Avant, on pouvait noyer l’ennui d’une telle existence dans un sentiment d’appartenance très fort, celui « de faire comme tout le monde ». (…) Aujourd’hui, on doit s’avouer qu’on a de toute façon tort de vivre comme ça. Naturellement, toutes les conditions sont réunies pour un pétage de plomb en règle.
Dans ce mouvement des gilets jaunes c’est à la classe moyenne en tant que telle que nous avons affaire. Non pas les gens normaux et « politisés » (insistons sur les guillemets), mais les gens normaux, point.
Or, quel est le problème de la classe moyenne, du point de vue révolutionnaire ? Elle a le désavantage de ne pas incarner une oppression particulière, très légitime, à qui il ne manquerait que la radicalité. Alors que le prolétariat, le paria, dans le sentiment des révolutionnaires, s’il n’est pas nécessairement du bon côté, est quand même plutôt du bon côté. Le révolutionnaire a immédiatement envie d’être solidaire du prolétaire, du pauvre, de l’exclu, du stigmatisé. Si son discours n’est pas très clair, au moins, sa condition l’est.
La classe moyenne, c’est la non-classe par excellence, la classe qui à elle-seule suffit à démentir tout discours sur les classes. Elle joint à la confusion du discours une condition purement confuse. Or, il se trouve qu’avec les gilets jaunes, la classe moyenne fait une entrée fulgurante sur la scène politique.
Le mouvement semble tenir compte de l’acquis de toutes les luttes récentes. Stratégiquement, il se veut autonome, sans assignation à des partis ou des syndicats. Tactiquement, il opte pour l’irruption, il refuse les lieux qu’on lui impose et adopte des gestes émeutiers. Politiquement, il n’est rien, rien que refus. Il n’a pas encore de discours. Il n’a pas le moindre lieu d’organisation, à part les réseaux sociaux. Pour l’instant, cette grande masse de gens qui agit n’a discuté politique que de manière informelle, dans l’action, pendant les blocages, autour d’un feu. Cependant, le mouvement affirme réellement une chose : sa détermination, son caractère irrécupérable, voire totalement incontrôlable. Et dans l’échauffement de la journée du 24 novembre à Paris, le mouvement parle de révolution.
Les gilets jaunes, c’est cette chose presque incompréhensible du point de vue révolutionnaire, c’est la classe moyenne, l’éternel ventre mou, qui s’énerve.
Bien sûr, certains parleront de prolétarisation, diront qu’il s’agit de la classe moyenne inférieure. Mais l’important n’est pas là. L’important est d’arriver à admettre que la révolte ne vient jamais pour flatter personne, ne vient jamais pour correspondre aux schémas attendus. La révolte, ça fout la merde, tout le temps, ou alors, ce n’est pas la révolte. Eh bien voilà, les gilets jaunes foutent la merde dans les attendus, dans les projections des gens « avancés », « politiquement conscients ». Ce n’est même pas d’abord une question de préjugés, c’est carrément une question de distance éthique, épidermique. Difficile de le dire autrement : on a envie de la révolte, maison n’a pas envie que ça parte de là. Depuis toujours, pour ainsi dire, on attend que les quartiers populaires se rebellent. Ne serait-ce que de manière minimale, on a cru à la révolte contre la loi travail, on a cru aux cheminots. Mais là, on ne peut pas y croire.
En réalité, la situation est beaucoup plus ouverte qu’il n’y paraît, et elle justifie qu’on y croit, même si naturellement rien n’assure que l’embryon révolutionnaire qu’elle contient éclose, se déploie et gagne.
D’abord, on doit se rappeler qu’un mouvement dépend toujours des forces qui s’engagent ou ne s’engagent pas dans la bataille. Si les révolutionnaires s’abstiennent, exercent leur droit de réserve, l’affaire est pliée. À supposer que ce mouvement gagne encore en puissance, il demeurera confus, donc plus ou moins réactionnaire.
