Le hip-hop pour soutenir la vitalité de l’Afrique

Yanick Létourneau : J'ai hâte de voir le prochain président issu de la génération hip-hop, (...) qui ont troqué l'aspect musical pour s'impliquer concrètement que ce soit dans la politique, les mouvements sociaux ou les mouvements populaires, par exemple l'éducation populaire

Entre­tien d’Am­zat Bou­ka­ri-Yaba­ra avec Yanick Létourneau

Le docu­men­taire Les États-Unis d’A­frique : au-delà du hip-hop suit le rap­peur Didier Awa­di dans la réa­li­sa­tion de son der­nier album Pré­si­dents d’A­frique. Pour com­po­ser cet opus qui rend hom­mage aux grandes figures de l’his­toire afri­caine comme Lumum­ba, Cabral et San­ka­ra, Awa­di a voya­gé dans une qua­ran­taine de pays afri­cains et aux États-Unis.

Ren­contre avec le réa­li­sa­teur, Yanick Létour­neau, qui a rem­por­té avec ce film le Prix de la Cri­tique et de la Ciné­ma­thèque qué­bé­coise, lors des 14e Ren­contres inter­na­tio­nales du docu­men­taire de Mont­réal en novembre 2011.

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Com­ment est né le pro­jet du documentaire ?

En 2003, j’ai réa­li­sé un pre­mier long-métrage qui s’ap­pe­lait Chro­nique urbaine, sur le hip-hop à Mont­réal. Le film avait bien mar­ché, et j’a­vais été invi­té par le fes­ti­val Vues d’A­frique à le pré­sen­ter à Oua­ga­dou­gou, à la télé­vi­sion natio­nale, mais aus­si dans des évé­ne­ments, des ren­contres avec le public. Au même moment, il y avait Oua­ga Hip-hop, un fes­ti­val de musique hip-hop avec des invi­tés qui viennent d’un peu par­tout en Afrique. Mon hôtel était à deux pas de l’é­vé­ne­ment, et donc j’y étais tout le temps. J’ai décou­vert beau­coup d’ar­tistes que je ne connais­sais pas, et j’ai ren­con­tré Awa­di : je l’ai d’a­bord vu en live, puis j’ai tenu à le ren­con­trer après. J’ai aus­si ren­con­tré Smo­ckey du Bur­ki­na. L’i­dée très géné­rale de faire un docu­men­taire sur le hip-hop est née ici, et j’en ai par­lé à Awa­di qui a approuvé.

De retour au Cana­da, j’ai com­men­cé à bos­ser sur une ébauche de pro­jet pour avoir un finan­ce­ment et retour­ner, moi et mon cos­cé­na­riste Sébas­tien Tétrault, à Oua­ga Hip-hop 2005. Ce fes­ti­val avait l’a­van­tage de regrou­per plu­sieurs artistes du conti­nent dans la même ville. On pou­vait avoir tout le monde en même temps sans avoir à se dépla­cer dans plu­sieurs pays. À mon retour, je me suis aper­çu qu’on ne pou­vait pas faire un film sur le hip-hop afri­cain et ses per­son­nages, Awa­di et Smo­ckey, sans abor­der les ques­tions de poli­tique, sans abor­der l’his­toire. Et c’est vers 2005 que Didier Awa­di a com­men­cé à tra­vailler sur son pro­jet Pré­si­dents d’A­frique, qui a été en par­tie une source d’ins­pi­ra­tion, et qui m’a don­né le goût de le suivre, lui, comme per­son­nage. Il y avait aus­si Smo­ckey comme per­son­nage que j’a­vais iden­ti­fié, et qui est très per­ti­nent parce que de tous les artistes du Bur­ki­na, c’est pro­ba­ble­ment celui qui ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, et qui va jus­qu’au bout sans com­pro­mis. Ces gens-là m’ins­pi­raient. On est reve­nu à Mont­réal, et ça a pris envi­ron quatre années de recherches pour appro­fon­dir le film et obte­nir fina­le­ment les fonds pour par­tir en tournage.

Com­ment en êtes-vous arri­vés à élar­gir le pro­jet aux États-Unis et à rete­nir Awa­di comme per­son­nage principal ?

Durant le par­cours, le pro­jet a évo­lué. C’est deve­nu beau­coup plus large que l’A­frique. À un moment don­né, on avait tout un volet États-Unis pour par­ler du hip-hop poli­tique amé­ri­cain, et de sa déna­tu­ra­tion par le fait que les majors ont ache­té tous les petits labels qui se retrouvent dans des grands conglo­mé­rats. Pour toutes sortes de cir­cons­tances au niveau du tour­nage et du mon­tage, on a lais­sé tom­ber parce qu’il aurait fal­lu faire des séries. Et puis, il est appa­ru lors du tour­nage que le per­son­nage le plus inté­res­sant était Awa­di parce qu’il per­met­tait, avec son pro­jet d’al­bum, de tou­cher à quelques-uns de nos per­son­nages comme M‑1 ou Smo­ckey. La créa­tion de l’al­bum Pré­si­dents d’A­frique est pour nous un pré­texte pour aller à la ren­contre d’ar­tistes, de pays, de per­son­nages comme Tho­mas San­ka­ra, Patrice Lumum­ba, Kwame Nkru­mah, et c’est comme ça qu’on est arri­vé à faire ce film.

