Je grandissais en voyant chaque samedi soir des Noirs s’entretuer sur Lenox Avenue. Personne ne leur expliquait — ou ne m’expliquait à moi — que cela était délibérément étudié…
C’est à Saint-Paul de Vence, dans le sud de la France (où il venait de s’installer quelques mois auparavant et dont il fera sa résidence jusqu’à son décès le 1er décembre 1987) que James Baldwin rédigea cette légendaire « Lettre ouverte à ma sœur Angela Davis » qui ébranlera la conscience de l’Amérique. Cette prise de position ferme et sans nuance, véritable réquisitoire contre l’intolérance, facilitera la libération d’Angela Davis et celle de nombreux prisonniers politiques américains.
Par deux fois, Angela Davis aura l’opportunité de saluer son illustre défenseur : d’abord en choisissant la citation finale de la lettre de Baldwin comme titre de son autobiographie de 1971 “S’il vienne te chercher à l’aube…” Puis, en 1979, lorsqu’à l’invitation de l’université de Berkeley, elle accepte d’introduire la conférence de James Baldwin devant les étudiants. Angela se saisira de l’occasion pour remercier publiquement et chaleureusement son “héros littéraire” pour son soutien si précieux.
Chère sœur,
On aurait pu espérer qu’à notre époque, la seule vue de chaînes sur une peau noire, ou la seule vue de chaîne simplement, serait pour le peuple américain une vision tellement intolérable, un souvenir tellement insupportable que spontanément, il se serait soulevé et aurait arraché ces fers.
Mais non, il semble au contraire qu’ils se fassent une gloire de celles-ci. Aujourd’hui, plus que jamais, on dirait que chaînes et cadavres sont les unités qu’ils ont choisi pour mesurer leur sécurité.
Ainsi, le magazine Newsweek — défenseur civilisé de l’indéfendable ! — essaie de te noyer dans un océan de larmes de crocodiles et te montre, sur sa couverture, enchaînée.
Tu sembles excessivement seule. Aussi seule, en vérité, que la malheureuse mère de famille juive que le fourgon blindé emporte pour Dachau, ou que n’importe lequel de nos ancêtres qui, enchaînés les uns aux autres au nom de Jésus, faisaient route vers une terre chrétienne.
Bien ! Puisque nous vivons à un âge où le silence est non seulement criminel mais suicidaire, j’ai fait ici, en Europe, autant de bruit qu’il m’a été possible d’en faire, à la radio, à la télévision…
Je reviens précisément d’un pays, l’Allemagne, qui a été rendu célèbre par une majorité silencieuse il n’y a pas si longtemps que cela. On m’a demandé de parler de Miss Angela Davis, et je l’ai fait. Très probablement un coup d’épée dans l’eau, mais on ne doit jamais laisser une occasion vous glisser entre les doigt.
J’ai quelque chose comme vingt ans de plus que toi. J’appartiens à cette génération dont George Jackson s’est hasardé à dire « qu’elle ne comprenait aucun frère sain, absolument aucun ! ». Je ne suis en aucune façon armé pour discuter cette conjoncture — pas, en tout cas, sans en venir à des considérations qui, en cette occurrence, seraient d’une subtilité déplacée — car je sais trop bien ce qu’il veut dire. (Mon état de santé personnel est certainement suffisamment précaire.)
En vous considérant, toi, Huey, Georges et — surtout ! — Jonathan Jackson, je commence à entrevoir ce que vous pouvez avoir en tête lorsque vous parlez du parti que l’on peut tirer de l’expérience de l’esclavage.
Ce qui s’est produit, à ce qu’il me semble — et pour l’exprimer d’une façon beaucoup trop simple — c’est que la jeunesse d’une génération entière s’est penchés sur son histoire, l’a assimilée et cette action sublime lui a permis de s’en libérer. Plus jamais ces jeunes ne seront des victimes.
Dire cela à une sœur emprisonnée qui lutte pour sa vie — pour nos vies à tous — peut sembler une extravagance, une impardonnable impertinence, un manque total de sensibilité. Pourtant, j’ose le dire, car je pense que, peut-être, tu ne t’y méprendras pas et, après tout, je ne le dis pas en position de spectateur.
