Lettre ouverte à la RTBF

Cela fait plu­sieurs mois voire plu­sieurs années que je tombe régu­liè­re­ment sur la Chro­nique éco­no­mique dif­fu­sée quo­ti­dien­ne­ment sur les ondes de la RTBF (la radio publique belge) et sur leur site en ligne Auvio. Une chro­nique dont l’auteur, Amid Fal­jaoui, direc­teur de l’hebdo Trends-Ten­dance (un heb­do à des­ti­na­tion des inves­tis­seurs, mana­gers ou de ceux qui rêve­raient tant le deve­nir) a fait un véri­table outil de propagande.

En en par­lant avec des per­sonnes ren­con­trées à diverses occa­sions, je réa­lise à quel point cette chro­nique est écou­tée (ou du moins enten­due), mais aus­si à quel point elle ques­tionne et.ou révolte. Com­ment se fait-il que la RTBF laisse un chro­ni­queur aus­si mau­vais expo­ser ain­si, à heure de grande écoute et quo­ti­dien­ne­ment, depuis des années, autant de stu­pi­di­tés et de paroles dog­ma­tiques ? Com­ment se fait-il que la radio publique laisse une per­sonne défendre aus­si osten­si­ble­ment les inté­rêts de sa propre classe sociale en les fai­sant pas­ser pour l’intérêt géné­ral, en se fai­sant pas­ser pour un édu­ca­teur du peuple, et en essayant d’endormir les ques­tion­ne­ments et la colère mon­tante et légi­time de plus en plus d’auditeurs et audi­trices sur des sujets allant du mar­ché du loge­ment, aux capi­taux accu­mu­lés des mil­liar­daires, en pas­sant par les pro­fits et le pou­voir des mul­ti­na­tio­nales, et tant d’autres choses ?

Cette semaine, après l’écoute d’une n‑ième de ces chro­niques, j’ai fina­le­ment déci­dé d’écrire à la RTBF et de publier cette lettre, en espé­rant que cela contri­bue à faire bou­ger la direc­tion en faveur d’un peu de plu­ra­li­té et d’intelligence dans le trai­te­ment de l’information éco­no­mique sur leurs ondes.


 

A l’attention de la direc­tion de la RTBF
Bruxelles, le 26 février 2022

Madame, Mon­sieur,

Trois minutes par jour, mul­ti­pliées par le nombre de dif­fu­sions sur les dif­fé­rentes chaines de la RTBF, addi­tion­nées des vues sur la pla­te­forme Auvio : c’est la cou­ver­ture accor­dée au seul chro­ni­queur éco­no­mique sur les ondes publiques fran­co­phones. Amid Fal­jaoui enchaine quo­ti­dien­ne­ment ses affir­ma­tions pétries d’idéologie, il répète ce qu’il entend dans les salons ou ce qui se raconte dans le jour­nal néo­li­bé­ral qu’il dirige (Trends-Ten­dance). Pour­tant, il suf­fit de se pen­cher un tant soit peu sur la pro­duc­tion de savoir uni­ver­si­taire dans les champs éco­no­mique, géo­gra­phique, socio­lo­gique, poli­tique et tant d’autres pour réa­li­ser le gouffre qui sépare les âne­ries dog­ma­tiques répé­tées chaque jour dans cette chro­nique de la réa­li­té des situa­tions qu’elle pré­tend analyser.

Ce lun­di 21 février a été un bon cru dans son genre. Une chro­nique sur le loge­ment. Inté­res­sant : une majo­ri­té d’habitant.e.s de ce pays fait l’expérience quo­ti­dienne de la crise du loge­ment abor­dable. A Bruxelles et dans d’autres villes belges, les loyers n’en finissent pas de mon­ter (la presse géné­ra­liste – dont la RTBF – en fait un rap­port très régu­lier), les expul­sions et le mal-loge­ment s’aggravent 1 , les grands pro­jets immo­bi­liers pro­duisent des loge­ments impayables et contri­buent à la flam­bée des prix 2 , l’endettement de la popu­la­tion aug­mente 3, l’insalubrité des loge­ments atteint des pro­por­tions déli­rantes 4, sept mois après la catas­trophe des inon­da­tions en Wal­lo­nie des cen­taines de ménages sont encore mal-logés ou pas-logés-du-tout, tout cela sur fond d’attaques répé­tées de la part des syn­di­cats de pro­prié­taires et de ceux qui les défendent comme en atteste la déci­sion du gou­ver­ne­ment bruxel­lois d’indexer les loyers de 6%… On pour­rait conti­nuer tant le pro­blème est grave. Alors au milieu de tout cela, effec­ti­ve­ment, Mon­sieur Fal­jaoui a du sen­tir qu’il se pas­sait quelque chose du côté du loge­ment. Peut-être même qu’il a sen­ti que la contes­ta­tion monte et qu’une par­tie de plus en plus impor­tante de la popu­lace se rebiffe. Et sûre­ment s’est-il dit : il est temps de remettre de l’ordre dans tout ça.

