. Beau­coup de Cubains qui, pour­tant, ne sont pas catho­liques rendent culte à la Vierge de la Cha­ri­té. Cet anni­ver­saire est si impor­tant que nous le com­mé­mo­rons lors d’événements mas­sifs sur tout le ter­ri­toire natio­nal, avec la Vierge, les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques, le pou­voir civil, le Par­ti Com­mu­niste, les syn­di­cats, les croyants, les athées, même si cette réa­li­té est igno­rée à l’étranger.

Nous salue­rons donc avec beau­coup de recon­nais­sance la visite de sa Sainteté.

L’Union euro­péenne

SL : Un mot sur les rela­tions avec l’Union euro­péenne. La levée de la Posi­tion com­mune en vigueur depuis 1996, est-elle une condi­tion néces­saire au réta­blis­se­ment de rela­tions diplo­ma­tiques normales ?

RAQ : La Posi­tion com­mune reste le prin­ci­pal obs­tacle à la pleine nor­ma­li­sa­tion des rela­tions bila­té­rales avec Bruxelles. Nous avons néan­moins main­te­nu de bonnes rela­tions avec plu­sieurs pays euro­péens qui n’ont pas sui­vi les recom­man­da­tions de la Posi­tion commune.
La Posi­tion com­mune, qui limite les rela­tions poli­tiques, diplo­ma­tiques et cultu­relles, sym­bo­lise l’alignement de la poli­tique étran­gère euro­péenne sur celle de Washing­ton, avec la rhé­to­rique habi­tuelle de la démo­cra­tie et des droits de l’homme. Bruxelles a accep­té la poli­tique des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba, et il faut sou­li­gner qu’il s’agit d’une poli­tique pour le moins anti-européenne.

SL : Que vou­lez-vous dire ?

RAQ : Reve­nons sur l’origine de la Posi­tion com­mune. En 1996, le Congrès des Etats-Unis adopte la loi Helms-Bur­ton qui accroît les sanc­tions éco­no­miques contre Cuba. Ce vote a pro­vo­qué une confron­ta­tion avec l’Union euro­péenne en rai­son du carac­tère extra­ter­ri­to­rial de la légis­la­tion. En un mot, les entre­prises euro­péennes inves­tis­sant à Cuba ris­quaient de voir leurs avoirs confis­qués aux Etats-Unis. L’affaire a été por­tée à l’Organisation mon­diale du com­merce. Un accord a été conclu entre les Etats-Unis et l’Union euro­péenne dans un docu­ment inti­tu­lé « mémo­ran­dum d’accord », si je ne m’abuse. Washing­ton accep­tait de sus­pendre le Titre III de la loi Helms-Bur­ton qui por­tait pré­ju­dice aux inté­rêts euro­péens et, en échange, Bruxelles s’engageait à ali­gner sa poli­tique étran­gère sur celle des Etats-Unis et à sou­te­nir les objec­tifs stra­té­giques des Etats-Unis à Cuba, c’est-à-dire un chan­ge­ment de régime. Vous trou­ve­rez tout cela dans le mémo­ran­dum rédi­gé par Stuart Eizens­tat, alors sous-secré­taire d’Etat, et son homo­logue européen.

L’Union euro­péenne a reli­gieu­se­ment res­pec­té sa part du contrat en impo­sant la Posi­tion com­mune en 1996, que nous qua­li­fions de désuète, dis­cri­mi­na­toire, illé­gi­time et contra­dic­toire. Cette Posi­tion a été main­te­nue mal­gré le fait que toutes les admi­nis­tra­tions amé­ri­caines, Clin­ton, Bush et Oba­ma se soient roya­le­ment moqué de l’accord signé et l’aient vio­lé à maintes reprises.

SL : De quelle manière ?

