L’échec de la restructuration de la dette grecque en 2012 : quelques enseignements à tirer

Éric Toussaint interviewé par Maud Bailly

En 2012, la Troïka a procédé à une restructuration de la dette grecque qui n’a pas été bénéfique : pourquoi ? [Ce texte est extrait de la partie finale d’une longue interview publiée le 19 janvier 2015 : [http://cadtm.org/Restructuration-audit-suspension]]

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C’est exact. Le contexte est le sui­vant : à par­tir de début 2010, la Grèce a été vic­time d’attaques spé­cu­la­tives des mar­chés finan­ciers qui ont exi­gé des taux d’intérêt tota­le­ment exa­gé­rés en contre­par­tie de finan­ce­ment ser­vant à rem­bour­ser sa dette. La Grèce était donc au bord de la ces­sa­tion de paie­ment parce qu’elle ne par­ve­nait pas à refi­nan­cer sa dette à des taux rai­son­nables. La Troï­ka est inter­ve­nue avec un plan d’ajustement struc­tu­rel sous la forme d’un « Mémo­ran­dum ». Il s’agissait de nou­veaux cré­dits octroyés à la Grèce, à condi­tion qu’elle rem­bourse ses créan­ciers : c’est-à-dire avant tout des banques pri­vées euro­péennes, à savoir dans l’ordre les banques fran­çaises, alle­mandes, ita­liennes, belges… Ces cré­dits étaient bien évi­dem­ment assor­tis de mesures d’austérité qui ont eu un effet bru­tal, voire catas­tro­phique, sur les condi­tions de vie des popu­la­tions et l’activité éco­no­mique elle-même.

En 2012, la Troï­ka a orga­ni­sé une restruc­tu­ra­tion de la dette grecque concer­nant uni­que­ment les créan­ciers pri­vés, à savoir des banques pri­vées des États de l’Union euro­péenne qui avaient déjà réus­si à for­te­ment se désen­ga­ger mais conser­vaient tout de même cer­taines créances sur la Grèce, et d’autres créan­ciers pri­vés tels que des fonds de pen­sion de tra­vailleurs grecs. Cette restruc­tu­ra­tion impli­quait une réduc­tion de la dette grecque de l’ordre de 50 à 60 % à l’égard des créan­ciers pri­vés. La Troï­ka elle-même, qui avait prê­té de l’argent à la Grèce à par­tir de 2010, a orga­ni­sé la restruc­tu­ra­tion de la dette grecque en refu­sant de réduire les créances qu’elle déte­nait. Cette opé­ra­tion a été pré­sen­tée comme une réus­site par les médias domi­nants, les gou­ver­ne­ments occi­den­taux, le gou­ver­ne­ment grec ain­si que le FMI et la Com­mis­sion euro­péenne. On a ten­té de faire croire à l’opinion publique inter­na­tio­nale et à la popu­la­tion grecque que les créan­ciers pri­vés avaient consen­ti des efforts consi­dé­rables pour tenir compte de la situa­tion dra­ma­tique dans laquelle se trou­vait la Grèce. En réa­li­té, cette opé­ra­tion n’a abso­lu­ment pas été béné­fique pour le pays en géné­ral, et encore moins pour sa popu­la­tion. Après une baisse momen­ta­née de la dette au cours de l’année 2012 et au début 2013, la dette de la Grèce est repar­tie à la hausse et a dépas­sé le niveau atteint en 2010 – 2011. Les condi­tions impo­sées par la Troï­ka ont entraî­né une chute dra­ma­tique de l’activité éco­no­mique du pays, le PIB a bais­sé de plus de 25 % entre 2010 et début 2014. Et sur­tout, les condi­tions de vie de la popu­la­tion ont été dra­ma­ti­que­ment dégra­dées : vio­la­tion des droits éco­no­miques et sociaux et des droits col­lec­tifs, régres­sion en matière de sys­tème de retraite, réduc­tion dras­tique des ser­vices ren­dus par la san­té publique et l’éducation publique, licen­cie­ments mas­sifs, perte de pou­voir d’achat… Ajou­tons de plus que l’une des condi­tions à l’allègement de la dette grecque était le chan­ge­ment de droit appli­cable et de juri­dic­tion com­pé­tente en cas de litige avec les créan­ciers. En somme, cette restruc­tu­ra­tion de dette peut être consi­dé­rée comme tota­le­ment contraire aux inté­rêts de la popu­la­tion grecque et de la Grèce en tant que pays.

