Mort aux États-Unis, Fanon y aura aussi débuté son après-vie…
Frantz Fanon a été l’objet de lectures massives et d’interprétations multiples aux États-Unis. Du mouvement des droits civiques aux études post-coloniales, en passant par la culture de masse hip-hop, voici Frantz Fanon, tel qu’il fut lu aux USA.
Aller à la fac aux Etats-Unis révèle parfois des surprises. Notamment qu’on y encense la trinité des auteurs Martiniquais (Césaire-Fanon-Glissant) comme les grands penseurs qu’ils sont, et pas simplement quand il s’agit de faire mousser l’Elysée aux yeux de nos bons compatriotes ultramarins [[Voir Sarkozy célèbre Césaire, le Figaro, 6 avril 2011. http://www.lefigaro.fr/politique/2011/04/06/01002 – 20110406ARTFIG00629-sarkozy-celebre-cesaire-tres-beau-signal-de-diversite.php]]. Glissant aura enseigné aussi pendant longtemps, et y aura obtenu une reconnaissance sans mesure avec sa notoriété mineure en France. Il faut aussi dire que ces trois penseurs sont, comme chez eux, rarement comptés parmi les français. C’est qu’on sait bien les relations troubles qui les lient au pays colonisateur : aux États-Unis, on précise toujours que la Martinique est une colonie française, et on hoche la tête gentiment quand quelqu’un se sent de dire qu’elle en est aussi un département. Ben voyons.
On ne s’avance pas à leur forcer une nationalité mais on les lit, les Martiniquais, Fanon tout particulièrement, qui plus que les deux autres a une place de choix dans le panthéon culturel américain en général et afro-américain en particulier.
Nul n’est prophète en son pays : c’est Jésus qui le dit, et il savait bien de quoi il parlait, le bougre. C’est d’autant plus compliqué quand, comme Frantz Fanon, on a vraiment trois pays : la France, pays de citoyenneté et de déception ; la Martinique, pays d’identité ; et l’Algérie pays d’identification. Mais comme le disait un bon ami de Jésus, Friedrich Nietzsche, certains naissent posthumes : ce fut un peu le cas de Fanon, dont la renommée comme auteur ne débuta vraiment qu’après sa mort en 1961.
Un parcours atypique
Certes, Fanon avait déjà publié des articles dans Esprit, et son premier livre Peau Noire, Masques Blancs (PNMB) était sorti au Seuil en 1952. Mais le style indéfinissable de Fanon dans ce premier livre n’avait pas facilement trouvé audience. Les chroniques concernant PNMB furent généralement négatives, et le livre ne se vendit pas. La structure et le ton, entraînant les lecteurs de la psychiatrie à la politique en passant par la littérature, étaient parfaitement inhabituels pour l’époque. Fanon, mal à l’aise dans les cercles littéraires parisiens ne s’y fit pas tellement d’amis ou d’alliés, et en 1953 il partit travailler à l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie. Il écrira dans ce pays la plupart de ses textes, après avoir rejoint les rangs du FLN en 1955. Il devient éditeur d’El Moudjahid, le journal du FLN basé à Tunis et sillonne l’Afrique comme représentant du FLN. Il est nommé ensuite ambassadeur du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) et le représente de par le monde. [lire Frantz Fanon l’intempestif, dans ce numéro de Minorités]
Un chapitre de l’An V de la Révolution Algérienne est publié dans Les Temps Modernes, le magazine de Sartre, en 1959, bravant la censure du livre par le gouvernement français. Dans les dernières années de sa vie, atteint de leucémie, Fanon dicte ce qui deviendra le dernier livre publié de son vivant, Les Damnés de la Terre. Le livre sort en France en 1961 alors que l’OAS attaque régulièrement les sympathisants du FLN à coups de bombes. Fanon lui-même avait échappé deux années auparavant à deux tentatives de meurtre orchestrées par la Main Rouge, un groupe terroriste d’extrême-droite probablement lié au Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage [[Alors qu’il vient se faire traiter pour blessures à Rome, Fanon doit au retard de son avion d’échapper à l’explosion de la voiture de l’envoyé du FLN venu le chercher ; plus tard, un commando envoyé le tuer dans l’hôpital même ne le trouve pas, Fanon ayant eu la bonne idée de demander à changer de chambre.]]. Fanon a le temps d’entendre sa femme Josie lui lire les commentaires positifs de la presse française ( L’Observateur et L’Express notamment) depuis son lit d’hôpital à Bethesda, Maryland, où il est traité en vain avant de mourir en Décembre 1961.
