Les Iraniennes peuvent-elles parler ?

Vues de France (et de Bel­gique), les mobi­li­sa­tions en Iran à la suite du meurtre de Jina Mah­sa Ami­ni sont mises au ser­vice de récits conve­nus sur la musul­mane en péril, l’islam, la moder­ni­té ou l’impérialisme. Au mépris d’une ana­lyse rigou­reuse du contexte iranien.

Dans un article fameux paru en 1988, la phi­lo­sophe indienne Gaya­tri C. Spi­vak posait la ques­tion sui­vante : « les subal­ternes peuvent-elles par­ler ? ». Pour y répondre, l’auteure s’appuie en fin de texte sur l’histoire tra­gique de Bhu­va­nes­wa­ri Bha­du­ri, une jeune femme de 16 ou 17 ans qui s’est pen­due à Cal­cut­ta en 1926.

Ce sui­cide avait alors été inter­pré­té comme ayant un lien avec le rituel du sati par lequel la veuve se jette dans le bûcher funé­raire de son défunt époux. B. Bha­du­ri n’étant pas mariée, il fut sup­po­sé que son geste résul­tât d’une rela­tion illé­gi­time. G. C. Spi­vak a révé­lé le carac­tère erro­né de ces lectures.

Membre d’un groupe indé­pen­dan­tiste indien et inca­pable d’accomplir l’assassinat poli­tique dont elle avait été char­gée, Bha­du­ri a pré­fé­ré se sui­ci­der. La réduc­tion de son geste à une his­toire d’amour illi­cite, alors qu’elle a mis fin à ses jours pen­dant qu’elle était indis­po­sée (excluant toute pos­si­bi­li­té de gros­sesse), fit dire à Spi­vak que « la subal­terne en tant que femme ne peut être ni enten­due ni lue ».

Les pré­cau­tions prises par B. Bha­du­ri pour que son geste ne soit pas inter­pré­té comme résul­tant d’une gros­sesse illé­gi­time ont été vaines. Les repré­sen­ta­tions colo­niales l’ont relé­guée au rang de femme sou­mise alié­née par sa culture. Coin­cé entre l’impérialisme et le patriar­cat, son récit n’avait aucune chance d’être enten­du. Une sur­di­té à la parole subal­terne qui a tou­jours cours.

Émotion et émeutes

Le 13 sep­tembre 2022, Mah­sa Ami­ni, 22 ans, une habi­tante de la petite ville ira­nienne de Saghez dans la pro­vince du Kur­dis­tan, était en visite à Téhé­ran. Elle a été arrê­tée par « la patrouille d’orientation » (plus connue sous le nom de « police des mœurs ») pour des motifs qui demeurent encore flous. Elle est morte trois jours plus tard en déten­tion, offi­ciel­le­ment d’un arrêt cardiaque.

Une ver­sion aus­si­tôt démen­tie par sa famille, qui évoque des traces de bles­sures sur son corps. Cette mort vio­lente a sus­ci­té une vive émo­tion dans le pays, où des émeutes ont écla­té dans plu­sieurs villes (ce n’est pas un hasard si les mots émeute et émo­tion par­tagent la même racine). La répres­sion visant la tenue ves­ti­men­taire des femmes est la cause immé­diate du soulèvement.

Mais celui-ci s’est éten­du à de nom­breux sec­teurs de la socié­té ira­nienne, « la police des mœurs » étant per­çue comme le sym­bole de la bru­ta­li­té d’un régime qui ne tolère aucune contes­ta­tion. L’annonce d’une aug­men­ta­tion du prix du fuel avait don­né lieu à l’automne 2019 à de grandes mani­fes­ta­tions anti­gou­ver­ne­men­tales dont la répres­sion avait fait plus de 300 morts.

À l’heure actuelle, les forces de sécu­ri­té ira­niennes ont déjà fait des dizaines de vic­times par­mi les mani­fes­tants, bilan qui devrait s’alourdir à mesure que les pro­tes­ta­tions se pour­suivent et gagnent en inten­si­té. Les tirs à balles réelles se mul­ti­plient et démontrent une nou­velle fois que le régime est déci­dé à répri­mer dans le sang toute oppo­si­tion à sa politique.