Ensuite, il faut prendre au sérieux ce qui se passe. Comment en arrive-t-on à une situation dans laquelle les gens programmés pour ne pas se révolter, programmés au mieux pour parodier la subversion, se révoltent pour de vrai ?
Même s’il ne faut surtout pas écarter l’éventualité du pire, on doit suspendre la division droite/gauche, qui ici nous empêche de comprendre quoi que ce soit. Qu’est-ce que les gilets jaunes expriment ? Un sentiment d’étranglement économique. Immédiatement, on a le réflexe de se dire : quoi, ces gens ne pensent vraiment qu’à leur porte-monnaie ? On est déçu : quoi, le produit du mode de vie dominant est sous nos yeux, à savoir la fin du monde, et ces gens se soulèvent pour une histoire de taxe ?
Les conditions sociales sont des conditions politiques, la sociologie, c’est de la politique stratifiée. Chaque condition correspond à un rapport à l’argent, qu’il faut connaître. Le riche se moque de l’argent, ce n’est jamais un problème pour lui. Le riche, c’est celui qui est trop riche pour y penser. On pourrait dire : il est argent. Le révolutionnaire, lui aussi, se moque de l’argent, mais parce qu’il n’oublie pas que c’est une pure convention. Il sait que tout ce qui a trait à l’argent tient de l’envoûtement intégral. Pour lui, l’argent relève d’une certaine pratique religieuse qui a pour absolu le nivellement de toute chose. Ainsi, pour des raisons complètement opposées, le trop riche et le révolutionnaire ont le même non-souci de l’argent. À l’inverse, être pauvre, c’est quand le souci de l’argent est extrême, maximal, au point que seule une résignation immense semble pouvoir le compenser et presque le faire oublier, en faisant de la privation quelque chose de naturel. La condition de pauvreté s’impose comme une quasi fatalité. Pour toute une série de raisons ou plutôt de hasards absurdes, être pauvre, c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, être dans l’acceptation – car dès qu’on fait autrement, on cesse d’être pauvre. Dès qu’on bricole, qu’on trafique, qu’on fait tout ce qu’on peut pour cesser de s’identifier à cette condition, on y parvient, par des voies légales ou non. Le pauvre, c’est celui qui ne devient pas un « bandit », entre autre.
D’une manière générale, casser la pauvreté, c’est toujours d’abord casser le fatalisme. La classe moyenne, souvent sous la forme d’une success story familiale, garde en elle le souvenir de cette victoire sur la pauvreté. En réalité, ce souvenir la hante plutôt comme un traumatisme, celui de la possibilité réelle, mémorisée, d’un retour en arrière. Le souci de l’argent est permanent, et ce d’autant plus qu’on y a enfin accès. On est de la classe moyenne quand on gagne suffisamment d’argent pour, consciemment ou non, directement ou non, ne penser qu’à ça. Être de la classe moyenne, ça se mérite. Cela exige de soi une série de réalisations sociales sans lesquelles on déchoit immédiatement de sa condition : le travail, le travail honnête, les enfants, la maison, le confort, la bonne image, l’acquisition d’un certain nombre de technologies et d’objets en vogue, les vacances, et bien sûr, les voitures.
Sur le plan de la psychologie sociale, sur le plan politique, quand on est de la classe moyenne, on n’est pas du côté de la légèreté d’avoir dépassé la pauvreté : on est littéralement coincé, coincé entre l’objectif inatteignable de devenir trop riche pour ne plus avoir le souci de l’argent, et la réalité permanente du risque de dégradation sociale. On s’engage économiquement, on vit à crédit, on fait des projets ou on aimerait pouvoir en faire. Il n’y a peut-être pas de position sociale où on l’on sache mieux ce que c’est que l’argent.
Qu’est-ce que l’argent ? C’est une pure convention mais qui accouche d’un monde, et la classe moyenne est au centre de ce monde. Quand on a les deux pieds dans ce monde, l’argent n’est plus du tout une convention, l’argent est de A à Z une puissance coercitive.