Une destinée posthume
Les Etats-Unis, un pays qu’il détestait [La CIA s’intéressait de près à lui avant sa mort : il passa les dix premiers jours de son séjour à Bethesda aux mains de la CIA, et il semblerait que c’est Durant cette période qu’il contracta la pneumonie dont il mourut.], virent sa mort ; c’est aussi là qu’eût lieu sa naissance posthume. Alors qu’aux nouvelles de sa mort le gouvernement français faisait saisir Les Damnés de la Terre, les représentants du GPRA à New York en distribuaient des exemplaires à l’ONU. Deux ans plus tard, le livre sortait dans une traduction anglaise par la poète afro-américaine Constance Farrington chez Présence Africaine, sous le titre pour le moins équivoque de The Damned. La traduction de Farrington est notoirement problématique, parsemée de contresens et d’altérations, mais c’est surtout la préface de Jean-Paul Sartre qui marquera les esprits, et pas nécessairement en bien.
Fanon et Sartre ne se connaissaient pas bien [[Il avait rencontré Sartre et de Beauvoir brièvement à Rome deux mois avant sa mort. Fanon raconte notamment que Sartre lui aurait dit en substance qu’il était le seul Noir qui réussisse à lui faire oublier qu’il était noir (cf David Macey, Fanon : a Life, p.368)… Sans commentaires.], mais Fanon espérait qu’une introduction de l’intellectuel français le plus en vue à l’époque aiderait à la vente de son livre. Il avait sûrement raison, mais cette préface est aussi une simplification des théories de Fanon qui avec le temps s’est confondue avec le texte lui-même.
Sartre, dans son rôle déjà habituel d’explicateur de la chose Noire [Voir son rôle dans l’introduction de Richard Wright en France, et bien évidemment son essai « Orphée Noir » (1948) en introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française éditée par Senghor.], y interprète Fanon pour « nous, les Européens ». Sartre en rajoute une couche pour choquer le Dupont, et présente le texte de Fanon comme un appel sans nuance à la violence, et la violence comme la fin en soi du mouvement anticolonial. Pour citer Alice Cherki : « Sartre justifie la violence alors que Fanon l’analyse » [[Alice Cherki, Préface à la réédition des Damnés de la Terre, Paris : Editions La Découverte, 2002.]]. Mais le poids de Jean-Paul Sartre et l’empilement de commentaires et lectures simplificatrices qui suivront laisseront cette nuance cruciale sur le carreau. Au final, c’est probablement plus la préface de Sartre et la manière dont elle fut utilisée pour la publicité du livre qui fera la réputation des Damnés de la Terre.
Deux ans après l’édition de Présence Africaine, la traduction de Farrington est reprise chez Grove Press, une maison de publication américaine connue pour ses choix éditoriaux subversifs, et notamment la publication de L’Amant de Lady Chatterley et Tropiques du Cancer, deux textes jusque là censurés aux Etats-Unis. La promotion de Grove, présente le livre comme « manuel pour le mouvement révolutionnaire à travers le monde. »
Reborn in the USA
Le texte en quatrième de couverture ne laisse que peu de doute quant à ce qui doit faire vendre ce livre, le décrivant comme
« un livre écrit dans la colère par un des principaux porte-paroles de la révolution qui, il y a quelques années, a obtenu l’indépendance de l’Algérie […]. La colère de Fanon est froide, son intelligence sans compromis, et en tant que docteur qui a traité les corps et les esprits des homes sa compassion est grande. Les Damnés de la Terre choquera un grand nombre car Fanon, dans la lignée de Engels et Sorel, appelle à l’usage de la violence absolue contre les oppresseurs coloniaux. Ce manifeste est est lu et étudié dans les nations émergentes du Tiers Monde. Ces Occidentaux qui veulent comprendre la multitude de forces à l’oeuvre dans la révolution anti-coloniale de notre époque feraient bien de l’étudier aussi.»