La force de votre docu­men­taire est de don­ner la parole à des per­son­nages qui assument leur dis­cours sub­ver­sif et qui ne se contentent pas de res­ter dans une pos­ture. C’est un docu­men­taire mili­tant qui détruit tous les sté­réo­types clas­siques sur l’A­frique. Vous mon­trez une Afrique posi­tive. Est-ce que le but était de faire naître des voca­tions par­mi les Afri­cains, pour que la jeu­nesse afri­caine s’en­gage politiquement ?

Il y a deux élé­ments. C’est un film pour tous les jeunes Afri­cains et j’es­père que ça va leur don­ner le goût de se réap­pro­prier leur his­toire, de mieux savoir qui ils sont, d’être fiers de leur pas­sé, et des gens qui se battent encore aujourd’­hui, de leur don­ner le goût de se replon­ger dans la ques­tion poli­tique, de s’en­ga­ger un peu plus en tant que citoyens, de se lever pour se battre, pour chan­ger les choses. Je crois que ce chan­ge­ment est pos­sible, mais ça passe par l’é­du­ca­tion popu­laire, ça passe par une orga­ni­sa­tion comme on le men­tionne en Afrique du Sud. D’autre part, on a fait ce film-là aus­si pour les gens qui ne sont pas afri­cains, qui ne connaissent peut-être ni l’A­frique ni le hip-hop. Les États-Unis d’A­frique est une ten­ta­tive de tou­cher un plus grand public et de faire connaître l’œuvre de ces artistes, mais aus­si de ces grands hommes et de ces grandes femmes qui ont vou­lu chan­ger l’histoire.

Quelle est la matu­ri­té poli­tique du hip-hop aujourd’­hui ? Est-ce que vous pen­sez que le trans­fert de la musique hip-hop sur le ter­rain des luttes poli­tiques et sociales fini­ra par ame­ner une nou­velle géné­ra­tion de diri­geants afri­cains au pouvoir ?

Je pense que oui. Je me consi­dère comme fai­sant par­tie de la géné­ra­tion hip-hop. J’ai gran­di avec cette musique. La pre­mière fois que j’en ai enten­due, j’a­vais douze ans : Grand Mas­ter Flash, Sugar Hill Gang, Her­bie Han­cock, ils m’ont sui­vi dans mon par­cours. Le grand moment a été la décou­verte de Public Ene­my et la sor­tie du film de Spike Lee, Do the right thing. Ça m’a habi­té, et puis il y a comme une nos­tal­gie de cette époque-là qu’on ne retrouve plus du tout dans le por­trait de la musique com­mer­ciale actuelle, mais qui existe pour­tant. C’est un peu dif­fé­rent en Afrique parce qu’on n’a pas la pres­sion des majors. Le mar­ché média­tique n’est pas aus­si concen­tré, il n’y a pas autant d’argent en jeu, et les artistes se sont beau­coup pris en main eux-mêmes. Un très bon exemple, c’est jus­te­ment Didier Awa­di. C’est l’un des rares de cette géné­ra­tion hip-hop sur le conti­nent afri­cain qui voyage autant. La géné­ra­tion hip-hop a appris à avoir ce franc-par­ler, à dire les choses comme elles sont. On n’a pas peur de l’autorité.

Que pen­sez-vous par exemple de l’im­pli­ca­tion de la géné­ra­tion hip-hop et de son impact poli­tique au Sénégal ?

Une expé­rience inté­res­sante a eu lieu au Séné­gal en 2000, quand les artistes hip-hop se sont mobi­li­sés pour inci­ter les jeunes à aller voter dans un pays où ils repré­sentent 65 % de la popu­la­tion. Après, le chan­ge­ment, est-ce que c’est vrai­ment à cause du hip-hop ? Je pense qu’il y a un ensemble de fac­teurs, mais je suis convain­cu que le hip-hop a été un fac­teur impor­tant pour faire sor­tir les popu­la­tions. On a envie que ça change, on prend des risques au-delà du simple rôle d’a­mu­ser la foule en chan­tant des chan­sons, et je trouve ça très posi­tif. J’ai hâte de voir le pro­chain pré­sident issu de la géné­ra­tion hip-hop, de voir des diri­geants qui viennent de cette géné­ra­tion, qui ont tro­qué l’as­pect musi­cal pour s’im­pli­quer concrè­te­ment que ce soit dans la poli­tique, les mou­ve­ments sociaux ou les mou­ve­ments popu­laires, par exemple l’é­du­ca­tion populaire.

