Lettre d’un poilu à sa femme

par Eugène X

La sen­tence est tom­bée : je vais être fusillé pour l’exemple, demain, avec six de mes cama­rades, pour refus d’obtempérer.

Pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, en France 2 400 « poi­lus » auront été condam­nés à mort et 600 fusillés pour l’exemple, les autres voyant leur peine com­muée en tra­vaux for­cés. Ces condam­na­tions ont été pro­non­cées pour refus d’obéissance, muti­la­tions volon­taires, déser­tion, aban­don de poste devant l’ennemi, délit de lâche­té ou muti­ne­rie (en 1917). Cette esti­ma­tion de 600 fusillés pour l’exemple ne prend pas en compte les exé­cu­tions som­maires. Le Poi­lu ne refuse pas de se battre mais il refuse d’attaquer à outrance. À Craonne, lors des san­glants assauts com­man­dés par le géné­ral Nivelle, ce sont 30 000 hommes qui meurent en 10 jours (et 100 000 sont bles­sés). En 1918, en France comme chez les Alliés, on constate un déclin des exé­cu­tions. En effet, les com­man­de­ments mili­taires com­prennent mieux l’état men­tal des sol­dats, les consé­quences du « Shell-Shock », ce choc psy­cho­lo­gique pro­vo­qué par les condi­tions de vie des sol­dats notam­ment sous les bombardements.

Ain­si, la lettre d’a­dieu d’Eugène X témoigne de l’hor­reur, fusillé pour l’exemple, est dédiée à son épouse et à sa fille Jeanne

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Léo­nie chérie

J’ai confié cette der­nière lettre à des mains amies en espé­rant qu’elle t’ar­rive un jour afin que tu saches la véri­té et parce que je veux aujourd’­hui témoi­gner de l’hor­reur de cette guerre.

Quand nous sommes arri­vés ici, la plaine était magni­fique. Aujourd’­hui, les rives de l’Aisne res­semblent au pays de la mort. La terre est bou­le­ver­sée, brû­lée. Le pay­sage n’est plus que champ de ruines. Nous sommes dans les tran­chées de pre­mière ligne. En plus des balles, des bombes, des bar­be­lés, c’est la guerre des mines avec la pers­pec­tive de sau­ter à tout moment. Nous sommes sales, nos frusques sont en lam­beaux. Nous patau­geons dans la boue, une boue de glaise, épaisse, col­lante dont il est impos­sible de se débar­ras­ser. Les tran­chées s’é­croulent sous les obus et mettent à jour des corps, des osse­ments et des crânes, l’o­deur est pestilentielle.

Tout manque : l’eau, les latrines, la soupe. Nous sommes mal ravi­taillés, la gale­touse est bien vide ! Un seul repas de nuit et qui arrive froid à cause de la lon­gueur des boyaux à par­cou­rir. Nous n’a­vons même plus de sèches pour nous récon­for­ter par­fois encore un peu de jus et une rasade de casse-pattes pour nous réchauffer.

Nous par­tons au com­bat l’é­pingle à cha­peau au fusil. Il est dif­fi­cile de se mou­voir, coif­fés d’un casque en tôle d’a­cier lourd et incom­mode mais qui pro­tège des rico­chets et encom­brés de tout l’at­ti­rail contre les gaz asphyxiants. Nous avons par­ti­ci­pé à des offen­sives à outrance qui ont toutes échoué sur des mon­tagnes de cadavres. Ces inces­sants com­bats nous ont lais­sé exté­nués et déses­pé­rés. Les mal­heu­reux estro­piés que le monde va regar­der d’un air dédai­gneux à leur retour, auront-ils seule­ment droit à la petite croix de guerre pour les dédom­ma­ger d’un bras, d’une jambe en moins ? Cette guerre nous appa­raît à tous comme une infâme et inutile boucherie.