Le livre de Fanon est rapidement chroniqué dans les plus grands magazines américains, de Time à Newsweek en passant par le New York Times. Le succès du livre mène à une deuxième édition en 1968, ainsi qu’à la traduction de Peau Noire, Masques Blancs ainsi que L’An V de la Révolution Algérienne, retitré Studies in a Dying Colonialism. C’est que les textes de Fanon arrivent à un moment où la lutte pour les droits civiques se radicalise, politiquement et culturellement.
Aux Etats-Unis les journalistes et certains politiques suivent le conseil de Sartre et lisent le livre, mais ce sont les étudiants qui furent parmi les premiers à lire et citer Fanon. Ce fut particulièrement le cas pour ceux qui voyaient dans leur combat contre la discrimination raciale une extension de la lutte anticoloniale globale.
Ainsi, le SNCC (Comité de Coordination Etudiant Non-violent a.ka. Snick) s’était trouvé aux premières loges des luttes pour les droits civils à travers les États-Unis. Principal support de Martin Luther King Jr. parmi la jeunesse, les membres du « Snick » se faisaient tabasser à gauche et à droite dans des sit-ins, dans leurs campagnes pour aider les populations noires des états du Sud à s’inscrire sur les listes électorales. Après le vote de la loi sur les droits civiques en 1964, le mouvement s’essouffla un peu : les problèmes existaient toujours, les abus s’aggravaient, et les jeunes vétérans des campagnes non-violentes déçus du manqué de résultat et de ce qu’ils considéraient être un certain conformisme de la part de King, cherchèrent d’autres voies.
Saint patron du Black Power
L’assassinat de Malcolm X en 1965, les émeutes raciales de Watts la même année sont pour certains autant de signes que le programme non-violent de King a atteint ses limites. La mort de Malcolm X est l’évènement qui transforme le poète beat Leroi Jones en activiste politique : il s’installe à Harlem où il fonde le Black Arts Repertory Theatre qui se donne pour but de produire un art de combat, par et pour les Noirs. C’est le coup d’envoi du Black Arts Movement, que l’on peut considérer comme la branche culturelle du Black Power Movement, dont l’expression plus strictement politique suivit de peu.
En effet, la même année est élu à la tête du Snick, Stokely Carmichael, un étudiant trinidadien engagé depuis le début des années 60 dans l’activisme pour les droits civiques, et notamment dans l’effort pour inscrire les Noirs du Sud sur les listes électorales. A la tête de Snick, Carmichael radicalise son propos et les actions du groupe. En 1966, il appelle au pouvoir noir, pour que « les Noirs de ce pays s’unissent, reconnaissent leur héritage, construisent un esprit communautaire […], définissent leurs buts propres, dirigent leurs propres organisations. »
L’expression Black Power, bien qu’il ne l’ait pas inventée, reste liée à son nom. La radicalisation touche tous les mouvements étudiants, et notamment l’autre grande organization de l’époque, le SDS (Students for a Democratic Society), compagnon de route du SNCC similairement engagée dans la lutte pour les droits civiques.
L’insistance croissante du SNCC pour que la lutte noire soit dirigée par des Noirs pousse le SDS à chercher une autre voie. Le SDS se concentre sur l’activisme contre la pauvreté et la guerre du Vietnam, mais bientôt se déchire au sujet de la stratégie à adopter dans ces luttes. Suite aux émeutes policières à Chicago durant la convention démocrate de 1968, l’organisation explose, et un petit groupe fonde le Weather Underground Organization [[http://fr.wikipedia.org/wiki/Weather_Underground]], groupe clandestin révolutionnaire qui se voulait le soutien blanc aux luttes anti-impérialistes globales. Le groupe déclare la guerre à l’État et se fera connaître par une série d’attentats à la bombe de 1969 à la moitié des années 1970.
