Les discriminations racistes : une arme de destruction massive

Eh bien non, ce n’est pas « encore » un livre sur les discriminations mais enfin un livre sur les discriminations. Les discriminations racistes : Préface du livre de Saïd Bouamama

par Chris­tine Del­phy, 15 mai

Cer­tains diront : encore un livre sur les dis­cri­mi­na­tions ! Ce sont les mêmes qui disent : « Assez de repen­tance ! » — comme s’il y avait eu le début de l’ombre d’une repen­tance — applau­dis par tous ceux pour qui le pire cau­che­mar serait d’avoir à s’excuser de leurs igno­mi­nies ou de celles de leurs pères et frères. Arro­gance du domi­nant, et arro­gance fran­çaise. Ou peut-être retard fran­çais : peut-on ima­gi­ner les Anglais par­ler aujourd’hui de la colo­ni­sa­tion de l’Inde et la défendre en disant : « mais nous avons fait des routes et des hôpitaux » ?discriminations_racistes.jpg

Eh bien non, ce n’est pas « encore » un livre sur les dis­cri­mi­na­tions mais enfin un livre sur les dis­cri­mi­na­tions. Les dis­cri­mi­na­tions racistes.

Mais enfin, dira-t-on, depuis le temps qu’on parle du racisme ! C’est vrai. Mais de quoi parle-t-on ? Qu’entend-on par racisme ? Depuis le temps qu’on en parle, que des uni­ver­si­taires, des cher­cheurs du CNRS, des socio­logues, des phi­lo­sophes, écrivent des livres sur le sujet ?

Ces livres, pour la majo­ri­té d’entre eux, parlent des indi­vi­dus racistes et de leurs idées. Ils ne sont pas à dédai­gner, loin de là. Mais, quand dans son livre pion­nier, paru en 1972, Colette Guillau­min par­lait de l’Idéologie raciste, elle incluait dans l’idéologie les repré­sen­ta­tions et les pra­tiques, pas seule­ment les idées. Puis, dans les années 80, les idées des racistes — ou des sexistes — leurs « pré­ju­gés », sont deve­nus le seul centre d’intérêt des cher­cheurs. Les plus connus des spé­cia­listes du racisme en France sont les cher­cheurs qui ont ana­ly­sé les théo­ries racistes, qui ont dis­tin­gué des époques, des nuances, des écoles : le racisme « bio­lo­gique » pré­cé­dant le racisme « cultu­rel », le racisme du pro­lé­ta­riat à dis­tin­guer du racisme des bour­geois ; le racisme nazi, le racisme fran­çais, le racisme espa­gnol ; l’histoire des idées racistes, la struc­ture phi­lo­so­phique des idées racistes.

Ce n’est pas inin­té­res­sant. Et cela meuble : pen­dant ce temps, on avait l’impression que le ter­rain était occu­pé, et cer­tai­ne­ment, sur le plan de l’institution uni­ver­si­taire, il l’était ; l’impression qu’on pro­gres­sait dans la connais­sance du racisme, qu’on allait pou­voir lut­ter contre.

Cette stra­té­gie d’occupation était aus­si une stra­té­gie de « contain­ment » ; pen­dant ce temps, on oubliait l’autre moi­tié des pro­ta­go­nistes du racisme : les vic­times. Dans ces livres, sauf excep­tion déjà men­tion­née, aucune place pour celles et ceux qui pâtissent du racisme, celles et ceux qui ne sont pas seule­ment tués ou inju­riés par « les racistes », mais sur­tout dis­cri­mi­nés. Ce terme pas­sif « être dis­cri­mi­né » vient d’ailleurs d’apparaître dans la langue. Les pre­mières études, confi­den­tielles, par­lant à l’occasion de dis­cri­mi­na­tion, remontent tout au plus aux années 90.

En fait, les vic­times du racisme n’intéressaient per­sonne. Et l’ampleur du pré­ju­dice qu’elles subissent n’était pas appré­hen­dée : ces des­ti­na­taires des actes racistes ne pou­vaient être vic­times que d’individus iso­lés, qui les insul­taient et par­fois les agres­saient phy­si­que­ment. C’était ça le racisme, c’était à la fois révol­tant et exceptionnel.