J’essaie de faire comprendre que toi — par exemple — tu n’apparais pas être la fille de ton père de la même façon dont je suis moi, le fils du mien. Au fond, les aspirations de mon père et les miennes étaient les mêmes, les aspirations de sa génération et de la mienne étaient les mêmes.
En fait, et pour utiliser le parler brutal de ce temps — le langage intérieur de ce désespoir — il n’était qu’un nègre, un manœuvre d’usine, un prédicateur nègre, et c’est ce que j’étais moi aussi.
J’ai réussi à me dégager de cette situation, mais, aujourd’hui, ça n’a pas plus d’importance en soi que le fait que quelques Espagnols pauvres, par exemple, aient pu devenir de riches toreros ou que quelques jeunes Noirs pauvres aient pu devenir de riches boxeurs. Le fait est rare, et lorsque l’effet porte sur le peuple, cela ne procure chez lui qu’un grand purgatif émotionnel. Je ne voudrais pas, cependant, traiter ce fait avec condescendance. Mais lorsque Cassius Clay est devenu Mohammed Ali et a refusé de jouer le jeu — et a sacrifié tout cet argent ! — l’impact sur les gens a été tout différent. Un type d’enseignement nouveau venait de voir le jour.
Le triomphe américain — sous lequel a toujours transparu le drame américain — a été d’amener les Noirs à se mépriser eux-mêmes. Quand j’étais petit, je me méprisais, je n’avais pas d’autre choix. Et cela voulait dire que, quoique inconsciemment ou contre mon gré — et au prix d’une grande souffrance — je méprisais également mon père. Ma mère. Mes frères. Mes sœurs.
Je grandissais en voyant chaque samedi soir des Noirs s’entretuer sur Lenox Avenue. Personne ne leur expliquait — ou ne m’expliquait à moi — que cela était délibérément étudié ; Que là où ils se trouvaient, on les parquait comme des animaux de façon à ce qu’ils ne se considèrent pas mieux que des animaux. Tout étayait cette réalité, rien ne venait la mettre en cause, et, arrivés à l’âge de travailler, nous étions déjà préparés à être traités en esclaves. Ainsi, étions-nous prêts, à l’heure des grandes terreurs humaines, à nous incliner devant un Dieu Blanc et à implorer une Rédemption devant Jésus — ce même Dieu blanc qui était incapable de lever le plus petit doigt pour vous aider ne serait-ce qu’à payer votre loyer, qui était incapable de s’éveiller à temps pour vous aider à sauver votre enfant !
Bien-sûr, il y a toujours dans chaque image plus que l’on ne peut en percevoir à première vue, et dans tout cela — rogne et grogne, espionnage, calculs, singerie, survie et malice — une force fantastique se forgeait, qui fait, aujourd’hui, parti de notre héritage. Mais, cet aspect particulier de notre voyage se trouve à présent derrière nous. Le secret est levé : nous sommes des hommes !
Or, l’énoncé clair et sans détour de ce secret a effrayé la nation « à mort ». J’aimerais pouvoir dire « à vie », mais ce serait trop demander à une collection disparate de gens expatriés, encore terrés dans leurs convois de chariots à chanter « En avant soldats du Christ ! ». La nation, si l’Amérique en est une, n’est pas le moins du monde préparée pour ce jour. C’est un jour que les américains n’ont jamais attendu, un jour qu’ils n’ont jamais espéré voir arriver, aussi pieusement puissent-il professer leur foi dans le « progrès et la démocratie ». Ces mots, maintenant, sur des lèvres américaines sont devenus une sorte d’obscénité universelle. Car ces gens, malheureux s’il en est, ces fervents apôtres de l’arithmétique, ne se sont jamais attendus à être confrontés avec l’algèbre de leur histoire.