Fanon, un malentendu très américain
Derrière ces groupes, c’est la gauche radicale américaine qui trouve dans la guerre du Vietnam et dans la lutte des Noirs américains des échos de la lutte anticoloniale et anti-impérialiste évoquée par Fanon. Dans la préface de son livre Black Power (1967), Carmichael explique ainsi ce que l’idée de « pouvoir noir » doit, selon lui, à Fanon, qu’il nomme un de ses « saint patrons » :
« Le Pouvoir Noir signifie que les Noirs se voient comme partie prenante d’une nouvelle force, parfois appelée le Tiers Monde, et que nous considérons notre lutte est liée de près aux luttes de libération de par le monde. Nous devons nous connecter à ces luttes[..]. Il n’y a qu’une position possible dans ces luttes pour les noirs américains, et c’est du côté du Tiers Monde. Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre, avance clairement les raisons pour cela, et la relation du concept de Pouvoir Noir au concept de cette nouvelle force dans le monde. »
Qu’en aurait pensé Fanon, dont le rare commentaire écrit sur la situation américaine est le suivant : « Les cars de la liberté où Noirs et Blancs américains tentent de faire reculer la discrimination raciale n’entretiennent dans leur principe et leurs objectifs que peu de rapports avec la lutte héroïque du peuple angolais contre l’odieux colonialisme portugais. »
C’est que malgré la direction internationaliste prise par le mouvement noir aux États-Unis, il me semble que la réflexion de Fanon sur la question nationale se voit croisée aux États-Unis à un problème en partie sémantique : depuis le 19eme siècle, dans un pays dont l’expansion territoriale ne se sera véritablement terminée qu’en 1959 avec l’étatisation de Hawaii, le nationalisme noir, bien que principalement culturel, a longtemps envisagé la possibilité de former une véritable nation avec son territoire, séparés des États-Unis. Du Blake de l’auteur et homme politique Martin Delany (1859) en passant par Imperium in Imperio de Sutton Griggs (1899), la littérature afro-américaine développa une lignée de romans où un mouvement insurrectionnel noir mène, ou tente de mener, à la création d’un pays noir.
Faute de territoire, en attendant le grand soir, nombre d’activistes afro-américains voient ainsi la communauté noire comme une sorte d’empire dans l’empire, population colonisée sans territoire propre vivant au beau milieu du pays des colons. Cette tradition se voit revitalisée à la fin des années 60 dans une série de romans (Sons of Darkness Sons of Light et Captain Blackman de John A. Williams, The Spook Who Sat by the Door de Sam Greenlee, par exemple) illustrant la distance séparant les circonstances dans lesquelles Fanon écrivit ses textes, et la manière dont ils furent interprétés et utilisés aux USA.
Concentré sur l’Afrique, il est improbable que Fanon lui-même ait considéré les États-Unis comme un terrain de la lutte : même si l’intensité du racisme à l’américaine le révulsait, il semble avoir pensé que la solution viendrait d’une lutte commune plutôt que communautaire dans un pays où Noirs et Blancs partagent la même culture. Les Noirs américains appliquèrent Fanon d’une manière qu’il n’avait clairement pas anticipée.
Frantz Fanon vu par le parti des Black Panthers
Citant Les Damnés comme sa « bible », Carmichael aura contribué à la réputation du livre aux États-Unis et notamment parmi les étudiants noirs engagés dans les luttes de reconnaissance politiques et culturelles. Viré du SNCC en 1967, Carmichael est alors Premier Ministre Honoraire du Black Panther Party, dont le nom s’inspirait d’un parti créé par le même Carmichael dans un comté de l’Alabama.
Le parti de Huey Newton et Bobby Seale présente en 1966 un plan en 10 points et recommande l’auto-défense armée, en accord avec le deuxième amendement de la Constitution des Etats-Unis. Seale et Newton citent Fanon régulièrement.
Dans son autobiographie Revolutionary Suicide, Newton explique notamment que l’idée de monter des patrouilles armées dans les quartiers noirs était « basée sur l’idée de Frantz Fanon selon laquelle on doit montrer aux gens que les colons et leurs agents — la police — ne sont pas à l’épreuve des balles. »
Malheureusement, les membres du BPP ne l’étaient pas non plus, et il s’avéra vite que la police et le FBI étaient prêts à tout pour écraser le mouvement. Aussitôt apparus sur la scène politique nationale, les Panthers deviennent la cible principale du programme COINTELPRO visant à détruire les mouvements radicaux. Infiltrant les groupes et y semant la discorde mais utilisant aussi les bonnes vieilles tactiques d’intimidation, de torture ou tout simplement d’assassinat politique, les forces de police américaines jouèrent le rôle principal dans le démantèlement progressif du parti. En 1968, accusé de tentative de meurtre, le Ministre de l’Information du BPP, Eldridge Cleaver, s’enfuit d’abord à Cuba, ensuite en Algérie, où il vivra pendant quelques années. L’Algérie est alors une des destinations favorites des révolutionnaires en exil, et Fanon n’y est sans doute pas pour rien.