Les spé­cia­listes du racisme refu­saient l’idée même de racisme sys­té­mique, sou­te­nant que cela signi­fie­rait « un racisme sans acteurs ». Et à Dieu ne plaise ! Quelle hor­reur ! Or, que les acteurs ne soient pas des indi­vi­dus iso­lés ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’acteurs. Mais que dans un sys­tème, il est dif­fi­cile, voire impos­sible, de tenir pour res­pon­sables quelques indi­vi­dus nom­mé­ment identifiés.

Quand toute une popu­la­tion, à rai­son de son « ori­gine », ou de son « sexe », souffre d’un taux de chô­mage extra­or­di­nai­re­ment éle­vé, d’un taux de pro­mo­tion extra­or­di­nai­re­ment bas, cela n’est impu­table à aucun indi­vi­du, ni même à des indi­vi­dus. C’est ce qu’on appelle le racisme sys­té­mique, et c’est cela que Boua­ma­ma étu­die et dénonce.

Dans le même temps, et avant même de le dénon­cer, il doit dénon­cer la déné­ga­tion et le déni : « Non, il n’y a pas de dis­cri­mi­na­tion en France. Tout le monde est égal ». Ah oui ? « Oui, puisque c’est dans la Consti­tu­tion, dans nos valeurs, dans notre iden­ti­té nationale.
Oui, puisque c’est écrit. »

Dans l’optique fran­çaise, les faits comptent pour peu : seuls les prin­cipes ont de la valeur, et les nôtres sont irré­pro­chables. L’égalité est un de nos prin­cipes, donc l’égalité existe, tel est le sophisme fran­çais ; et la consé­quence, c’est qu’on ne doit pas s’attarder ni même poser le regard sur ce qui dans la réa­li­té n’est pas conforme au principe.

« Si cela arrive, vous dit-on avec impa­tience, cela doit être acci­den­tel, ou alors — mer­veilleuse porte de sor­tie ! — peut-être n’avez-vous pas, vous per­son­nel­le­ment, toutes les qua­li­tés requises ? Mais soyez assuré.e que nos prin­cipes ont été res­pec­té à la lettre ».

Le dédain pour la réa­li­té, le dédain pour les vic­times du racisme, pour leurs vies, pour leurs his­toires, pleines d’efforts non récom­pen­sés et de souf­france morale, le même dédain est ce que les fémi­nistes ren­contrent quand elles dénoncent l’injustice faite aux femmes, l’injustice qui est le pain quo­ti­dien, la musique de fond, l’odeur âcre qui entoure, qui consti­tue, qui est la vie des femmes.

C’est pour cela que Saïd Boua­ma­ma est mon âme frère. Parce que le racisme comme sys­tème, le patriar­cat comme sys­tème, se res­semblent tant. Tous les sys­tèmes hié­rar­chiques, tous les sys­tèmes de clas­se­ment, pos­sèdent les mêmes méca­nismes : d’abord, la dis­cri­mi­na­tion ; ensuite, ses ratio­na­li­sa­tions : les femmes sont trop ceci ou trop peu cela, comme les « issus de l’immigration ». Les ratio­na­li­sa­tions peuvent varier : on ne reproche pas les mêmes choses aux unes et aux autres. Mais ces ratio­na­li­sa­tions ont en com­mun d’être des ratio­na­li­sa­tions des mêmes actions : de la « mise en bas » dans la réalité.

Ces ratio­na­li­sa­tions, l’idéologie raciste ou l’idéologie sexiste, sont aus­si en elles-mêmes une action : on espère que les humilié.es et les offensé.es vont finir par croire qu’elles et ils sont sales, impur.es, inca­pables, mépri­sables. Bien sûr, mépri­sables : car sinon, pour­quoi seraient-elles/ils méprisé.es ? Pour­quoi se retrou­ve­raient-elles et ils tou­jours en bas, en bas de tout, en bas par­tout ? Et sou­vent elles et ils finissent par le croire, sinon tota­le­ment, au moins un peu. Le racisme, comme le sexisme, les minent de l’intérieur. Il leur est dif­fi­cile, par­fois, sou­vent, de trou­ver en eux la convic­tion de leur pleine huma­ni­té, cette convic­tion sans laquelle on ne peut se révolter.