« La RTBF, entant que média de ser­vice public, rem­plit trois mis­sions : infor­mer de façon plu­ra­liste et indé­pen­dante, diver­tir par la pro­mo­tion de la culture et édu­quer par le décryp­tage du monde qui nous entoure. C’est un enga­ge­ment quo­ti­dien qui par­ti­cipe à la démo­cra­tie. » B. Erkes, Pré­sident du Conseil d’Administration de la RTBF. 

Dans sa chro­nique, il com­mence donc par nous expli­quer qu’il y a un énorme fos­sé entre la réa­li­té et le dis­cours média­tique et donc ça suf­fit : il va rec­ti­fier le tir. Et donc voi­ci la véri­té livrée par ce chro­ni­queur : « le pro­blème du loge­ment est un faux pro­blème, il suf­fi­rait de construire un peu plus et on ver­rait les prix bais­ser ». C’est ce que répètent pro­mo­teurs, grands pro­prié­taires et gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. Alors, n’en déplaise à Mon­sieur Fal­jaoui, cette poli­tique est menée dans de nom­breuses villes, depuis des années, notam­ment à Bruxelles. Chaque année, près de 4.000 loge­ments sont pro­duits dans la capi­tale belge, ce qui dépasse l’augmentation de la popu­la­tion de plu­sieurs cen­taines de loge­ments au moins. A l’échelle de la Bel­gique, même la banque Bel­fius a éta­bli que « De 1995 à 2021, le nombre de loge­ments a pro­gres­sé de 27 % à 5,6 mil­lions (en 2021) alors que le nombre de ménages pas­sait de 4,12 mil­lions à 5 mil­lions. » Ça veut dire que, selon ces chiffres, 1,2 mil­lions de loge­ments ont été construits en 16 ans pen­dant que la popu­la­tion aug­men­tait de moins de 0,9 mil­lions. Et devi­nez quoi ? Les prix montent comme jamais. Ah. Zut… Ça ne marche pas. Le constat est le même dans de nom­breuses villes euro­péennes. La rai­son en est rela­ti­ve­ment simple : les loge­ments pro­duits ne sont pas des loge­ments sociaux, ce ne sont pas des loge­ments construits pour répondre à la crise du loge­ment abor­dable, ce ne sont pas des loge­ments construits pour loger des gens selon leurs besoins et leurs moyens : ce sont des loge­ments pri­vés construits pour faire de l’argent, tout sim­ple­ment, et ça fait une grande dif­fé­rence. Parce que les gens ont besoin que les loyers baissent, alors que les inves­tis­seurs-pro­prié­taires-bailleurs sou­haitent que les loyers montent. Par ailleurs, il y a tel­le­ment de capi­tal accu­mu­lé qui cherche des débou­chés et il y a tel­le­ment d’incertitudes sur les mar­chés que la demande d’investissement dans l’immobilier est immense, alors, du point de vue de ceux qui ont de l’argent à inves­tir, ce n’est même pas si grave si ces loge­ments sont dans un pre­mier temps inoc­cu­pés. La pro­duc­tion de loge­ment sur un mar­ché pri­vé répond à ce type de demande aus­si – et en ce moment, c’est sur­tout à cette demande d’investissement qu’elle répond, pas aux besoins de la popu­la­tion 5. Sans méca­nisme de conten­tion des prix (du fon­cier, des loyers), ceux-ci ne peuvent que mon­ter. Alors mer­ci à mon­sieur Fal­jaoui pour son avis et ses conseils, mais ils sont bidons.