Fanon, version US, deuxième saison
La fin de la guerre du Vietnam sonne aussi la fin d’un certain activisme radical. Les manœuvres du FBI réussissent à détruire le BPP, et la crise économique de la moitié des années 1970 finit de pousser la lutte contre la discrimination raciale en seconde ligne. Cela signifie notamment que les universitaires retournèrent dans leurs amphithéâtres.
Ils y retrouvèrent Fanon à terme, à la fin des années 80, alors que la guerre culturelle y marquait les nouvelles innovations théoriques. Son oeuvre sous-tend le développement des études dites post-coloniales, et notamment les écrits d’Edward Said ou de Gayatri Spivak. C’est cependant à nouveau par une préface qu’arrive le renouveau d’intérêt : celle de Homi Bhabha, qui ouvre la réédition anglaise de PNMB (1986).
Le texte de Bhabha eut une influence conséquente, replaçant Fanon au centre des débats théoriques de l’époque et l’affirmant comme théoricien de stature internationale.
Depuis les années 1980, Fanon est devenu lecture obligée dans les départements de sciences humaines à travers le monde anglo-saxon. Décrivant l’omniprésence de Fanon dans les discussions universitaires, la rock star des études afro-américaines Henry Louis Gates [[http://en.wikipedia.org/wiki/Henry_Louis_Gates]] le présente comme un « test de Rorschach sur pattes », prompt à susciter une variété d’interprétations.
Si l’intérêt que lui portent les universitaires a eu l’effet positif de le faire connaître par les nouvelles générations et de promouvoir l’étude de ses textes, ces études ont aussi eu une fâcheuse tendance, typique du milieu, à abstraire les efforts de Fanon et ignorer les circonstances dans lesquelles ses livres furent produits. Ce n’est sûrement pas un hasard si PNMB est devenu son texte le plus étudié : les autres écrits de Fanon restent plus difficiles à aborder de par leur nature en tant que littérature de combat. Comme le note aussi Jose Monta-Lopes [[Re-Reading Frantz Fanon,José da Mota-Lopes, HUMAN ARCHITECTURE : JOURNAL OF THE SOCIOLOGY OF SELF-KNOWLEDGE, V, SPECIAL DOUBLE-ISSUE, SUMMER 2007 — http://goo.gl/ssI0l]], les universitaires tendent à lire l’oeuvre de Fanon comme un tout, alors qu’elle contient le lot de contradictions inévitable de textes d’urgence écrits en l’espace d’à peine neuf ans.
Apocalypse 91… The Fanon Strikes Black
A la même période, et par rebonds, Fanon renaît dans la culture populaire noire américaine. Public Enemy évoque l’esthétique du BPP dans ses costumes de scène, et les membres du groupe se donnent des titres similaires à ceux dirigeants du parti.
Le style est une manière efficace d’ouvrir la porte au fond : les années 80 – 90 voient un regain d’intérêt pour le mouvement de libération afro-américain des années 60 – 70. La jeunesse redécouvre Malcolm X notamment grâce au film de Spike Lee (1992). Si sa photo fleurit sur les t‑shirts de New York à Tokyo, on relit aussi ses livres. Trois ans plus tard, Mario Van Peebles met en scène le roman de son père Melvin dans Panther, un film mineur mais aussi représentatif de l’air du temps.
Les petits gauchistes en short de Rage Against the Machine name-droppent Fanon comme autant de grenades, et on le retrouve dans les textes de groupes de rap « pensants » tels Digable Planets, Spearhead ou The Coup.
C’est peut-être encore Spike Lee qui suggère le mieux la dimension de Fanon aux États-Unis au tournant du XXIème siècle : dans son relativement méconnu Bamboozled (sorti en catimini en France sous le titre imbécile The Very Black Show), il montre les Mau-Mau, un collectif de rappeurs activistes à leurs heures, qui décide de kidnapper le personnage principal du film pour protester contre son émission télé considérée — en partie à juste titre — comme une insulte à la communauté afro-américaine. Les rappeurs du film sont joués par de vrais rappeurs, dont Mos Def, MC Serch de Third Bass, ou DJ Scratch.