En quoi compares-tu cette restructuration de la dette grecque avec le Plan Brady qui a été déployé dans les pays du Sud suite à la crise de la dette qui a éclaté en 1982 ?

Le Plan Bra­dy [Le Plan « Bra­dy » tire sa déno­mi­na­tion du nom du secré­taire d’État au Tré­sor états-unien entre 1988 et 1993, Nicho­las Bra­dy. [http://www.treasury.gov/about/history/pages/nfbrady.aspx]] a effec­ti­ve­ment été mis en place à la fin des années 1980 et a concer­né une ving­taine de pays du Sud endet­tés. Il s’agissait d’un plan de restruc­tu­ra­tion de dettes avec un échange des créances ban­caires contre des titres garan­tis par le Tré­sor états-unien, à condi­tion que les banques cré­di­trices réduisent le mon­tant des créances et qu’elles remettent de l’argent dans le cir­cuit. Le volume de la dette a été réduit de 30 % dans cer­tains cas, et les nou­veaux titres [les bons Bra­dy] ont garan­ti un taux d’intérêt fixe d’environ 6 %, ce qui était très favo­rable aux ban­quiers. Le pro­blème était ain­si réglé pour les banques et repous­sé pour les débiteurs.

On retrouve les mêmes ingré­dients au sein du Plan Bra­dy que dans les restruc­tu­ra­tions de dettes impo­sées à la Grèce, mais aus­si à l’Irlande, au Por­tu­gal et à Chypre.

1° : Le Plan Bra­dy, tout comme les Mémo­ran­dums impo­sés aux pays de la « péri­phé­rie » de l’Union euro­péenne, ont en com­mun le fait que les auto­ri­tés publiques des grandes puis­sances et des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales rem­placent comme prin­ci­paux créan­ciers les banques pri­vées. Tous ces plans visent donc à per­mettre aux banques pri­vées de se reti­rer comme créan­ciers prin­ci­paux des pays concer­nés et de s’en tirer à bon compte, en étant rem­pla­cées par les pou­voirs publics des grandes puis­sances créan­cières et par des ins­ti­tu­tions mul­ti­la­té­rales comme le FMI. C’est exac­te­ment ce qui s’est pas­sé dans le cadre du Plan Bra­dy. En Europe, c’est la Com­mis­sion euro­péenne, le Méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té [MES], la BCE et le FMI qui ont, en tant que créan­ciers, rem­pla­cé pro­gres­si­ve­ment et mas­si­ve­ment les banques pri­vées et les autres ins­ti­tu­tions finan­cières privées.

2° : Toutes ces opé­ra­tions sont bien évi­dem­ment accom­pa­gnées de condi­tion­na­li­tés qui imposent la mise en œuvre de poli­tiques d’austérité et d’orientation néo­li­bé­rale extrê­me­ment dures.

3° : L’autre point com­mun, c’est l’échec de ces restruc­tu­ra­tions pour les pays débi­teurs. Dans le cadre du plan Bra­dy, même des éco­no­mistes néo­li­bé­raux comme Ken­neth Rogoff et Car­men Rein­hart [[Ken­neth Rogoff a été éco­no­miste en chef du FMI et Car­men Rein­hart, pro­fes­seur d’université, est conseillère du FMI et de la Banque mon­diale.]] recon­naissent que celui-ci n’a pas été béné­fique pour les pays concer­nés : les réduc­tions de dette ont fina­le­ment été beau­coup plus faibles que ce qui avait été annon­cé et, sur le long terme, le mon­tant total de la dette a aug­men­té et les mon­tants rem­bour­sés sont consi­dé­rables. On peut en dire autant aujourd’hui de la Grèce, de Chypre, du Por­tu­gal et de l’Irlande.