Une moyen de mesurer l’état de santé d’une nation, ou de discerner ce qu’elle considère comme étant ses intérêts ou dans quelle mesure on peut la considérer comme une nation — et non comme une coalition d’intérêts particuliers — consiste à examiner les gens qu’elle élit pour la représenter ou la protéger. Un simple coup d’œil sur les leaders politiques ou les personnages de premier plan de ce pays laisse à penser que l’Amérique est au bord du chaos absolu, et porte à croire que le futur des intérêts américains, sinon du peuple américain, apparaît comme une volonté de mettre les Noirs à l’écart. (Du reste, un simple coup d’œil sur notre passé nous le confirme également.) Il est clair que pour la plupart de nos compatriotes (par le nom), nous sommes tous sacrifiables. Et Messieurs Nixon, Agnew, Mitchell et Hoover, pour ne rien dire de l’éclatant gouverneur Ronald Reagan, n’hésiteraient pas un instant à mener à bien ce qu’ils persistent à présenter comme la volonté du peuple.
Or, en Amérique, quelle est la volonté du peuple ? Et qui, pour les susnommés, est le peuple ? Le peuple, quel qu’il soit, en connaît tout autant sur les forces qui ont installés au pouvoir les gentlemen susnommés que sur celles qui sont responsables du massacre vietnamien.
En Amérique, la volonté du peuple a toujours été à la merci d’une ignorance pas simplement abyssale, mais sacrée et religieusement entretenue : la meilleure arme que puisse utiliser une économie carnassière qui, démocratiquement, assassine et moleste indifféremment Noirs et Blancs. Mais la plupart des Blancs américains n’osent pas l’admettre (quoiqu’ils s’en doutent) et ce fait implique un danger mortel pour les Noirs et un drame pour la Nation entière.
Ou, pour l’exprimer autrement, aussi longtemps que les Blancs américains se réfugieront derrière la couleur de leur peau — aussi longtemps qu’ils seront incapables de s’extirper de ce piège monstrueux entre tous — ils toléreront le massacre de milliers de personnes en leur nom, ils seront manipulés et se rallieront à ce qu’ils considèrent — et justifient — comme une guerre raciale. Aussi longtemps qu’ils laisseront leur couleur de peau poser cette effarante distance entre eux-mêmes, leur propre expérience et l’expérience des autres, jamais ils ne sentiront suffisamment humains, suffisamment estimables, pour se sentir responsables d’eux-mêmes, de leurs leaders, de leur pays, de leurs enfants ou de leur destinée. Ils périront — comme nous le disions autrefois dans notre église noire — avec leurs pêchés, c’est à dire avec leurs illusions. Et cela se produit déjà, inutile de le dire, tout autour de nous.
Seule une poignée parmi les millions de gens qui peuplent ce vaste pays sont conscients que le sort qui t’est réservé, sœur Angela, ainsi qu’à George Jackson et aux innombrables prisonniers qui emplissent nos camps de concentration — car c’est ce qu’ils sont — est un sort qui est sur le point de les submerger, eux aussi. Pour les puissances qui régissent le pays, la vie d’un Blanc n’est pas plus sacrée que celle d’un Noir, comme de plus en plus d’étudiants le découvrent, comme le prouve, au Vietnam, les cadavres d’américains blancs. Si les Américains blancs se sentent incapables de disputer à leurs dirigeants la Rédemption de leur propre honneur et la vie de leurs propres enfants, nous les Noirs, les plus rejetés des enfants de l’Occident, ne pouvons plus nous attendre à un grand secours de leur part, ce qui, après tout, n’est pas nouveau. Ce que les Américains ne réalisent pas, c’est qu’une guerre entre frères, au sein des mêmes villes, sur le même sol, n’est pas une guerre raciale, mais une guerre civile. En fait, l’illusion américaine n’est pas seulement que leurs frères sont tous blancs, mais que tous les Blancs sont leurs frères.