Or, voilà sans doute le sentiment qui est à l’origine des gilets jaunes. Les contraintes économiques sont des contraintes tout court. Elles sont vécues comme un pouvoir qui oblige à des choses et qui en interdit d’autres. L’argent c’est de la souffrance concrète. L’argent se paye en souffrance. C’est la boule au ventre à l’ouverture de la boîte aux lettres, c’est ce qui est hors d’atteinte et qui devient une obsession, c’est tout ce dont on n’a pas les moyens, c’est ce qu’on possède est qui ne nous comble jamais, c’est la fameuse fin du mois, c’est l’ensemble des dettes, c’est le sentiment d’étranglement qu’on peut toujours choisir d’ignorer mais qui ne disparaît jamais tout à fait, qui est toujours présent, qui règne.
On considère habituellement que ce qui est digne de susciter la révolte, c’est l’injustice pure et simple, le fait de ne pas pouvoir « mener une vie normale ». Mais ce qui est également digne de susciter la révolte, c’est la normalité en tant que telle, c’est la manière dont on paye la « joie » et la « chance » de mener une vie normale.
Par conséquent, le moment où des gens de la classe moyenne déclarent que telle décision gouvernementale est la goutte qui fait déborder le vase, et agissent en conséquence, c’est le moment où s’affirme cette vérité sociale que tout le monde éprouve : les contraintes économiques sont des contraintes politiques. Quand on a les deux pieds dans ce monde, quand son devoir est de penser comme tout le monde, quand on n’a donc aucune raison de considérer qu’il y a autre chose que le monde de l’argent, alors, une taxe, une non-revalorisation de salaire, n’importe quel décret « économique » se vit directement comme un pouvoir qui s’exerce, comme un abus déclaré. Cela peut à tout moment éclater en soulèvement. Il ne sert à rien de se demander pourquoi cette goutte parmi des millions d’autres. Il se trouve que cette goutte a fourni l’occasion.
Ce sont les seuls mots que nous pouvons mettre sur le mouvement des gilets jaunes : toute contrainte économique est une contrainte politique.
Ce qu’on rajoute, ensuite, n’est qu’une généralisation. L’économie elle-même est une pure contrainte politique. Et comme tout est devenu économique autour de nous, il faut regarder l’économie pour ce qu’elle est : un régime totalitaire.
Ce qu’on rajoute, c’est que la contrainte générale, la contrainte des contraintes, c’est le travail. Le travail n’est pas du tout une manière de vivre, ni même de survivre. Il n’a rien à voir avec ce qui vous plaît ou ne vous plaît pas de faire dans la vie. Et même si vous aimez ce que vous faites au travail, vous verrez assez vite que ce que vous aimez là-dedans, le travail est en train de le détruire ou de le salir.
L’oppression de l’économie veut dire cela : il faut admettre une définition purement politique du travail. Travailler, c’est collaborer à la machine, à la machine économique, à la machine qui détruit tout, qui aujourd’hui menace officiellement l’humain et le vivant. Ce n’est pas autre chose. C’est à cet endroit que la fin du monde et la fin du mois, comme dirait l’autre, sont une seule et même question. Travailler, c’est toujours travailler à la fin du monde.
Macron se propose de traiter les deux questions, et on sait comment. Nous disons que la seule bonne manière de les traiter, la manière libératrice, c’est de refuser de travailler. Non pas seulement se mettre en grève, mais prendre la décision de quitter le navire pour ne pas couler avec lui. Dans cette histoire, les rats ce ne sont pas ceux qui quittent le navire, ce sont ceux qui restent. Ceux qui continuent à raconter à tout le monde qu’on va s’en sortir, qu’on va trouver des solutions, en menant la même vie stupide, destructrice et avilissante.