Le film fait voya­ger à tra­vers l’A­frique, du Séné­gal à l’A­frique du Sud en pas­sant par le Bur­ki­na Faso. Est-ce que vous avez fait des impasses ou renon­cer à tour­ner dans cer­tains pays comme le Congo-Kin­sha­sa de Patrice Lumumba ?

J’au­rais aimé pou­voir voya­ger avec Didier sur cinq ans et le suivre dans la qua­ran­taine de pays où il a été. Il a enre­gis­tré qua­rante mor­ceaux, mais on en retrouve vingt sur l’al­bum. Pour des rai­sons de moyens, on ne pou­vait pas le suivre par­tout. Il faut faire des sacri­fices, et c’est tou­jours déchi­rant parce que je pense que le Congo est un pays phare, un pays impor­tant, un pays sym­bole de la condi­tion actuelle de l’A­frique. Heu­reu­se­ment dans le film, Smo­ckey nous parle du Congo. On a réus­si par la recherche d’ar­chives à l’I­NA (Ins­ti­tut natio­nal de l’au­dio­vi­suel) à insé­rer la voix de Patrice Lumum­ba qui nous amène au Congo. On a trou­vé des façons créa­tives qui nous ont per­mis d’en faire un peu plus que d’a­me­ner toute une équipe de tour­nage au Congo. On a fait un peu la même chose avec Frantz Fanon et Cheikh Anta Diop. On men­tionne plu­sieurs noms, on envoie plu­sieurs petits mes­sages sub­li­mi­naux, on jette des réfé­rences sans appro­fon­dir, mais pour les gens qui sont inté­res­sés et pour ceux qui savent déjà, ce sont des petits clins d’œil très appréciés.

Avec Zulu­boy, vous allez en Afrique du Sud, le pays de Nel­son Man­de­la, héros de la lutte contre l’a­par­theid. Avec M‑1, vous allez aux États-Unis, puis vous sui­vez Awa­di à l’in­ves­ti­ture du pré­sident Barack Oba­ma. Au-delà des sym­boles que repré­sentent Man­de­la et Oba­ma, ces deux pre­miers pré­si­dents noirs de l’his­toire de leur pays res­pec­tif, quel est le mes­sage que votre film sou­haite trans­mettre en ce qui concerne l’ac­tua­li­té de la lutte contre le racisme ?

Cette lutte fait par­tie du film mais je ne l’ex­pri­me­rai pas par rap­port à la figure de Man­de­la et d’O­ba­ma. Pour moi, c’est autre chose. Un film comme ça contri­bue à lut­ter contre les cli­chés néga­tifs, les pré­ju­gés contre l’homme noir. Ce film, je reprends le titre d’un article [[Michael-Oli­ver Har­ding, “Les États-Unis d’A­frique : arme de des­truc­tion mas­sive contre tous ces cli­chés péri­més de l’A­frique”, Nightlife.ca, 16.11.2011, lien : [www.nightlife.ca/arts-culture/les-etats-unis-d-afrique-arme-de-destruction-massive-contre-tous-ces-cliches-perimes-de]]], est en fait une arme de des­truc­tion mas­sive pour lut­ter contre ces cli­chés. J’ai vou­lu cas­ser ces pré­ju­gés qu’on a, en don­nant des bribes d’his­toire de per­sonnes qui se sont tenues debout, en mon­trant des per­sonnes qui se battent. Par le biais du hip-hop, j’ai vou­lu don­ner cette autre image de l’A­frique d’au­jourd’­hui, une Afrique fière, debout, qui lutte contre son oppres­sion et pour la maî­trise de son propre destin.

Le site Inter­net du film [http://etatsunisdafrique.onf.ca/#/etatsunisdafrique] est éga­le­ment très riche.

On a déve­lop­pé un site inter­ac­tif afin de valo­ri­ser tous les conte­nus qu’on a pu tour­ner autour du film. On a par exemple des entre­vues avec Blan­dine, la sœur de Tho­mas San­ka­ra, qui nous raconte de façon très per­son­nelle le rap­port de la famille avec le pou­voir en place, les ques­tions liées à la soi-disant pré­sence de Tho­mas dans ce pseu­do-cime­tière qui est en fait un dépo­toir d’or­dures. On a Jay‑Z qui répond à une ques­tion, des entre­vues plus pous­sées avec M‑1, avec Awa­di, Smo­ckey, Zulu­boy… On a vou­lu mettre en valeur ces conte­nus qui n’é­taient pas dans le film et les rendre acces­sibles par le biais d’une inter­face ludique où l’u­sa­ger est invi­té à com­po­ser une phrase slo­gan sur l’A­frique, qui le ren­voie ensuite à un choix de vidéos que l’on peut par­ta­ger pour faire décou­vrir d’autres points de vue sur l’Afrique.

Les États-Unis d’A­frique, au-delà du hip-hop, docu­men­taire de Yanick Létour­neau. Péri­phe­ria Productions/ONF. (75 min, Canada)

Source de l’ar­ticle : afri­cul­tures