L’appel de l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot

Par Lyo­nel Trouillot

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Le Nou­vel­liste

Madame Lalime et la gamine de Duvivier

Dans la région de Duvi­vier, au nord de Port-au-Prince, une ado­les­cente est décé­dée, tuée par une balle à la tête. Comme dans Sou­ve­nir de la nuit du quatre, de Vic­tor Hugo, « l’enfant n’a pas crié vive la Répu­blique ». Elle était juste au mau­vais moment, au mau­vais endroit. Dans un de ces quar­tiers où le ban­di­tisme est au ser­vice d’un pou­voir assas­sin. On l’avait dit : aujourd’hui dans l’illégalité la plus totale, Jove­nel Moïse n’a plus que les armes pour ten­ter de se main­te­nir au pouvoir.

C’était pré­vi­sible. Des Haï­tiens l’avaient pré­vu, en avaient par­lé aux diplo­mates, aux jour­na­listes étran­gers, à la classe des affaires en Haï­ti. Tout ce monde avait refu­sé d’entendre à quel point étaient réels dans la conscience popu­laire le refus de conti­nuer dans la paro­die de démo­cra­tie for­melle, les reven­di­ca­tions pour la jus­tice sociale et la jus­tice tout court. Com­bien le spec­tacle de la gabe­gie et l’horreur des mas­sacres per­pé­trés dans les quar­tiers popu­laires ren­daient toute accep­ta­tion du pou­voir de Jove­nel Moïse et du par­ti PHTK impossible.

Nous étions nom­breux, impli­qués dans la vie civile et poli­tique, à leur dire que des gens allaient mou­rir, qu’on cou­rait droit à un nou­veau macou­tisme en réponse aux reven­di­ca­tions populaires.Mais nous ne sommes que des Haï­tiens, qu’avons-nous à dire sur les affaires d’Haïti !

Il est connu que ce qui vaut pour ailleurs ne vaut pas pour Haï­ti. Le pou­voir viole la Consti­tu­tion, qu’est-ce qu’une Consti­tu­tion haï­tienne ? D’ailleurs celle-là n’est pas bonne. Elle a été rédi­gée par des Haï­tiens. Nous avons des experts qui leur en feront ne bonne. En atten­dant, celle-là, que le pou­voir la jette à la pou­belle. Rien de grave.

Le Conseil supé­rieur du pou­voir judi­ciaire a pro­cla­mé la fin du man­dat pré­si­den­tiel de Jove­nel Moïse le 7 février 2021. Mais qu’est-ce qu’un Conseil supé­rieur du pou­voir judi­ciaire haï­tien ? La nou­velle rap­por­tée par un cer­tain nombre de médias étran­gers n’a pas été cet acte de droit de la plus haute ins­tance, garante du mot du droit. Elle a été plu­tôt une pré­ten­due ten­ta­tive de coup d’état contre le « pré­sident » Jove­nel Moïse. Elle n’a pas été non plus l’arrestation et l’humiliation publique d’un juge à la Cour de Cas­sa­tion, la vio­la­tion des droits élé­men­taires d’un groupe de citoyens expo­sés comme des bêtes sous pré­texte de ten­ta­tive d’assassinat d’un « pré­sident » qui détient le mono­pole des armes. Aujourd’hui elle ne sera pas la fer­me­ture des locaux de l’Ecole de la Magis­tra­ture et de la Cour de Cas­sa­tion. Elle ne sera pas non plus la mort de cette gamine que des gangs pro-Jove­nel ont assassinée.

Elle ne sera pas non plus qu’on ne peut plus par­ler de ministres, de police natio­nale. Il n’y a plus que des hommes en armes, les uns por­tant des uni­formes, d’autres pas, qui répriment. Sous Duva­lier, on avait enten­du un pré­sident de la Croix Rouge dire que pour défendre son chef, « je ferai de Port-au-Prince un Hima­laya de cadavres ».

Les décla­ra­tions des pro-Jove­nel ne sont pas loin : c’est Jove­nel ou votre mort. La gamine de Duvi­vier n’avait peut-être pas enten­du la menace, trop naïve pour y croire.

Quelle honte ! Et quel racisme ! Y a‑t-il un autre mot ?

De la part de la classe des affaires, de cer­tains des plus riches et des plus impor­tants de ses membres, en tout cas. Peur du peuple. Peur du chan­ge­ment. Absence de volon­té d’une vraie répu­blique, même capi­ta­liste. La richesse par la rente, par l’absence de normes. Alors, le peuple… pas un acteur poli­tique impor­tant. Le « blanc » et le pou­voir en place. Faire avec. Pour ses grandes et petites affaires.

De la part de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ». Com­ment la repré­sen­tante du Secré­taire géné­ral des Nations Unies a‑t-elle pu ava­li­ser la folie dic­ta­to­riale de Jove­nel Moïse ? Com­ment les ambas­sades et les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales ont-elles pu accor­der leur sou­tien objec­tif à cette folie meur­trière ? Mépris total des ana­lyses faites par les Haï­tiens, cher­cheurs, intel­lec­tuels ou simples citoyens. Mépris total du peuple haï­tien jugé sans doute inca­pable de pen­ser sa réa­li­té. Besoin de tran­quilli­té pour conti­nuer à mener leur poli­tique de coopé­ra­tion à leur guise : Jove­nel Moïse les laisse faire et en retour ils le laissent faire.

Tout ce monde ne parle sans doute même pas créole. Et sur­tout, la réa­li­té des souf­frances d’un peuple qui réclame ses droits les inté­resse moins que le faire-valoir. Ailleurs, quand le peuple est dans les rues, il se bat pour la démo­cra­tie. En Haï­ti, quand le peuple est dans la rue, il ne sait pas ce qu’il fait. Ou l’opposition l’y a pous­sé avec de l’argent. Comme si « l’opposition », la pauvre, dis­po­sait de res­sources plus grandes qu’un pré­sident qui dirige par décret, par­mi les­quels un décret reti­rant ses pou­voirs à la Cour supé­rieure des comptes, organe de contrôle de l’usage des finances publiques.

Cette poli­tique en deux poids deux mesures s’explique faci­le­ment. Ayant depuis trente ans pla­cé la vie poli­tique d’Haïti sous pilo­tage auto­ma­tique, finan­cé élec­tions tru­quées après élec­tions tru­quées, les repré­sen­tants de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » en Haï­ti ont besoin du faire-valoir d’une démo­cra­tie qui fonctionne.

« La démo­cra­tie qui fonc­tionne » a tué une gamine dans le quar­tier de Duvi­vier. Elle en tue­ra d’autres. Des adultes aus­si. Elle arrê­te­ra des juges, des intel­lec­tuels, peut-être un jour l’auteur de cette chro­nique. Elle répan­dra la ter­reur en atta­quant des rési­dences pri­vées, en orga­ni­sant des cam­brio­lages qui tournent au meurtre. Elle met­tra fin à toute vie ins­ti­tu­tion­nelle. Madame Lalime écri­ra peut-être dans ses mémoires pour­quoi elle a fait que les choses en arrivent là, pour­quoi fal­lait-il que cette gamine meure.