En somme, si la restructuration de dette n’est pas la solution, quelle voie préconises-tu pour que les États puissent résoudre le problème de la dette ?

Il s’agit pour les États de poser des actes sou­ve­rains unilatéraux :

1° en réa­li­sant un audit inté­gral de la dette — avec une par­ti­ci­pa­tion citoyenne active ;

2° en sus­pen­dant le paie­ment de celle-ci ; 3° en refu­sant d’en payer la part illé­gi­time ou illégale ;

4° en impo­sant une réduc­tion du reli­quat. La réduc­tion du reli­quat [c’est-à-dire de la part res­tante, après annu­la­tion de la part illé­gi­time et/ou illé­gale] peut s’apparenter à une restruc­tu­ra­tion, mais en aucun cas elle ne pour­ra iso­lé­ment consti­tuer une réponse suffisante.

Que se passe-t-il si un gouvernement entame des négociations avec les créanciers en vue d’une restructuration sans suspendre le paiement de la dette ?

Sans sus­pen­sion de paie­ment préa­lable et sans audit ren­du public, les créan­ciers se trouvent en situa­tion de domi­na­tion. Or il ne faut pas sous-esti­mer leur capa­ci­té de mani­pu­la­tion, qui amè­ne­rait les gou­ver­ne­ments à faire des com­pro­mis inac­cep­tables. C’est la sus­pen­sion du paie­ment de la dette en tant qu’acte sou­ve­rain uni­la­té­ral qui crée le rap­port de force avec les créan­ciers. De plus, une sus­pen­sion force les créan­ciers à se mon­trer. En effet, quand il s’agit d’affronter les déten­teurs de titres, s’il n’y a pas de sus­pen­sion ceux-ci agissent de manière mas­quée, opaque car les titres ne sont pas nomi­na­tifs. Et c’est seule­ment en fai­sant bas­cu­ler ce rap­port de force que les États créent les condi­tions pour pou­voir impo­ser des mesures qui fondent leur légi­ti­mi­té sur le droit inter­na­tio­nal et et sur le droit interne. Dans le cas des créan­ciers de la Grèce, du Por­tu­gal, d’Irlande et de Chypre, la Troï­ka consti­tue le créan­cier prin­ci­pal et sera for­cé à se mettre à table pour négocier.

Dans ce cas, le gouvernement pourrait entamer une négociation afin de démontrer à l’opinion publique que les créanciers adoptent une position inacceptable et qu’il ne lui reste pas d’autre issue que d’opter pour une action unilatérale ?

Oui, mais cette démarche com­porte un risque. Il n’est pas exclu que les créan­ciers fassent traî­ner la négo­cia­tion et réus­sissent à créer de la confu­sion dans l’esprit de la popu­la­tion en fai­sant pas­ser le gou­ver­ne­ment pour intran­si­geant et en gagnant un maxi­mum de temps, alors que le pays a besoin d’une solu­tion d’urgence et ne peut pas se per­mettre de vider ses caisses pour payer la dette.

Défi­nir le moment oppor­tun pour décré­ter la sus­pen­sion du rem­bour­se­ment de la dette cor­res­pond aux condi­tions spé­ci­fiques de chaque pays : état de la conscience de la popu­la­tion, situa­tion d’urgence ou non, chan­tage ou non des créan­ciers, situa­tion éco­no­mique géné­rale du pays… Dans cer­taines cir­cons­tances, l’audit peut pré­cé­der la sus­pen­sion de paie­ment ; dans d’autres, les deux actions doivent se dérou­ler simultanément.