Spike Lee a rarement tabassé aussi dur et dans toutes les directions : comme la plupart des autres personnages du film, ces rappeurs dissimulent derrière leurs opinions d’apparence radicale, une naïveté politique doublée de crétinerie sans nom, et bien sûr des intentions moins pures qu’il n’y paraît. Un des moments de bravoure du film est le clip pour leur chanson Blak iz Blak, une tuerie ambivalente à l’image du film lui-même, qui s’ouvre sur le rappeur Hard Blak débitant le credo politique des Mau-Mau, pour finir avec le livre de Fanon à la main et dire : « Comme le disait Frantz Fanon… vous avez de la chance, j’ai pas encore lu Les Damnés ! »
Fanon’s the flavor of the month
Lee suggère notamment que lâcher le nom de Fanon tient du signe extérieur de crédibilité radicale et noire. Le lire est parfois une autre affaire. Le film de Lee est une réflexion acerbe sur la confluence de la culture populaire et de l’engagement politique. Fanon au XXIe siècle n’est-il plus qu’un label ? Si Lee n’épargne personne, il suggère aussi qu’aussi vide une référence soit-elle, elle demeure une porte d’entrée. Si le hip hop vu par Chuck D prétend être un CNN noir, il est aussi potentiellement cours d’introduction en histoire et de philosophie.
Plus récemment, l’écrivain John Edgar Wideman publiait Fanon (2008), une envolée métafictionelle typique du bonhomme et qui résume mieux que je ne le pourrais ce qui lie Fanon aux États-Unis d’Amérique.
Je tente le résumé de l’intrigue : le narrateur du livre, qui semble parfois être Wideman lui-même, parfois Thomas, qui vient de recevoir une tête humaine dans un colis postal, essaye d’écrire un livre sur Fanon. Il évoque des moments de sa vie, son engagement dans les forces françaises libres, son engagement au FLN, son séjour en hôpital américain en contrepoint à son travail à l’hôpital de Blida. Fanon apparait à la mère de Wideman-Thomas dans un hôpital de Pittsburgh.Wideman tente de convaincre Jean-Luc Godard de réaliser un film sur Fanon en lui montrant Homewood, le quartier décrépit de Pittsburgh où il a grandi.
Au-delà de la vision de Fanon par Wideman lui-même, ce qu’on entend sourdre dans cette polyphonie c’est bien ce que Fanon représente, à tort ou à raison, pour ceux des Américains qui furent touchés par ses livres, et qui persistent à trouver sa pensée nécessaire, en 2011 comme dans les années 60. Les dernières lignes du roman sont une lettre que le narrateur écrit à sa mère. Il y évoque les émeutes françaises de 2005 :
« Les autres nouvelles de là-bas ne sont pas si bonnes. Des immigrés meurent dans un incendie d’hôtel gouvernemental. Des gamins algériens, du Mali, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de la Martinique incendient des voitures. Problèmes économiques. Problèmes humains : musulmans contre juifs, juifs contre chrétiens, chrétiens contre musulmans, noirs contre blancs, immigrés contre natifs. Certains sont choqués que la France ne soit pas aussi douce pour tout le monde comme ils le croyaient. D’autres sont choqués que quiconque en pleine possession de ses facultés mentales ait pu croire que les choses étaient douce pour tout le monde. Tu connais la chanson […]. La prochaine fois que tu verras Fanon dis-lui qu’on a besoin de lui. On a besoin du meilleur de lui-même. Comme on a besoin du meilleur de toi-même. Cette partie de toi qui dit qu’on est tous dans ce bordel ensemble et qui dit question et qui dit faut continuer. La glace se brise, maman, mais on est presque de l’autre côté de l’étang, ou quoi. Souhaite-nous bonne chance. J’essayerai d’écrire bientôt. »
Mort aux États-Unis, Fanon y aura aussi débuté son après-vie, et c’est de là qu’il aura fait son retour en France. Il était venu une première fois en métropole pour débarrasser l’Europe des fascistes. Qui sait ce qu’il y fera la deuxième fois, si l’on y accepte le meilleur de lui-même ?