Vers le milieu des années 90, et plus précisément à la suite des grèves de décembre 1995, s’est constitué en France autour, notamment, de l’association Acrimed et du journal PLPL, un courant politique (désignons-le ainsi) qu’il est convenu de qualifier de « critique radicale des médias ».
Si les travaux du sociologue Pierre Bourdieu et les écrits du journaliste Serge Halimi en constituent incontestablement les bases théoriques principales, les racines intellectuelles de ce mouvement se retrouvent également de l’autre côté de l’atlantique dans le travail entamé plus de vingt ans auparavant par l’économiste Edward S. Herman et le linguiste Noam Chomsky.
Deux hommes en colère
L’un comme l’autre, politisés très jeunes par leur environnement familial et leur fréquentation des milieux radicaux, sont assez naturellement amenés à se rencontrer lors de leur engagement commun contre la guerre du Vietnam à la fin des années 60.
De leur collaboration qui débute alors sont nés, au cours de la décennie suivante, plusieurs épais ouvrages, précis et très documentés sur diverses questions de politique étrangère[[Notamment les deux volumes de The political economy of Human rights parus en 1979.]] . Ces études de cas leur ont donné l’occasion de mettre en évidence une orientation quasi-systématique de l’information diffusée par les grands médias dans le sens des intérêts des pouvoirs politiques et financiers dominants.
Les deux auteurs ont publié en 1988 une synthèse de ces années de recherche sous la forme d’un ouvrage devenu l’une des références centrale de la critique des médias et intitulé La Fabrication du consentement.
A l’époque, l’originalité de ce livre était double. Si le constat ne constituait pas en lui-même une révélation fracassante, l’étendue et la précision quasi scientifique de leur travail portait le faisceau de preuve à une densité rarement atteinte auparavant.
Mais surtout, les deux hommes ne se contentaient pas de consigner leurs observations ; ils se proposaient également d’expliquer à travers une grille de lecture analytique comment et pourquoi les médias étaient amenés « à jouer leur rôle d’organe de propagande ».
Une telle explication s’avérait nécessaire. En effet, la propagande dont il est question ici n’a plus grand-chose à voir avec les bourrages de crâne de la « grande guerre » ni avec la rudimentaire propagande des régimes fascistes. L’orientation de l’information ne provient plus, pour l’essentiel, d’une volonté étatique planifiée et autoritaire – pas plus que d’un “complot” fomenté par une poignée d’individus démoniaques et omniscients.
Son aspect systématique interdit cependant de la réduire à des “emballements” ponctuels – le terme a fait florès dans les médias dominants – faisant des journalistes le jouet de malheureux concours de circonstances.
Cette orientation, expliquent au contraire Herman et Chomsky, découle logiquement de contraintes structurelles – c’est-à-dire inscrites dans le mode d’organisation et de fonctionnement des industries médiatiques – qui vont “filtrer” et modeler les informations qui seront diffusées.
Si le nom de Noam Chomsky est aujourd’hui mondialement connu, il est moins souvent rappelé que cette analyse structurelle est en réalité pour l’essentiel le fruit du travail de son co-auteur, comme l’a d’ailleurs expliqué Chomsky lui-même à plusieurs reprises.
Dès l’université, Edward S. Herman s’est spécialisé dans l’étude des questions de propriété, de concentration et de contrôle du pouvoir au sein des grandes structures financières (banques, fonds communs de placement, sociétés d’épargne et de prêts).
Il élargit par la suite son travail aux grandes entreprises commerciales, et publie en 1981, sous l’égide de la Twentieth Century Fund, un “think tank” progressiste, une étude importante intitulée Corporate control, corporate power. Cet ouvrage représente la matrice du modèle analytique qu’il appliquera ensuite, dans son travail commun avec Chomsky, aux entreprises médiatiques[L’absence de traduction en français des ouvrages d’Herman concernant les bases théoriques du “modèle de propagande” explique, peut-être, en partie, l’ignorance manifeste et la profonde bêtise des critiques que l’on a pu lire à ce propos dans les médias hexagonaux. Pour un florilège délicieux, voir « [La Conspiration. Comment les journalistes (et leurs favoris) falsifient l’analyse critique des médias ».]] .
Une analyse institutionnelle
En première approximation, le principe de base du modèle analytique proposé par les auteurs peut se résumer ainsi : au sein d’une société capitaliste, toute institution est structurée de manière hiérarchique et régie par des rapports de force et de propriété. Au sein de ces structures inégalitaires, certains individus ont donc, plus que d’autres, le pouvoir de se faire entendre et de faire prévaloir leur intérêt personnel ainsi que leur vision idéologique et politique. Ils ont le pouvoir de faire de leur désir personnel un « désir-maître », pour reprendre l’expression de l’économiste Frédéric Lordon, c’est-à-dire un désir qui s’impose à d’autres en lieux et place de leurs désirs propres[[Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010.]] .
En observant la distribution de ces rapports de propriété et de pouvoir ainsi que l’identité et la position sociale des individus qu’ils favorisent, il doit donc être possible de déduire l’orientation probable que prendra le mode de fonctionnement de l’institution en question.