Ainsi soit-il. Nous sommes impuissants à éveiller l’homme endormi, et Dieu sait que nous avons essayé. Nous devons faire ce que nous pouvons, nous épauler et nous sauver les uns les autres ; nous ne nous noieront pas dans un mépris apathique de nous-mêmes ; nous nous sentons suffisamment estimables pour lutter, même contre des forces inexorables en vue de changer notre sort, le sort de nos enfants et celui du monde ! Nous savons qu’un homme n’est pas une chose et qu’il ne doit pas être placé à la merci des choses. Nous savons que l’air et l’eau appartiennent à l’humanité entière et pas seulement aux industriels. Nous savons qu’un bébé ne vient pas au monde uniquement dans le but de servir au profit des autres. Nous savons que la démocratie ne signifie pas le maintien de tous par la coercition dans une médiocrité abominable — et finalement mortelle — mais la liberté pour chacun d’aspirer au meilleur qui puisse exister ou qu’il possède à l’intérieur de lui.
Nous savons que nous, les Noirs — et pas seulement nous, les Noirs — avons été et sommes encore les victimes d’un système dont le seul carburant est l’avidité, dont le seul dieu est le profit.
Nous savons que les fruits de ce système sont l’ignorance, le désespoir et la mort. Et nous savons que le système est condamné car le monde ne peut plus en faire les frais — si toutefois il a jamais pu.
Nous savons que, pour la perpétuation de ce système, nous avons été brutalisés sans pitié, qu’on nous a toujours abreuvés de mensonges, mensonges sur nous-mêmes, sur nos semblables, sur notre passé ; mensonges sur l’amour, la vie et la mort, si bien que nous avons été corps et âmes voués à l’enfer.
La formidable révolution de la conscience noire qui a touché ta génération, ma chère sœur, signifie le commencement ou la fin de l’Amérique. Certains d’entre nous, Noirs et Blancs, savent quel prix a déjà été payé pour faire éclore une nouvelle conscience, un nouveau peuple, une nation sans précédent. Si nous savons et ne faisons rien, nous sommes pires que les mercenaires meurtriers (J’en ai déjà nommé certains) engagés en notre nom.
Si nous savons, alors nous devons nous battre pour ta vie comme si c’était la nôtre — ce qu’elle est — et nous ferons de nos corps un mur obstruant le corridor qui mène à la chambre à gaz. Car s’ils viennent te chercher à l’aube, ce soir, c’est pour nous qu’ils viendront.
Pour cela : Paix.
Frère James
19 novembre 1970
Née en Alabama le 26 janvier 1944, Angela Yvonne Davis était en 1969, professeur assistante de philosophie à L’université de Californie — Los Angeles.
Elle se considérait comme une activiste une féministe radicale, était membre du parti communiste et travaillait avec le Black Panther Party. Ronald Reagan qui, à l’époque, était gouverneur de Californie, mena l’appel pour sa révocation du système universitaire, mais Angela Davis fut bientôt réintégrée.
En 1970 un nombre de militants noirs armés, conduits par Jonathan Jackson, le frère de George Jackson, détenu dans la prison de Soledad, s’empara du tribunal de Marin County dans l’espoir de libérer trois détenus en cours de procès. Des armes furent brandis. Un juge fut tenu en joue à bout de fusil. Au bout du compte, deux des prisonniers furent abattus, de même que Jonathan Jackson. Le procureur fut paralysé par une balle d’un policier et le juge, Harold Haley fut tué.
Angela Davis, qui, d’après certaines sources, aurait acheté les armes utilisées par Jackson et ses hommes, s’échappa et se réfugia en Californie.
Elle devint la troisième femme jamais répertoriée sur la liste des personnes les plus recherchées du FBI, accusée de conspiration, de kidnapping et d’homicide.
Elle fut capturée deux mois plus tard à New York et, en 1972, son procès devint un des procès criminels des années 70 les plus couverts par la presse. Son affaire connaît un retentissement international. En France, Jean-Paul Sartre, Gerty Archimède, Pierre Perret et des milliers de manifestants la soutiennent. Au bout de seize semaines elle finit par être acquittée de toutes les charges qui pesaient contre elle.
Et aujourd’hui, Angela Davis est un professeur émérite, une écrivaine et une activiste hautement respectée. L’abolition de la peine de mort et devenu un de ses combats-phare.
Source : collectif James Baldwin