Dévoilements

En France, les com­men­ta­teurs d’habitude si réti­cents à dénon­cer les vio­lences poli­cières qui ont cours ici ont salué avec enthou­siasme le sou­lè­ve­ment ira­nien. Les images de femmes bra­vant les auto­ri­tés et reti­rant leur fou­lard ont fait l’objet d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion immé­diate. La sym­bo­lique règne en maître, au détri­ment d’une ana­lyse rigou­reuse des faits.

La féti­chi­sa­tion du dévoi­le­ment des Ira­niennes atteint des som­mets d’orientalisme. Les racines pro­fondes du sou­lè­ve­ment sont mises de côté au pro­fit d’une lec­ture cultu­ra­liste des évé­ne­ments. Les pon­cifs sur le voile, le régime des mol­lahs, l’islam, etc. servent ain­si de grille d’interprétation à des phé­no­mènes sociaux qui méritent autre chose que ce prêt-à-pen­ser raciste.

La spé­ci­fi­ci­té de la poli­ti­sa­tion du port du voile en Iran est éva­cuée. Le voile aurait la même valeur par­tout. Et si les Ira­niennes dénoncent son impo­si­tion par le régime, alors c’est le voile même qui devrait être inter­dit en France. Une manière de légi­ti­mer l’offensive isla­mo­phobe et de dénier aux musul­manes por­tant le voile en France toute auto­no­mie sur leur propre pratique.

Les images d’Iraniennes brû­lant leur voile ont pu être com­prises ici comme une mise à dis­tance, voire comme un rejet de l’islam. Le paral­lèle avec les céré­mo­nies de dévoi­le­ment dans l’Algérie colo­ni­sée est frap­pant. À par­tir de mai 1958, les auto­ri­tés colo­niales ont lit­té­ra­le­ment mis en scène des musul­manes ôtant leurs voiles sur la place publique à Alger. Une opé­ra­tion de pro­pa­gande des­ti­née à mon­trer que la puis­sance occu­pante était du côté des Algé­riennes, contre le patriar­cat qui les écrasait.

Mais qu’on l’idéalise ou qu’on le rejette, le geste de défiance des Ira­niennes contre l’imposition éta­tique du voile doit être inter­pré­té dans son contexte pré­cis, au risque de faire téles­co­per des époques et des enjeux radi­ca­le­ment différents.

Fémonationalisme

Le dis­cours domi­nant sur l’Iran est celui de musul­manes pri­son­nières de leur culture qu’il fau­drait accom­pa­gner vers la moder­ni­té. Le patriar­cat de la socié­té fran­çaise est exo­né­ré par la mise en accu­sa­tion du patriar­cat musul­man. La poli­to­logue Sara R. Far­ris a for­gé le terme fémo­na­tio­na­lisme pour dési­gner pareille ins­tru­men­ta­li­sa­tion du fémi­nisme à des fins racistes.

Abré­via­tion de fémi­nisme et de natio­na­lisme fémo­cra­tique (ce terme désigne les hommes qui tiennent des dis­cours fémi­nistes), le fémo­na­tio­na­lisme ren­voie à l’exploitation des thèmes fémi­nistes par les natio­na­listes et les néo­li­bé­raux dans les cam­pagnes contre l’islam et l’immigration, et à la par­ti­ci­pa­tion de fémi­nistes et de fémo­crates à la stig­ma­ti­sa­tion des hommes musul­mans sous la ban­nière de l’égalité des sexes.

L’affaire de Cologne consti­tue un cas d’école. La pro­pa­ga­tion de la fausse infor­ma­tion fai­sant état de cen­taines de viols com­mis par des per­sonnes migrantes dans la nuit du Nou­vel An dans cette ville alle­mande témoigne de la dif­fu­sion en Europe de l’image des hommes musul­mans comme étant des vio­leurs en puis­sance du fait de leur arrié­ra­tion cultu­relle en matière sexuelle.

Parce qu’elle rejette le faux dilemme entre anti­sexisme et anti­ra­cisme, la prise en compte du fémo­na­tio­na­lisme est une invi­ta­tion à ne pas cultu­ra­li­ser les vio­lences sexistes et sexuelles. Comme l’avaient sou­li­gné Silke Stö­ckle et Marion Weg­schei­der dans une tri­bune rédi­gée au len­de­main de l’affaire de Cologne, en Europe « le sexisme n’est pas un pro­duit importé ».