En l’occurrence, les médias dominants se trouvent être des entreprises privées commerciales évoluant dans un système de marché concurrentiel et détenus par des actionnaires dont la motivation essentielle est la recherche de profits maximums.
Outre les investissements de leurs propriétaires, ces médias sont essentiellement financés par leurs recettes publicitaires. Leurs principaux clients sont donc également des hommes d’affaires (parfois eux-mêmes propriétaires d’autres médias) qui les paient – en proportion de leur taux d’audience – pour diffuser des réclames commerciales pour leurs produits.
Ces financements ne relèvent donc pas d’une forme de mécénat qui investirait à fonds perdus par pure vertu démocratique ; ces investisseurs ont des attentes qu’il sera impératif de combler.
Ce qui vaut pour le modèle américain se retrouve d’ailleurs également de ce côté de l’atlantique. « Évidemment, nous sommes une chaîne commerciale. Nous vivons de la publicité, avait ainsi expliqué un jour Patrick Lelay, alors PDG de TF1. « Nous vendons à nos clients une audience de masse, un nombre d’individus susceptibles de regarder un spot de publicité.[[Télérama, 9.09.2004.]] » En conséquence, poursuivait-il, « l’objectif est de plaire à un maximum de gens pour réaliser un maximum d’audience ».
« Pour nous l’Audimat, c’est la caisse, renchérissait Gérard Louvin, responsable des variétés. S’il n’y a personne à l’Audimat, on ferme la boîte[[ Monde, 26.02.1996.]]. » Or pour faire de l’audimat précisait-il, « il faut ratisser large […]. Il faut faire du spectacle. Et au premier degré. Je suis premier degré, moi, à un point inimaginable. »
Ainsi les lois de la concurrence capitaliste imposent un certain nombre de règles dont le respect met en jeu la survie même de l’entreprise. Quelle que puisse être par ailleurs la bonne volonté de ses membres, ils se trouvent enrôlés et assujettis à la satisfaction des désirs de ceux qui assurent leur existence matérielle en les finançant. D’où le terme de contraintes « structurelles », par opposition au simple jeu des volontés individuelles. « La loi de la gravitation existe, chers amis. Et la loi de l’argent aussi » résumait sans plus s’en émouvoir la revue Médias [6], dont on devine par-là les positions progressistes…
Dans le modèle d’analyse proposé par Herman et Chomsky, outre les contraintes financières évoquées, deux catégories d’acteurs extérieurs à l’entreprise ont également une l’influence déterminante.
La première est constituée par les sources d’information auxquelles vont avoir recours les journalistes. Produire un contenu de qualité demande du temps et suppose de maîtriser son sujet. Or les logiques commerciales, au contraire, par la vitesse de production qu’elles requièrent et leur souci constant de minimiser les couts, limitent la capacité d’investigation personnelle. Les journalistes seront donc contraints de se reposer sur des sources extérieures ; ils en seront d’autant plus dépendants que leur formation professionnelle aura mis l’accent sur la productivité au détriment des ressources intellectuelles qui pourraient leur donner un minimum de recul critique sur la valeur des “expertises” recueillies.
Viennent ensuite ce que les auteurs appellent les « tirs de barrage », c’est-à-dire les protestations adressées aux entreprises par des groupes de pression et les procédures judiciaires qui peuvent parfois les accompagner.
Enfin, le dernier élément qui entre en jeu est celui des présupposés idéologiques qui vont dominer au sein de l’institution et en particulier parmi ses membres les plus influents.
Ce sont tous ces facteurs institutionnels qui vont surdéterminer les critères de sélection du personnel et l’attribution des postes de responsabilité, corseter les conditions de travail quotidiennes des journalistes, influer sur les processus de sélection et de traitement de l’information et définir les conditions d’accès à l’espace public de parole.
Or, dans le cas des entreprises médiatiques, notent Chomsky et Herman, les effets de tous ces “filtres” s’additionnent.
Les individus qui contrôlent les sources de financements et qui occupent les postes de pouvoir au sein des entreprises médiatiques (comme au sein des institutions gouvernementales) sont issus pour l’immense majorité du même milieu social (« aisé », comme on dit pudiquement). Ils ont souvent suivi des parcours scolaires similaires, fréquentent les mêmes cercles sociaux et partagent de ce fait peu ou prou les mêmes intérêts de classe à titre personnel et la même vision du monde (présupposés aristocratiques et individualistes, anticommunisme viscéral, glorification de l’entreprise privée et de la toute-puissance du “marché” – en somme : le maintien de l’ordre social existant).
Il en va de même pour les principales sources d’informations des journalistes, c’est-à-dire celle qui ont les moyens de se faire entendre (sources gouvernementales, services de communication des entreprises, lobbies idéologiques et leurs mercenaires intellectuels) et les groupes de pressions les plus influents (à commencer par les annonceurs).