RAQ : Aucune admi­nis­tra­tion n’a consen­ti à modi­fier la loi Helms-Bur­ton, mal­gré la sus­pen­sion du Titre III. Il n’y a aucun docu­ment écrit à ce sujet, ni de Clin­ton, ni de Bush, ni d’Obama, deman­dant au Congrès d’ajuster à loi à l’accord signé avec Bruxelles, en éli­mi­nant sim­ple­ment les aspects extra­ter­ri­to­riaux, telle que la sus­pen­sion de visas pour les inves­tis­seurs euro­péens ayant des inté­rêts à Cuba ou la pos­si­bi­li­té de pour­suites judi­ciaires aux Etats-Unis.

Depuis 1996, les Etats-Unis ont impo­sées des amendes de plu­sieurs mil­lions de dol­lars à des banques et des entre­prises euro­péennes, la plus forte ayant atteint la somme de 100 mil­lions de dol­lars pour une banque suisse. L’Europe a accep­té ces sanc­tions sans sour­ciller. Mal­gré le mémo­ran­dum d’accord, et son res­pect scru­pu­leux de la part de l’Union euro­péenne, Washing­ton a régu­liè­re­ment sanc­tion­né l’Union euro­péenne sans que celle-ci daigne pro­tes­ter. Cela fait quinze ans que Washing­ton se moque sin­gu­liè­re­ment de Bruxelles.

Pour que Cuba puisse avoir une rela­tion nor­male avec l’Union euro­péenne, il est indis­pen­sable que Bruxelles affirme sa sou­ve­rai­ne­té et se com­porte en enti­té indé­pen­dante non assu­jet­tie à la poli­tique de Washing­ton vis-à-vis de La Havane. Cer­tains Etats euro­péens, je le répète, ont été assez sagaces pour com­prendre que cette situa­tion était à la fois inte­nable et inac­cep­table et ont déci­dé d’adopter une poli­tique auto­nome vis-à-vis de Cuba.

La Posi­tion com­mune, pour ce qu’elle repré­sente, consti­tue un obs­tacle fon­da­men­tal à l’établissement de rela­tions bila­té­rales saines. Nous pen­sons qu’il est de l’intérêt de l’Union euro­péenne de dis­po­ser d’une poli­tique indé­pen­dante vis-à-vis de Cuba. Il est quand même sin­gu­liè­re­ment embar­ras­sant de voir la manière dont les Etats-Unis ont uti­li­sé l’Union euro­péenne et la façon dont ils l’ont mépri­sée en ne res­pec­tant pas l’accord signé.

L’Amérique latine

SL : Depuis l’élection d’Hugo Chá­vez en 1998, le Vene­zue­la est deve­nu un par­te­naire stra­té­gique de Cuba. Com­ment Cuba a‑t-elle vécu la grave mala­die du pré­sident Chá­vez, vic­time d’un can­cer ? Quel est son état de santé ?

RAQ : Chá­vez a réus­si à se débar­ras­ser de sa grave mala­die selon nos infor­ma­tions. Le can­cer est une mala­die sérieuse mais qui peut être soi­gnée, avec une atten­tion adéquate.

Nous dis­po­sons avec le Vene­zue­la des meilleures rela­tions pos­sibles dans un contexte d’une Amé­rique latine nou­velle, éman­ci­pée. Nous avons d’excellentes rela­tions avec de nom­breux autres Etats lati­no-amé­ri­cains tel que le Bré­sil, et du monde tels que la Rus­sie, la Chine, l’Algérie et l’Angola, entre autres. Comme vous pou­vez le consta­ter, nous ne sommes pas isolés.
Chá­vez a subi une petite trans­for­ma­tion phy­sique due à la mala­die. Le can­cer, comme vous le savez, entraîne la perte des che­veux. Il a pris quelques kilos, mais heu­reu­se­ment, le dan­ger est der­rière lui.
Lula, l’ancien pré­sident du Bré­sil, a éga­le­ment eu un pro­blème simi­laire et il est appa­rem­ment hors de dan­ger, ce dont nous nous réjouissons.

L’avenir de Cuba

SL : Der­nière ques­tion. Quel sera le des­tin de Cuba après Fidel Cas­tro et Raúl Castro ?

