Un système intégré permet de retrouver la personne qui dépose de tels fichiers sur Internet.
Un éditeur m’envoie la version numérique du livre qu’il vient d’éditer, et tient à préciser :
Le livre est en format Epub, lisible par l’ensemble des readers. Une version enrichie est disponible pour les iPad. Je vous envoie ces deux fichiers, que vous trouverez en pièces jointes de ce mail. Ces fichiers sont tatoués. Grâce à cette mesure de protection plus « souple », vous pouvez les transmettre sur une autre adresse mail, mais vous ne pouvez pas les transmettre via internet : un système intégré permet de retrouver la personne qui dépose de tels fichiers sur Internet.
Voici ce que je lui ai donc répondu :
Il est impossible de transmettre un fichier à un autre adresse mail sans la transmettre “via internet”… L’Internet, c’est l’ensemble des réseaux interconnectés, et donc des façons d’y accéder ; ce que vous semblez chercher à faire, c’est interdire à des utilisateurs de le “partager”, soit sur un site web, soit sur un système de partage P2P, soit sur un FTP… bref, vous voulez que seul le destinataire attitré puisse pouvoir le lire.
Je comprends bien votre préoccupation : vous voulez que les lecteurs achètent ce livre, et cherchez donc à empêcher sa propagation non rémunérée sur d’autres vecteurs de communication ; sachez cela dit que cette quête est vaine : les éditeurs de logiciels n’ont jamais ô grand jamais réussi à empêcher les utilisateurs de “déplomber” ce genre de mesures de “sécurité”, ni à les empêcher de partager les versions “pirates” de ce qui, par ailleurs, est accessible en mode payant. Vous pourrez tout au plus ralentir ou complexifier cette volonté si humaine de partager l’accès à la culture et au savoir.
Je n’ai nulle intention de “pirater” le livre d’Emma, mais c’est bien la première fois que, recevant un livre en “service presse”, l’éditeur prend la peine de préciser que l’utilisation que j’en ferai sera surveillée : vous n’avez jamais j’imagine envoyé de tels avertissements aux journalistes à qui vous envoyez des exemplaires de vos livres papiers ; vous n’êtes pourtant pas sans savoir que de nombreux “services presse” se retrouvent en vente dans des librairies d’occasion, et que certain arrondissent ainsi leurs fins de mois, sur votre dos, et celui de vos auteurs… à ceci près qu’en revendant ainsi ces exemplaires, ils contribuent à faire connaître le livre, et donc à lui trouver de nouveaux lecteurs.
Je comprends les préoccupations des éditeurs de livres papiers qui ont peur de voir leurs ebooks être “piratés”. Pour autant, avez-vous jamais inventé untel système de “tatouage” visant à surveiller les acheteurs de vos livres papier afin de les empêcher de les partager, par la suite, avec d’autres lecteurs, ou encore de les empêcher de les revendre ensuite, qui à des libraires d’occasion, qui sur ebay ou leboncoin.fr ?
Sans même parler de toutes ces bibliothèques qui permettent à des gens de lire vos livres, alors même qu’ils ne vous les ont pourtant pas acheté, je n’ai pas souvenir d’une quelconque action, de la part des éditeurs, contre le marché du livre d’occasion. C’est pourtant, sinon un “marché noir”, tout du moins un “trou” potentiel dans votre comptabilité. Mais non : d’un point de vue économique, plus un livre a de lecteurs ‑qu’ils l’aient acheté, ou non‑, plus il aura d’acheteurs.
C’est ce que l’on appelle, sur le Net, l’ ”économie de l’attention”, sur laquelle repose en bonne partie l’économie des logiciels libres et open source, ainsi que le marché des logiciels : plus vous avez d’utilisateurs des versions gratuites (ou “piratées”) de vos produits, plus vous avez de clients payants, tout simplement. Non seulement parce que, sur la masse, le pourcentage de gens qui trouvent normal de payer votre travail (qui mérite salaire, bien évidemment), va grandissant, mais également parce que ceux que vous fidélisez ainsi finissent, pour partie, par acheter ce qu’ils pirataient auparavant, mais qu’ils n’auraient jamais acheté s’ils n’avaient pas, précédemment, pu utiliser gratuitement.
On commence par pirater Windows, on finit par l’acheter.
La facilité avec laquelle il est possible de télécharger, et d’installer, une version “pirate” du système d’exploitation Windows ou de la quasi-totalité des logiciels et jeux vidéos commercialisés, par ailleurs, et eux aussi “tatoués” au moyen de “mesures de sécurité” censées lutter contre le “piratage”, n’a pas empêché Windows, non plus que les éditeurs de logiciels et de jeux vidéo, de faire fortune. Bien au contraire. Ou justement : plus vous avez d’utilisateurs (licites, ou non), plus vous avez de clients.
Plusieurs études ont montré que les internautes qui “téléchargeaient” le plus de fichiers .mp3 sont aussi ceux qui achètent le plus de disques, et la fréquentation des salles de cinéma semble indiquer qu’Hollywood, tout comme le CNC, n’ont pas tant pâti que ça de la possibilité qu’ont les internautes de pouvoir télécharger des films compressés en DivX, bien au contraire… ou justement : plus vous avez d’utilisateurs (licites, ou non), plus vous avez de clients.
En tout état de cause, le fait que vous veniez de m’annoncer que vous alliez surveiller ce que j’allais faire du livre que vous m’avez envoyé (mais j’imagine que ceux qui ont dûment acheté ce livre sont eux aussi surveillés), pose un certain nombre de questions, au-delà des problèmes (#oupas) économique auxquels vous pourriez (#oupas) être confrontés.
Je ne sais si vous avez lu “Le droit de lire”, de Richard Stallman, ce programmeur qui a popularisé la notion de copyleft, et donné ses lettres de noblesse aux logiciel libre, et donc l’importance d’accorder des droits, non seulement aux créateurs de contenus, mais également à leurs utilisateurs.
En l’espèce, “Le droit de lire”, petite nouvelle de politique-fiction que vous lirez en 10′ (vous pouvez aussi l’écouter, via Le Liseur) explique bien ce pour quoi il est dangereux, très dangereux, de vouloir surveiller ceux qui lisent. En 1997, lorsque Stallman a écrit cette nouvelle, elle pouvait passer pour de la science-fiction. Aujourd’hui, elle n’a jamais été autant d’actualité.
Les éditeurs qui veulent surveiller ceux qui lisent leurs livres se tirent une balle dans le pied. D’une part parce qu’ils n’empêcheront jamais un livre d’être lisible par les abonnés de telle ou telle bibliothèque publique ‑sans qu’ils l’aient pourtant acheté‑, mais également parce qu’il leur sera impossible d’empêcher ceux qui auront acheter leurs e‑books de les revendre (ou partager) en “occasion” (ce qui ne semble pas leur poser problème pour ce qui est des livres papiers), d’autre part parce que cela ouvre la voie à un contrôle social (et politique) indigne de nos démocraties.