C’est, enfin et surtout, cette même proximité idéologique qui conditionne la cooptation dans ce cercle très restreint, les promotions (ou déclassements), l’attribution d’une qualité d’expert “impartial”, et assure un accès privilégié à la parole médiatique en même temps qu’une écoute bienveillante et attentive.
Pierre Bourdieu, Jean-Marie Cavada, Daniel Schneidermann
(“Arrêt sur images”, France 5, 20.01.1996)
Manufacturing consent, managing dissent
La grille d’analyse proposée par Herman et Chomsky ne postule pas, cependant, l’impossibilité pour une opinion dissidente de s’exprimer. Bien au contraire, un minimum de pluralisme est vital pour que les médias puissent apparaitre libres et indépendants. Une institution à caractère idéologique dont les biais seraient trop ostensibles ne pourrait fonctionner très longtemps[Que l’on se souvienne simplement du référendum organisé en 2005 au sujet du projet de constitution européenne. La victoire du “non” avait démontré, si ce n’est la résistance absolue du public à la propagande médiatique ou une formidable percée des idées de la gauche radicale, du moins la contre-productivité évidente d’un système de propagande dès lors qu’il est clairement identifié comme tel. Voir à ce sujet la synthèse publiée par l’association Acrimed : [Médias en campagne, Retours sur le référendum de 2005.]] .
Ce modèle prédit cependant que les opinions orthodoxes (parce qu’ajustées aux présupposés idéologiques de ceux qui contrôlent l’accès à l’espace public de parole) se fraieront toujours beaucoup plus facilement un passage dans le courant dominant ; qu’elles y seront pour les mêmes raisons spontanément jugées plus légitimes et par conséquent plus largement diffusées et valorisées ; que les éléments factuels inopportuns et les points de vue dissidents seront pour leur part la plupart du temps ignorés, à défaut marginalisés, déformés ou calomniés ; que les débats, enfin, seront toujours largement encouragés mais dans des limites ou sous des formes qui excluent toute remise en cause profonde de l’ordre établi.
« Maintenant, interrogeait Chomsky lors d’une conférence publique, demandez-vous, quelle image du monde vous vous attendez à voir émerger de ce type d’organisation ? »
« Et bien, poursuivait-il, une réponse plausible est que les points de vue et les positions politiques mis en avant seront celles qui répondent aux besoins, aux intérêts et à la vision des acheteurs, des vendeurs et du marché. Ce serait plutôt surprenant si ce n’était pas le cas. […] Vous vous attendez à ce que les institutions adoptent un mode de fonctionnement qui sert leur intérêt, parce que si elles ne le faisaient pas, elles ne seraient pas en mesure de fonctionner très longtemps. » [[Noam Chomsky, Understanding power, The New Press, New York, 2002]]
Il s’agit là bien entendu de principes généraux à nuancer, ce que font très longuement Chomsky et Herman sans pour autant laisser la complexité de leur analyse en occulter les tendances les plus lourdes. En particulier le constat évident que les médias sont une institution au service d’intérêts particuliers à l’agenda desquels ne figurent ni l’intérêt général ni le droit du citoyen à une information impartiale – et encore mois le projet d’une émancipation populaire. Et en second lieu, le fait tout aussi incontournable qu’en chaussant les lunettes médiatiques, nous sommes portés à voir le monde tel que la classe dirigeante a intérêt à ce que nous le percevions.
Depuis plus d’une quinzaine d’années, en France, les nombreuses analyses publiées par les divers représentants de la critique radicale des médias, tout en comblant les amateurs de “complexité” et de “nuances”, ont confirmé l’incompatibilité structurelle de l’industrie médiatique avec sa fonction démocratique supposée – à savoir garantir la possibilité pour le citoyen, en tant qu’acteur politique, de se former une opinion libre et éclairée.
« Si dans le principe, observait il y a déjà quelques années le sociologue Alain Accardo, il est vrai qu’il n’y a pas de vie démocratique possible sans liberté de l’information, dans son état actuel la presse est devenue plus un obstacle qu’une aide à une véritable vie démocratique. »[[Alain Accardo, « Un journalisme de classe moyenne », in Pascal Durand (Dir.), Médias et censures. Figures de l’orthodoxie, Université de Liège, 2004.]]
Daniel Querry
Source : blog de D. Querry
Post Scriptum : quelques sources d’information supplémentaires sur le « modèle de propagande »
La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, a été traduit et publié par les éditions Agone en 2008. Il est possible de lire l’introduction du livre en ligne, ainsi que des extraits sur le site de l’association Acrimed.
(Attention : il existe une autre traduction particulièrement médiocre de l’ouvrage, parue en 2003 aux éditions du Serpent à plumes sous le titre La Fabrique de l’opinion publique. A fuir…)
Par ailleurs, le visionnage du documentaire Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the Media est un bon moyen de se familiariser avec le modèle de propagande et les analyses politiques de Chomsky en général.
Et en Anglais :
“A propaganda Model” (extrait du livre Manufacturing Consent)
“The Propaganda Model Revisited” (Edward S. Herman, 1996)
“The Propaganda Model : A Retrospective” (Edward S. Herman, 2003)