Pour M. Stallman, dans un monde où les communications sont surveillées, les possibilités de dénoncer les abus, de savoir ce que l’État fait diminuent forcément, avec à la clé une perte de contrôle du citoyen sur ce même État.
Le partage contre l’aliénation
Richard Stallman est devenu au fil des années une icône incontournable de l’avènement d’une société de la connaissance qui, en rupture avec la société de l’information, préconise le partage des savoirs, des données dans des environnements sociaux et numériques où la transmission de la connaissance est favorisée par l’éradication des murs, des outils de contrôle et des contraintes. Ce serait, selon lui, la condition nécessaire pour la construction d’une société plus éduquée, plus égalitaire et plus libre.
C’est dans cette optique qu’il a lancé le mouvement du logiciel libre, en 1983, pour combattre le secret industriel imposé par une poignée d’entreprises informatiques, Microsoft et Apple en tête, pour mieux asseoir leur emprise sur les utilisateurs avec, par exemple, des systèmes informatiques fermés ne permettant pas les échanges d’informations avec d’autres systèmes et imposant surtout des formats de bases de données liés à des logiciels payants dont ils font commerce.
En 1999, Richard Stallman a mis au monde The Free Universal Encyclopedia and Learning Resource, une encyclopédie participative en ligne qui a ouvert la voie à Wikipédia mis au monde par Jimmy Wales et Larry Sanger deux ans plus tard.
Pour le fondateur du mouvement du logiciel libre, Richard Stallman, impossible de vivre libre dans des environnements où la socialisation et où l’informatique sont assujetties à des entreprises privées qui balisent les activités humaines avec des logiciels privateurs ou avec des services dont les codes et leurs intentions sont gardés secrets.
L’homme, de passage au Québec cette semaine, où il a été invité par l’Université Laval et par le Collège Dawson à parler de liberté numérique et de logiciel libre, demande d’ailleurs aux gouvernements et aux citoyens de prendre conscience des injustices qui accompagnent ces nombreuses soumissions et appelle même au démantèlement du réseau Facebook, pour sauver la démocratie.
« Il faut éliminer Facebook pour protéger la vie privée », a lancé en entrevue au Devoir le célèbre programmeur américain, président-fondateur de la Free Software Foundation et militant de longue date pour une informatique libre et ouverte. L’homme est, par exemple à l’origine du système d’exploitation GNU/Linux qui, depuis des années, fait la nique aux systèmes informatiques privateurs développés par Apple ou Microsoft. Sans cette vie privée, sans la possibilité de communiquer et d’échanger sans être surveillé, la démocratie ne peut plus perdurer. » Pour M. Stallman, dans un monde où les communications sont surveillées, les possibilités de dénoncer les abus, de savoir ce que l’État fait diminuent forcément, avec à la clé une perte de contrôle du citoyen sur ce même État.
Utiliser ou se faire utiliser ?
Le réseau social numérique de Mark Zuckerberg « utilise bien plus ses usagers que ses usagers ne l’utilisent », dit-il en boutade. « C’est un service parfaitement calculé pour extraire et pour amasser beaucoup de données sur la vie des gens. C’est un espace de contraintes qui profile et fiche les individus, qui entrave leur liberté, qui induit forcément une perte de contrôle sur les aspects de la vie quotidienne que l’on exprime à cet endroit. » Et selon lui, même si le plaisir d’utilisation accentue une certaine dépendance chez plusieurs utilisateurs, les conséquences sociales et politiques ne peuvent être que délétères à moyen ou long terme, surtout si le pouvoir de ce réseau se voit renforcé au fil du temps par les abonnés qui se multiplient en son sein.
« On le voit avec l’informatique privative [celle portée par les Apple et Microsoft de ce monde] qui, depuis des années, ne laisse aucune place à l’alternative de l’informatique libre, résume M. Stallman. Les entreprises qui soumettent les gens avec ces produits gagnent beaucoup d’argent, argent qu’elles utilisent pour amplifier l’inertie sociale qui bloque toutes les portes de sortie. »
Liberté sous surveillance
Et pourtant, une telle domination est néfaste pour les gouvernements assure-t-il. En laissant leurs administrations publiques se placer sous le joug d’entreprises, ils perdent de leur pouvoir tout en ne servant pas très bien les citoyens qu’ils représentent. « Une informatique publique dans l’intérêt du peuple n’est pas une informatique dont le contrôle est dans les mains d’entreprises privées qui cultivent le secret sur leurs codes informatiques, dit cet ancien du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui pourfend les brevets logiciels et la gestion des droits numériques. Le logiciel privateur surveille ses utilisateurs, décide de ce qu’il est possible de faire avec ou pas, contient des portes dérobées universelles qui permettent des changements à distance par le propriétaire, impose de la censure. Lorsqu’on l’utilise, on se place forcément sous l’emprise de la compagnie qui le vend. Avec ce pouvoir, le propriétaire est tenté d’imposer des fonctionnalités pour profiter des utilisateurs. On ne peut décider librement du code que l’on installe ou pas. On est donc forcément soumis et moins libre. »
À Québec mercredi, lors d’une conférence organisée par l’Institut Technologies de l’information et Sociétés (ITIS) de l’Université Laval, puis à Montréal jeudi, au Collège Dawson, l’homme va d’ailleurs réitérer les appels qu’il lance désormais aux quatre coins du globe à se défaire de ces chaînes numériques pour retrouver la liberté de créer, de partager, de construire des données, loin des contraintes imposées par les géants du numérique. « Les gouvernements ont un rôle important à jouer pour combattre ces injustices en s’échappant des cadres privateurs dans lesquels ils se sont placés, dit-il. Le système scolaire, aussi, doit apporter sa contribution en n’imposant plus la dépendance des élèves à des entités informatiques privées. Il ne devrait enseigner que le logiciel libre. C’est la seule façon de regagner collectivement la liberté perdue et de reprendre le contrôle sur des activités qui nous ont d’ores et déjà échappé », conclut-il.
Source : ledevoir