Le 16 avril, le géné­ral Nivelle a lan­cé une nou­velle attaque au Che­min des Dames. Ce fut un échec, un désastre ! Par­tout des morts ! Lorsque j’a­van­çais les sen­ti­ments n’exis­taient plus, la peur, l’a­mour, plus rien n’a­vait de sens. Il impor­tait juste d’al­ler de l’a­vant, de cou­rir, de tirer et par­tout les sol­dats tom­baient en hur­lant de dou­leur. Les pentes d’ac­cès boi­sées, étaient rudes .Per­du dans le brouillard, le fusil à l’é­paule j’er­rais, la sueur dégou­li­nant dans mon dos. Le champ de bataille me don­nait la nau­sée. Un vrai char­nier s’é­ten­dait à mes pieds. J’ai des­cen­du la butte en enjam­bant les corps désar­ti­cu­lés, une haine ter­rible s’emparant de moi.

Cet assaut a semé le trouble chez tous les poi­lus et for­cé notre dés­illu­sion. Depuis, on ne sup­porte plus les sacri­fices inutiles, les men­songes de l’é­tat major. Tous les com­bat­tants déses­pèrent de l’exis­tence, beau­coup ont déser­té et per­sonne ne veut plus mar­cher. Des tracts cir­culent pour nous inci­ter à dépo­ser les armes. La semaine der­nière, le régi­ment entier n’a pas vou­lu sor­tir une nou­velle fois de la tran­chée, nous avons refu­sé de conti­nuer à atta­quer mais pas de défendre.

Alors, nos offi­ciers ont été char­gés de nous juger. J’ai été condam­né à pas­ser en conseil de guerre excep­tion­nel, sans aucun recours pos­sible. La sen­tence est tom­bée : je vais être fusillé pour l’exemple, demain, avec six de mes cama­rades, pour refus d’ob­tem­pé­rer. En nous exé­cu­tant, nos supé­rieurs ont pour objec­tif d’ai­der les com­bat­tants à retrou­ver le goût de l’o­béis­sance, je ne crois pas qu’ils y parviendront.

Com­pren­dras-tu Léo­nie ché­rie que je ne suis pas cou­pable mais vic­time d’une jus­tice expé­di­tive ? Je vais finir dans la fosse com­mune des morts hon­teux, oubliés de l’his­toire. Je ne mour­rai pas au front mais les yeux ban­dés, à l’aube, age­nouillé devant le pelo­ton d’exé­cu­tion. Je regrette tant ma Léo­nie la dou­leur et la honte que ma triste fin va t’infliger.

C’est si dif­fi­cile de savoir que je ne te rever­rai plus et que ma fille gran­di­ra sans moi. Conce­voir cette enfant avant mon départ au com­bat était une si douce et si jolie folie mais aujourd’­hui, vous lais­ser seules toutes les deux me brise le cœur. Je vous demande par­don mes anges de vous abandonner.

Pro­mets-moi mon amour de taire à ma petite Jeanne les cir­cons­tances exactes de ma dis­pa­ri­tion. Dis-lui que son père est tom­bé en héros sur le champ de bataille, parle-lui de la bra­voure et la vaillance des sol­dats et si un jour, la mémoire des poi­lus fusillés pour l’exemple est réha­bi­li­tée, mais je n’y crois guère, alors seule­ment, et si tu le juges néces­saire, montre-lui cette lettre.

Ne dou­tez jamais toutes les deux de mon hon­neur et de mon cou­rage car la France nous a tra­hi et la France va nous sacrifier.

Pro­mets-moi aus­si ma douce Léo­nie, lorsque le temps aura lis­sé ta dou­leur, de ne pas renon­cer à être heu­reuse, de conti­nuer à sou­rire à la vie, ma mort sera ain­si moins cruelle. Je vous sou­haite à toutes les deux, mes petites femmes, tout le bon­heur que vous méri­tez et que je ne pour­rai pas vous don­ner. Je vous embrasse, le cœur au bord des larmes. Vos mer­veilleux visages, gra­vés dans ma mémoire, seront mon der­nier récon­fort avant la fin.

Eugène ton mari qui t’aime tant

30 mai 1917