Aujourd’hui, pour de mul­tiples rai­sons, grâce à de mul­tiple révoltes — Marches pour l’égalité, nais­sance des Indi­gènes de la Répu­blique (dont Boua­ma­ma a été l’un des ini­tia­teurs), émeutes des ban­lieues en 2005 — et aux injonc­tions de l’Europe, la France est obli­gée de prendre en compte les dis­cri­mi­na­tions raciales, que Boua­ma­ma pré­fère à juste titre appe­ler les dis­cri­mi­na­tions racistes.

Mais les prend-elle vrai­ment en compte comme des dis­cri­mi­na­tions sys­té­miques ? Certes sur le plan juri­dique, elle a dû accep­ter la notion de « dis­cri­mi­na­tion indi­recte » — qui se fait par la com­pa­rai­son des chiffres (d’emploi, de pro­mo­tion, etc.), en vigueur depuis 40 ans en Grande-Bre­tagne et aux USA, et qui est donc fon­dée sur l’idée de dis­cri­mi­na­tion sys­té­mique. Mais la France conserve cepen­dant le même réper­toire d’explications du racisme.

En France, dit Boua­ma­ma, on explique les inéga­li­tés de deux façons contra­dic­toires : l’une, qu’il appelle « cultu­ra­liste », place la res­pon­sa­bi­li­té de ces inéga­li­tés sur les gens qui les subissent, c’est le dis­cours sur l’intégration jamais assez com­plète. L’autre, à l’opposé, qu’il appelle « ouvrié­riste », nie la spé­ci­fi­ci­té des dis­cri­mi­na­tions racistes. Boua­ma­ma pro­pose le para­digme de la concur­rence — la mise en concur­rence de toutes les forces de tra­vail. Ce para­digme sup­pose que les dis­cri­mi­na­tions se sont aggra­vées avec la glo­ba­li­sa­tion et le néo-libé­ra­lisme éco­no­mique. Puis, il ana­lyse les réponses appor­tées par la socié­té fran­çaise aux dis­cri­mi­na­tions racistes ; ces réponses sont basées sur des études ; mais, curieu­se­ment, ces études abou­tissent toutes à « la pro­duc­tion d’un savoir atten­du » qui ne fait que confor­ter le para­digme cultu­ra­liste dominant.

La deuxième par­tie, l’analyse cri­tique des « réponses », don­ne­ra aux fémi­nistes un sen­ti­ment de « déjà vu » assez inquié­tant : rien ne bouge parce que « les men­ta­li­tés peinent à chan­ger ». Ah, ces men­ta­li­tés ! Déjà le PCF nous les ser­vait à chaque fois que nous reven­di­quions un chan­ge­ment dans la réa­li­té : « ah non, pas pos­sible, les men­ta­li­tés ne sont pas prêtes. Reve­nez l’année pro­chaine. » Heu­reu­se­ment, il existe quelques groupes poli­tiques qui prennent le social au sérieux : seule­ment, dans leur social, il n’y a que la condi­tion ouvrière, Une et Indi­vi­sible (curieu­se­ment sem­blable, en ceci, à la Répu­blique). Par­ler de sexisme ou de racisme, c’est « divi­ser la classe ouvrière ».