Le travail est une addiction socialement construite. Si le capitalisme pollue, c’est que d’abord il nous intoxique tous. Soit on a un emploi et on est dans l’intoxication volontaire (de soi et de la planète), on ne sait même plus s’arrêter, on bosse partout, dans les transports, chez soi, partout. Soit on n’a pas d’emploi et on en cherche un parce qu’on est en manque.
Tabac, alcool, jeu : c’est connu, l’État s’engraisse sur nos addictions, on ne peut pas croire qu’il ait le moindre intérêt à y mettre un terme. Et c’est pourquoi les gens (de droite) peuvent toujours dire que l’État taxe et s’engraisse sur le travail. C’est vrai, l’État s’engraisse aussi sur l’addiction au travail. Mais au-delà de ce genre de considérations latérales, ceux qui nous dirigent n’ont qu’un but profond : tenir les gens dans les limites des structures existantes. Rendre les gens toujours plus addicts au travail et à l’économie. Littéralement et politiquement : rendre les gens toujours plus dépendants.
Le mouvement des gilets jaunes, s’il veut renverser le gouvernement en ayant une perspective derrière, doit s’affirmer comme mouvement de destruction de la dépendance économique. Or, on vit tous dans l’intoxication. Ce que ça engage est donc extrêmement profond, cela nécessite absolument d’en parler, d’en discuter entre nous. Parler entre nous, non avec le pouvoir. Il est très important d’arrêter de croire que les possibilités réelles sont du côté du pouvoir, du côté de ce qu’on a toujours fait. Il faut résister à la logique du mal nécessaire, au chantage social. Le pouvoir a désormais le réel contre lui.
Politiquement, qu’est-ce que la fin du monde ? C’est le problème que toute puissance de renversement social doit impérativement prendre en charge. Parce qu’elle n’a pas le choix, et parce qu’elle y entend le signal d’un passage de relais historique. C’est le problème numéro 1, parce que c’est celui que tous les gouvernements peuvent utiliser contre nous comme l’argument choc, l’argument imparable. C’est un réservoir inépuisable de chantage politique pour les siècles à venir. Et c’est en même temps la grande occasion historique d’affirmer autre chose.
Concrètement, la révolution n’a qu’un seul but : sortir des structures existantes pour construire autre chose. Autre chose, c’est, à minima, un état des choses qui bannit le mode de vie économique et qui invente, stimule, et fait proliférer d’autres manières de vivre.
Maintenant, il faut bien comprendre ce que c’est que d’être de la classe moyenne. C’est la souffrance justifiée d’être heureux dans la vie. C’est la souffrance de la réussite sociale ordinaire. C’est n’en pouvoir plus qu’on nous dise qu’on a de la chance. Et la fin du monde ajoute à cela, dans la bouche des dominants, un jugement proprement divin, un Jugement Dernier : l’existence ordinaire, normale, est en réalité coupable. Le modèle érigé pendant des décennies comme la norme du bonheur, celui qui a légitimé le fait, répété des millions de fois, de bosser comme un connard pendant toute sa vie pour avoir une maison en banlieue et les bagnoles qui vont avec, ce modèle est maintenant non seulement dépassé, mais condamné.
Telle est la grande tragédie de la classe moyenne d’aujourd’hui. Avant, on pouvait noyer l’ennui d’une telle existence dans un sentiment d’appartenance très fort, celui « de faire comme tout le monde ». Aujourd’hui – quand on n’a pas fait le choix d’en avoir rien à foutre de rien, non seulement on s’ennuie, non seulement on en chie, non seulement on vit sous pression, mais en plus on doit s’avouer qu’on a de toute façon tort de vivre comme ça. Naturellement, toutes les conditions sont réunies pour un pétage de plomb en règle.
Et la meilleure manière de péter les plombs, c’est de le faire ensemble, c’est de renverser ce sentiment de malaise, cette impression de monde à l’envers, dans une énergie collective de débordement systématique de ce qui existe.
Aux dernières nouvelles, le mouvement est en cours.
SOURCE : Lundi matin