La liberté d’expression malmenée dans : Ce n’est pas tous les jours dimanche de RTL-TVI

Par Bahar Kimyongür

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CLEA

Lettre ouverte à la direc­tion de RTL TVI.

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Chris­tophe Debor­su est un jour­na­liste belge de télé­vi­sion. Depuis sep­tembre 2015, il pré­sente chaque dimanche le talk-show d’ac­tua­li­té « C’est pas tous les jours dimanche » sur la chaîne RTL TVI. C’est une émis­sion d’un genre nou­veau qui mêle débats poli­tiques et infor­ma­tions sen­sa­tion­na­listes. Le Conseil de déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique (CDJ) estime en 2013, dans son avis défi­ni­tif, que le jour­na­liste Fré­dé­ric Debor­su a com­mis plu­sieurs man­que­ments déon­to­lo­giques lors de la rédac­tion de son livre “Question(s) Royale(s) », on lui reproche d’a­voir “sélec­tion­né des infor­ma­tions vraies et fausses, des rumeurs, des témoi­gnages ano­nymes” et d’a­voir pra­ti­qué “l’in­si­nua­tion, l’amalgame”.

Lettre à la direction de la chaîne

« Je ne vais pas vous lais­ser conti­nuer à ce pro­pos-là (…) Je vous prie de m’ex­cu­ser de ne pas vous lais­ser dire des choses qui me paraissent exces­sives. (…) Vous n’êtes pas ici pour… (…) Si vous conti­nuez comme ça je vais mal­heu­reu­se­ment devoir vous exclure du pla­teau. (…) S’il vous plaît, sinon je vais vrai­ment devoir deman­der…»

Ce dimanche 15/11/2015, j’é­tais l’in­vi­té à l’é­mis­sion « Ce n’est pas tous les jours dimanche » ani­mée par votre jour­na­liste Chris­tophe Debor­su pour par­ler des racines du mal dji­ha­diste en marge du mas­sacre de Paris com­mis par les ter­ro­ristes de Daech.

J’ai été convié à par­ti­ci­per à ce débat télé­vi­sé en tant qu’au­teur du livre « Syria­na » et obser­va­teur du conflit syrien.

Pre­nant à son compte des pro­pos twee­tés par de lob­byistes pro-Erdo­gan membres de l’Union des Euro­péens turcs démo­crates (UETD), d’en­trée de jeu, M. Debor­su m’a entraî­né dans un inter­ro­ga­toire poli­tique, me deman­dant si j’é­tais un ter­ro­riste –ce, après que sa col­lègue Emma­nuelle Praet ait refu­sé de répondre à ma place (“je ne vais pas vous le deman­der à vous [M. Kimyongür] parce que vous allez me dire non”). Une accu­sa­tion d’une extrême vio­lence sur­tout lors­qu’elle est pro­fé­rée 36 heures à peine après le mas­sacre de plus de 130 inno­cents à Paris.

Mani­fes­te­ment, le jour­na­liste ne me connais­sait pas. Cela ne l’a pas empê­ché pour autant de don­ner cré­dit à d’ac­cu­sa­tions éma­nant du régime turc.

Il n’avait pas non plus lu mon livre, igno­rait mon par­cours, ques­tion­nait mes origines.

Il ne savait pas que j’ai ser­vi de per­sonne res­source et de fixeur pour dif­fé­rents médias euro­péens dans le cadre de repor­tages sur le ter­ro­risme, y com­pris pour votre chaîne.

Il igno­rait que j’ai accom­pa­gné des dizaines de familles belges et fran­çaises dont le fils ou la fille ont été abu­sés par les groupes dji­ha­distes, fils ou fille que les auto­ri­tés ont par­fois allè­gre­ment lais­sé filer en Syrie.

Il igno­rait aus­si que je milite pour la paix depuis la pre­mière guerre du Golfe (1991) et que ma seule moti­va­tion de par­ti­ci­per à son débat télé­vi­sé était de contri­buer à mettre fin à la guerre de Syrie et à la bar­ba­rie terroriste.

Tout ce qu’il savait de moi venait de quelques tweets malveillants.

De quel “ter­ro­risme” m’accuse-t-on au juste ?

En décembre 2005, un pro­cu­reur belge m’a traî­né en jus­tice, à la demande du régime turc, pour avoir tra­duit un an plus tôt le com­mu­ni­qué d’un mou­ve­ment rebelle turc marxiste.

Il s’agissait d’une tra­duc­tion de com­mu­ni­qué, c’est-à-dire une acti­vi­té émi­nem­ment banale, inof­fen­sive et légi­time pra­ti­quée au quo­ti­dien par tous les spé­cia­listes de n’importe quel conflit dans le monde dans l’exer­cice de leur liber­té d’expression.

Suite aux pres­sions du régime Erdo­gan, j’ai fina­le­ment été pour­sui­vi devant le Tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Bruges pour ter­ro­risme sur base de la tra­duc­tion d’un communiqué.

Après quatre années de bataille judi­ciaire, la Cour d’appel de Bruxelles m’a tota­le­ment acquit­té esti­mant que mon tra­vail était légi­time et rele­vait de la liber­té d’expression.

L’acharnement du régime d’An­ka­ra à mon égard s’est tra­duite aus­si par mon arres­ta­tion aux Pays-Bas, en Espagne et en Ita­lie. Les tri­bu­naux de ces trois pays m’ont éga­le­ment don­né raison.