Il y a quelques semaines déjà j’ai failli vous écrire, suite à une chro­nique sur les mil­liar­daires. L’avez-vous seule­ment écou­tée ? Elle est à vomir. Mon­sieur Fal­jaoui nous y explique que les mil­liar­daires paient des impôts, alors faut pas pous­ser. Il n’était pas loin de nous expli­quer qu’ils font le bien de l’humanité. Et au pas­sage, il a envoyé sa dose de mépris pour les orga­ni­sa­tions qui mettent la lumière sur les phé­no­mènes d’accaparement de richesses. Vive la radio publique et ses nuances, son tra­vail d’information éclairé…

Et on pour­rait ali­gner les exemples. Je n’en repren­drai qu’un der­nier : la chro­nique inti­tu­lée « La crise n’empêche pas de gros pro­fits pour cer­tains… » qui nous détaille les trois options à la dis­po­si­tion des grandes entre­prises pour cal­mer les asso­cia­tions et les usa­gers en colère : elles peuvent faire des petits chèques cadeau aux usa­gers, d’autres aux employés, un peu de com­mu­ni­ca­tion, et le tour est joué. Tout le monde est content, nous explique-t-on.

Com­ment se fait-il que la RTBF laisse un chro­ni­queur aus­si mau­vais expo­ser ain­si, à heure de grande écoute et quo­ti­dien­ne­ment, depuis des années, autant de stu­pi­di­tés et de paroles dog­ma­tiques ? Com­ment se fait-il que la radio publique laisse une per­sonne défendre aus­si osten­si­ble­ment les inté­rêts de sa propre classe sociale en les fai­sant pas­ser pour l’intérêt géné­ral, en se fai­sant pas­ser pour un édu­ca­teur du peuple, et en essayant d’endormir les ques­tion­ne­ments et la colère mon­tante et légi­time de plus en plus d’auditeurs et audi­trices sur le mar­ché du loge­ment, sur les capi­taux accu­mu­lés des mil­liar­daires, sur les pro­fits et le pou­voir des mul­ti­na­tio­nales et tant d’autres choses ? Au-delà de cette chro­nique éco­no­mique, com­ment se fait-il que les réfé­rences de la RTBF en matières éco­no­miques soient si pauvres et dépassent rare­ment les De Calat­tay, Col­mant ou autres finan­ciers en exer­cice ? Com­ment se fait-il enfin que la RTBF, média public et de réfé­rence en Bel­gique fran­co­phone, laisse cette véri­table pro­pa­gande domi­ner ses ondes, alors qu’elle pré­tend offrir « une infor­ma­tion de ser­vice public (…) une infor­ma­tion large, qui se veut neutre, plu­ra­liste, fiable et crédible » ?

Quelques pro­po­si­tions pour finir :

– Impo­ser que les prises de parole expertes soient situées. De quel point de vue parlent les éco­no­mistes qui sont convo­qués ? Quels sont leurs fonc­tions (et pas seule­ment leur rôle d’enseignant à l’université, mais aus­si leurs fonc­tions dans les banques et autres entre­prises finan­cières / commerciales)?

– Diver­si­fier les sources. La Bel­gique est riche de mul­tiples uni­ver­si­tés, ins­ti­tuts de recherche publics, asso­cia­tions d’éducation per­ma­nente, ins­ti­tu­tions publiques ou non-mar­chandes et d’autres encore dans les­quelles des professionnel.le.s qualifié.e.s s’expriment et savent par­ler d’économie. L’économie est une science sociale qu’il est pos­sible d’aborder de mul­tiples façons. Et acces­soi­re­ment, il n’y a pas que des hommes à interroger.
Au regard de ce qui pré­cède, il me semble donc urgent de repen­ser le trai­te­ment des ques­tions éco­no­miques à la RTBF, à com­men­cer par la Chro­nique éco­no­mique quotidienne.

Cor­dia­le­ment,

Aline Fares

Autrice des Chro­niques d’une ex-ban­quière, loca­taire et mili­tante pour le droit au loge­ment à Bruxelles, diplô­mée d’HEC Paris et ex-employée du groupe Dexia

 

  1. voir par exemple le rap­port de l’Observatoire bruxel­lois de la san­té et du social sur l’état de la pau­vre­té à Bruxelles 
  2. voir entre autres le tra­vail  d’Inter Envi­ron­ne­ment Bruxelles sur la pro­mo­tion immo­bi­lière et les contri­bu­tions des chercheur.euse.s de l’IGEAT-ULB
  3. voir les rap­ports annuels de la Cen­trale des cré­dits aux particuliers 
  4. voir les publi­ca­tions du RBDH, du RWDH, du RWLP, de Habi­tat et Par­ti­ci­pa­tion, entre autres
  5. le cher­cheur Manuel Aal­bers et bien d’autres à sa suite ont publié de nom­breux tra­vaux éclai­rants sur la finan­cia­ri­sa­tion du logement