Bou­ma­ma plaide pour le para­digme de la concur­rence, de la fonc­tion­na­li­té des dis­cri­mi­na­tions racistes et sexistes pour l’ensemble du sys­tème, et pour une démarche qui oublie un peu les « men­ta­li­tés » : « il ne s’agit plus de chan­ger les joueurs mais les règles du jeu ». Il montre com­ment les ins­ti­tu­tions mises en place pour étu­dier et/ou lut­ter contre les dis­cri­mi­na­tions sont des gad­gets, et des gad­gets dan­ge­reux car ils pro­duisent à nou­veau des dis­cours qui rendent les discriminé.es res­pon­sables de leur échec : qu’il s’agisse du dis­cours incan­ta­toire sur le chan­ge­ment des men­ta­li­tés, du « par­rai­nage », de la « for­ma­tion des acteurs », de l’accompagnement des vic­times de dis­cri­mi­na­tions pour qu’elles ne se com­plaisent pas dans l’idée erro­née qu’elles sont des vic­times, tous ces pro­cé­dés évitent de mettre en cause l’aspect sys­té­mique, nient de fac­to son exis­tence, ren­voient les discriminé.es à leurs insuf­fi­sances, à leur mau­vaise inté­gra­tion, à leur incom­pé­tence, pro­fes­sion­nelle ou sociale.

Saïd Boua­ma­ma a com­men­cé sa car­rière mili­tante avec la Marche pour l’égalité de 1983, dont il est res­pon­sable pour la région Nord. Il en a vécu la récu­pé­ra­tion par SOS-Racisme et sa petite main jaune. Dans les mêmes années il est deve­nu socio­logue et a écrit 18 ouvrages (voir la biblio­gra­phie) ; il ne se lasse pas d’essayer d’expliquer com­ment les inéga­li­tés se pro­duisent, d’essayer de lut­ter contrer le repli iden­ti­taire des « Fran­çais de souche » (voir notam­ment La France, autop­sie d’un mythe natio­nal [[Paris, Larousse, 2008.]]) ; il est de tous les com­bats, en tant que mili­tant et en tant que socio­logue, car il est indis­so­cia­ble­ment l’un et l’autre, et j’aime cette iden­ti­té double dans laquelle je me recon­nais. Nous nous sommes ren­con­trés le 4 février 2004 lors du pre­mier mee­ting de l’association « Une école pour tous/tes », contre la loi scé­lé­rate excluant les jeunes filles qui portent le fou­lard de l’école publique. Il a publié le pre­mier livre sur le sujet pen­dant l’été : L’affaire du fou­lard isla­mique : la construc­tion d’un racisme res­pec­table [[Lille, Le geai bleu, 2004.]]. Avant et après, les titres se sont suc­cé­dés. On n’arrive pas tou­jours, en tant que lec­trice, à suivre sa pro­duc­tion abon­dante, qui fait de lui l’un des meilleurs « experts »… Pour­quoi est-il alors si peu cité par ses pairs ? Ce ne peut être parce qu’il s’appelle Boua­ma­ma, non, en voi­là une hypo­thèse absurde ! Alors, parce qu’il est à la fois « juge et partie » ?

C’est vrai que sur la dis­cri­mi­na­tion, les Blancs qui ne la subissent pas, sont mieux pla­cés pour par­ler, et sur­tout, pour être enten­dus. Comme les hommes sont plus cré­dibles, et crus, pour par­ler de l’oppression des femmes.

Dans son avant-der­nier ouvrage, un livre col­lec­tif de la ZEP [[Nique la France, ZEP, 2010.]] Boua­ma­ma laisse paraître son exas­pé­ra­tion. Son par­cours me fait pen­ser au titre d’un livre de la grande poète états-unienne, Adrienne Rich : Une patience folle m’a menée jusqu’ici (Poèmes 1978 – 1981).

Dans cet ouvrage-ci, c’est à Boua­ma­ma le péda­gogue inlas­sable que nous avons affaire. Il y explique — avec patience ! — que, y com­pris quand on pré­tend recon­naître les dis­cri­mi­na­tions et quand on pré­tend lut­ter contre, on s’arrange pour les occul­ter ; et que tant qu’on n’aura pas recon­nu qu’elles sont pro­duites par l’ensemble du sys­tème, et que réci­pro­que­ment ces dis­cri­mi­na­tions, racistes ou sexistes, pro­duisent le sys­tème, on ne pour­ra éli­mi­ner ni les dis­cri­mi­na­tions, ni le sys­tème d’oppression dit « plus général ».

Il fau­dra bien qu’on finisse par l’entendre.

Source : [les mots sont importants
->http://lmsi.net/Les-discriminations-racistes-une]