RAQ : Je ne suis pas très doué pour ce qui est des pré­dic­tions. Nous pen­sons que Fidel et Raúl Cas­tro ont le mérite d’avoir dédié leur vie à s’assurer que Cuba soit une nation indé­pen­dante, libre et socia­liste, au-delà de la géné­ra­tion his­to­rique qui a fait la Révo­lu­tion, au-delà de leur propre exis­tence. Il est vrai néan­moins que leur dis­pa­ri­tion entraî­ne­ra un vide énorme, ce qui est natu­rel au vu du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire.
Au lieu de spé­cu­ler sur le futur, pour­quoi ne pas jeter un œil sur le pré­sent ? Nous pen­sons que Cuba conti­nue­ra d’avancer, de se déve­lop­per, en per­fec­tion­nant son sys­tème de socié­té. Jetez un œil à la relève. Les auto­ri­tés actuelles cubaines, du niveau cen­tral au niveau muni­ci­pal, les ins­tances de gou­ver­ne­ment, le Par­ti com­mu­niste cubain – du Comi­té cen­tral jusqu’aux noyaux de base –, les orga­ni­sa­tions sociales – de la direc­tion aux mili­tants –, par­tout, l’immense majo­ri­té des cadres diri­geants et des prin­ci­paux res­pon­sables sont des per­sonnes nées après le triomphe de la Révo­lu­tion en 1959.

La socié­té cubaine est loin d’être diri­gée par la géné­ra­tion du Mon­ca­da (1953). Cela fait long­temps que les anciens com­bat­tants de la Révo­lu­tion ont été rem­pla­cés par des cadres plus jeunes, pour des rai­sons bio­lo­giques évi­dentes. Le fait qu’une par­tie de la géné­ra­tion his­to­rique soit encore en vie et en acti­vi­té n’est pas une tare, bien au contraire. Cuba a la chance de pou­voir encore comp­ter sur ses lea­ders his­to­riques. Com­ment serait le monde si Lénine avait vécu plus long­temps, s’il avait pu atteindre l’âge de Fidel ou de Raúl, s’il avait pu diri­ger l’Union sovié­tique à la place de Sta­line et de ceux qui ont sui­vi. Aurait-ce été néga­tif pour l’Union sovié­tique ? Je suis convain­cu du contraire. Si cette géné­ra­tion avait été capable de sur­vivre, le monde serait dif­fé­rent. Cela est pré­ci­sé­ment la carac­té­ris­tique de la Révo­lu­tion cubaine qui a pu comp­ter sur ses lea­ders his­to­riques pen­dant plu­sieurs décennies.

Fidel et Raúl Cas­tro n’ont pas diri­gé Cuba de façon ver­ti­cale comme cer­tains pour­raient le pen­ser. Vous ne pou­vez pas vous ima­gi­ner à quel point ils ont été les pro­mo­teurs de l’ascension des jeunes cadres qui occupent actuel­le­ment des postes impor­tants au sein du pou­voir à tous les niveaux. Un exemple concret : le secré­taire du Par­ti de la Pro­vince de La Havane, c’est-à-dire la plus impor­tante du pays, est une femme noire de moins de cin­quante ans. C’est pré­ci­sé­ment cela qui explique la Cuba d’aujourd’hui. Je vous disais que les déci­sions étaient prises de façon col­lé­giale, et il ne s’agit pas de réunions de vieux com­bat­tants, bien au contraire. La majo­ri­té de nos cadres diri­geants pour­raient être les enfants et les petits-enfants de la géné­ra­tion his­to­rique par leur âge, c’est-à-dire entre 25 et 55 ans. Ils sont la garan­tie même qu’après Fidel et Raúl Cas­tro, et la géné­ra­tion his­to­rique, Cuba conti­nue­ra d’être une nation indé­pen­dante, libre et sou­ve­raine, avec un socia­lisme renou­ve­lé. Nous sommes per­sua­dés qu’il n’y aura pas de retour au pas­sé car il s’agit là de la ten­dance his­to­rique du conti­nent latino-américain.