Anti-impérialisme confus et sélectif

Des émeutes consé­cu­tives à un crime poli­cier sont cou­rantes en France. Le sou­lè­ve­ment actuel en Iran nous est à maints égards fami­lier. Cer­tains s’en dis­tan­cient pour­tant et expriment leur sym­pa­thie pour le régime ira­nien, décrit comme oppo­sant et vic­time de l’impérialisme états-unien. Selon cette grille de lec­ture ana­ly­sée par Lei­la al-Sha­mi et Robin Yas­sin-Kas­sab, c’est l’État ira­nien (et non sa popu­la­tion) qui est cen­sé repré­sen­ter les opprimés.

Une pos­ture éta­tiste et cam­piste, qui se pense radi­cale et sub­ver­sive, mais demeure pri­son­nière du regard domi­nant. Un héri­tage archaïque de la guerre froide, qui pola­rise le monde en deux camps et pro­duit « un anti-impé­ria­lisme sélec­tif et confus ».

La fausse alter­na­tive entre cri­tique de l’impérialisme et sou­tien aux émeu­tiers recon­duit en défi­ni­tive un sta­tu quo qui arrange les par­ti­sans de l’embargo illé­gi­time et injuste contre l’Iran, mais aus­si le régime de Téhé­ran lui-même, qui pré­sente de manière oppor­tune ses oppo­sants dans le pays comme des agents désta­bi­li­sa­teurs à la solde de l’Occident.

Une logique conspi­ra­tion­niste et raciste reprise sur les réseaux sociaux en France, qui dépo­li­tise les débats et ôte toute capa­ci­té d’action spon­ta­née aux popu­la­tions arabes et/ou musul­manes dans la région, qui seraient satis­faites d’endurer la pau­vre­té et l’humiliation. De la Tuni­sie au Sou­dan, de la Syrie à l’Égypte, der­rière chaque sou­lè­ve­ment contre la dic­ta­ture, il y aurait la main de l’Occident qui pilote l’opération.

Refuser la polarisation

L’instrumentalisation raciste de la mort de Jina Mah­sa Ami­ni et des pro­tes­ta­tions qui ont sui­vi est obs­cène. La féti­chi­sa­tion du dévoi­le­ment des Ira­niennes est insup­por­table. Mais ce n’est pas le sujet prin­ci­pal. Le sujet reste et demeure la mort d’une femme parce que des forces de l’ordre ont jugé sa tenue inap­pro­priée et se sont sen­ties auto­ri­sées à dis­po­ser de son corps.

Réduire la popu­la­tion ira­nienne au seul sta­tut de vic­time de l’impérialisme est aus­si sim­pliste que de figer les Ira­niennes dans celui de vic­times du seul patriar­cat. Il faut reje­ter cette fausse alter­na­tive et cher­cher – à l’instar de She­rene H. Razack – à défi­nir une posi­tion qui per­met­tra « de condam­ner tout autant le lar­gage de bombes sur les musul­mans et les coups de poing que des hommes décrochent au visage des femmes ».

En dépit de la récu­pé­ra­tion isla­mo­phobe des évé­ne­ments en cours, nous devons res­ter fidèles à cer­tains prin­cipes. Notre bous­sole doit tou­jours être une atten­tion au sort des popu­la­tions locales, ain­si que la soli­da­ri­té avec les per­sonnes qui com­battent à la base l’oppression et l’injustice, non l’opinion de quelques édi­to­ria­listes à Paris dont il fau­drait prendre le contre-pied.

La volon­té d’afficher une fer­me­té anti-impé­ria­liste n’a de radi­cale que la forme. Sur le fond, elle marque une mécon­nais­sance de la réa­li­té sur le ter­rain et une inca­pa­ci­té à se pro­je­ter dans le quo­ti­dien des Ira­niens. Une atti­tude en sur­plomb, qui ne prend aucun risque. Les subal­ternes, femmes et hommes, qui affrontent en ce moment même au péril de leur vie la police anti-émeutes en Iran, prennent ces risques.

Les opi­nions expri­mées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas néces­sai­re­ment la poli­tique édi­to­riale de Middle East Eye.