Il est donc par­fai­te­ment inad­mis­sible qu’un jour­na­liste comme M. Debor­su cède devant les réac­tions de quelques pro­vo­ca­teurs embus­qués en dépit de mes acquit­te­ments à répé­ti­tion. Acquit­te­ments dont il est par­fai­te­ment au cou­rant, de son propre aveu sur le pla­teau. Les pro­non­cés de jus­tice n’aua­rient aucune valeur à ses yeux ?

M. Debor­su a failli à sa mis­sion jour­na­lis­tique. Il a com­mis une grave faute pro­fes­sion­nelle en m’in­ter­di­sant de prendre la parole au motif qu’il était en désac­cord avec mes opi­nions. On ne peut contraindre un invi­té sur un pla­teau de TV à ne tenir que des pro­pos par­ta­gés par le pré­sen­ta­teur d’une émis­sion. Ce type de cen­sure consti­tue une vio­la­tion grave de la liber­té d’expression.

De ce fait, durant le temps extrê­me­ment limi­té qui m’a été impar­ti, je n’ai même pas eu l’oc­ca­sion de défendre des idées. Je me suis conten­té de rap­pe­ler cer­tains faits avé­rés, notam­ment la pré­sence d’armes fran­çaises aux mains de groupes ter­ro­ristes en Syrie, la man­sué­tude de M. Didier Reyn­ders à l’é­gard de Belges par­tis en Syrie pré­sen­tés par le ministre en avril 2013 comme de pro­bables “héros d’une révo­lu­tion” et le silence volon­taire de nos gou­ver­ne­ments face aux crimes com­mis par des dji­ha­distes contre les mino­ri­tés de Syrie bien avant les car­nages qu’ils ont com­mis en Europe. Ce qui m’a tout de même valu la menace du pré­sen­ta­teur d’être exclu du pla­teau. “Je ne vais pas vous lais­ser conti­nuer à ce pro­pos-là”. “Je vous prie de m’ex­cu­ser de ne pas vous lais­ser dire des choses qui me paraissent exces­sives”. “Vous n’êtes pas ici pour…” “Si vous conti­nuez comme ça je vais mal­heu­reu­se­ment devoir vous exclure du pla­teau”. “S’il vous plaît, sinon je vais vrai­ment devoir deman­der…” Pas moyen, dans ces condi­tions, de pou­voir mener un débat serein à un moment où cette exi­gence est plus pres­sante que jamais !

M. Debor­su a cen­su­ré non pas des idées mais de l’in­for­ma­tion. Celle qui rap­pe­lait le rôle d’An­ka­ra et des puis­sances occi­den­tales dans l’es­sor du phé­no­mène djihadiste.

« Effec­ti­ve­ment, Mon­sieur Kimyon­gur, vous êtes un peu muse­lé puisque vous racon­tez des choses qui ne me conviennent pas.»

Pire, il a été jus­qu’à m’ac­cu­ser d’in­ci­ter les jeunes à par­tir au dji­had et à com­battre la France, rai­son­ne­ment abso­lu­ment ahu­ris­sant qui est aux anti­podes de mes affir­ma­tions. Par ailleurs, en quoi le fait de rap­pe­ler que la France a aidé notam­ment sur le plan logis­tique des dji­ha­distes pour­rait inci­ter ces mêmes dji­ha­distes à com­battre la France ?

Je dis au contraire que la poli­tique étran­gère fran­çaise ouver­te­ment pro-dji­ha­diste a inci­té les jeunes Fran­çais et Belges à s’en­ga­ger sur le front syrien. Il suf­fit de consul­ter le dis­cours de nos res­pon­sables poli­tiques jus­qu’à il y a encore peu, leur sou­tien “non létale” et au-delà aux dji­ha­distes maquillés en « rebelles modé­rés ». Sans oublier toutes les faci­li­tés et sou­tiens mili­taires appor­tés par la Tur­quie à ces mêmes terroristes.

Il me semble que M. Des­thexe, séna­teur MR, incite davan­tage au ter­ro­risme (en Syrie) en décla­rant : “Les meur­triers, je veux qu’ils res­tent en Syrie (ou qu’ils aillent en prison).”

Votre col­lègue Emma­nuelle Praet a elle aus­si offen­sé le peuple syrien en affir­mant : “Il ne faut pas qu’ils (les jeunes Belges radi­ca­li­sés) reviennent”.

Autre­ment dit, le peuple syrien peut cre­ver sous les lames et les balles de délin­quants belges.

Ce dis­cours irres­pon­sable résume par­fai­te­ment l’at­ti­tude de nos auto­ri­tés à l’é­gard du peuple syrien qui se retrouve depuis long­temps à la mer­ci de nos délin­quants et qui a mal­gré tout réus­si, au prix d’é­normes sacri­fices, à conte­nir Daech.

Ain­si, tant que nos délin­quants tuaient des inno­cents en Syrie, nous nous en lavions les mains. Jus­qu’au jour où ils ont eu la mau­vaise idée de revenir…

L’at­ti­tude sus­pi­cieuse et les pro­pos mena­çants de M. Debor­su à mon encontre devant des cen­taines de mil­liers de télé­spec­ta­teurs consti­tuent une atteinte fla­grante à la liber­té d’ex­pres­sion et à ma dignité.

En guise de répa­ra­tion du dom­mage moral, j’in­vite votre chaîne à publier la pré­sente lettre sur son site.

Bahar Kimyongür