Récemment Z a reçu des questions à propos de la pertinence et de la portée éventuelle de ce qui est appelé postmodernisme. Nous avons dans le passé – lorsque c’était un sujet plus d’actualité, ou qui en tout cas semblait l’être – publié plusieurs essais, et même des débats sur le sujet. On peut facilement les trouver sur ZNet. Mais nous sommes tombés par hasard sur une reproduction de la longue réponse que Chomsky avait donnée sur ces questions dans un forum. Nous l’avons trouvée assez bien, et nous avons estimé qu’elle peut être publiée. Le texte ci-dessous avait été mis en ligne en novembre 1995, nous avons juste éliminé les noms des personnes qui interrogeaient Chomsky.
Il me semble que le débat avait commencé quand Mike et moi, avec peut-être d’autres personnes, avions été accusés de n’avoir point de théorie, et donc de ne pas pouvoir expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont. Nous devions donc nous tourner vers la « théorie » et la « philosophie », ou « les constructions philosophiques », ou ce genre de choses, pour remédier à cette déficience et pouvoir comprendre ce qui se passe dans le monde, et pour agir. Ma réponse a toujours été de réitérer ce que j’avais écrit il y a trente-cinq ans*, longtemps avant l’éruption du « postmodernisme » dans la littérature : « S’il existe un corps de théorie, testé, vérifié, qui s’applique aux relations internationales ou à la résolution des conflits internationaux, voire même des conflits internes, son existence reste un secret bien gardé », malgré beaucoup de « prétentions pseudo-scientifiques ».
À ma connaissance l’affirmation était juste il y a trente-cinq ans*, et le reste. On peut même la généraliser à l’ensemble des questions humaines, et elle reste valable pour tout ce qui été publié depuis lors. Ce qui a changé depuis, autant que je sache, c’est une inflationde l’auto-admiration et des échanges de compliments parmi les gens qui produisent ce qu’ils appellent « théorie » et « philosophie », en fait guère plus que des « artifices pseudo-scientifiques » à mon avis. Comme je l’écrivais, certaines choses sont parfois assez intéressantes, mais n’ont pas beaucoup d’impact sur les problèmes du monde réel qui occupent mon temps et mon énergie (en réponse à une question précise, j’avais mentionné le travail de John Rawl). Alain Graubard, philosophe, sociologue et militant, a fait une analyse intéressante de la critique « libertarienne » faite par Robert Nozick des écrits de John Rawls ainsi que des réactions à cette critique. Graubard disait que les réactions avaient été très positives. Tous les commentaires signalaient la puissance de l’argument, mais aucun n’acceptait les conclusions relevant du monde réel, sauf dans les cas où elles leur convenaient. C’est logique, ses observations sur la signification du phénomène étaient justes également.
Les tenants de la « théorie » et de la « philosophie » ont la tâche facile s’il veulent défendre leur point de vue. Faites-moi simplement savoir ce qui était et reste un « secret » pour moi. Je serais heureux d’en prendre connaissance. Je l’ai demandé bien des fois, et j’attends encore une réponse, qui devrait être facile à fournir : simplement donnez-moi quelques éléments d’un « corps de théorie, testé et vérifié, qui s’applique » aux problèmes auxquels Mike, moi et bien d’autres (en fait la majeure partie de l’humanité, je crois, en dehors de quelques petits cercles intellectuels) s’intéressent : les problèmes dont nous parlons, les problèmes sur lesquels nous écrivons, par exemple, mais aussi d’autres problèmes. En d’autres termes, montrez que les principes de la « théorie » ou de la « philosophie » qu’on nous demande d’étudier et d’appliquer mènent, de façon logique, à des conclusions auxquelles nous ne sommes pas déjà parvenus, ou auxquelles d’autres personnes ne sont pas déjà parvenues par des logiques différentes . Ces « autres personnes » peuvent être des personnes sans éducation formelle qui parviennent sans mal à ces conclusions en se passant de contorsions « théoriques » ; et souvent ces personnes parviennent à ces conclusions avec leurs propres moyens. Encore une fois ce sont là des demandes assez simples. Je les ai déjà exprimées, et je suis toujours aussi ignorant. Je me permets aussi d’en tirer certaines conclusions.
Quant à la « déconstruction » (également mentionnée dans le débat), je ne peux guère faire de commentaires, parce que tout cela est pour moi du charabia. Et si ce n’est qu’un nouveau signe de mon incapacité à saisir certaines choses profondes, il faut faire une chose simple : exposez-moi vos conclusions en termes clairs et ordinaires, que je puisse comprendre, et montrez-moi en quoi vos conclusions sont différentes – voire supérieures – si on les compare aux conclusions connues depuis longtemps, sans mot compliqué, sans phrase incohérente, sans rhétorique ampoulée mais creuse (au moins pour moi), etc. Cela remédierait à mes déficiences – si on peut y remédier bien sûr. C’est peut-être incurable, hypothèse sur laquelle je reviendrai.
Si les cris d’indignation qui me visent sont justifiés, ce sont là des demandes assez faciles à satisfaire. Mais au lieu de répondre à cette modeste demande, ils lancent des cris de colère. Émettre ces questions serait un signe d’« élitisme », d’« anti-intellectualisme » – et autres péchés –, mais apparemment ce n’est pas de l’ « élitisme » que de rester en des cercles intellectuels où on pratique l’auto-admiration et les échanges de compliments, ces personnes qui ne se parlent qu’en circuit fermé et qui (à ma connaissance) n’entrent pas dans le monde que je préfère fréquenter. Pour illustrer ce dont je parle je pourrais étaler mon emploi du temps, mes écrits et mes conférences, bien que j’imagine que la plupart des gens dans ces discussions en ont déjà connaissance, ou pourraient facilement s’informer. Et en fait je ne trouve jamais les « théoriciens » dans ces milieux ; et je ne vais pas non plus à leurs conférences et rencontres. Bref, il semble que nous n’habitons pas le même monde, et j’ai du mal à voir pourquoi le mien serait « élitiste », et le leur non. Il est clair que c’est plutôt le contraire, mais je n’insisterai pas.
Par ailleurs, je croule littéralement sous les demandes de conférences et je ne peux hélas y répondre que très partiellement. Je suggère donc d’autres personnes. Mais curieusement je ne mentionne jamais ces personnes aux prétentions « théoriques » et « philosophiques ». Je ne les ai d’ailleurs jamais rencontrées au cours de ma vie militante – assez conséquente – auprès des organisations de base, dans les collèges, les églises, les syndicats, etc., – on ne parle même pas d’eux – ; ici ou à l’étranger, les femmes du tiers-monde, les réfugiés, etc. Je pourrais facilement donner des exemples. Pourquoi est-ce ainsi ? C’est inquiétant.
Le débat est donc assez étrange. D’un côté, des accusations hargneuses ; de l’autre, la demande de preuves, d’arguments, ce à quoi on me répond avec davantage d’accusations hargneuses – mais, pas la moindre trace de preuve ou d’argument. Une fois de plus, on ne peut que se demander pourquoi.
Il est parfaitement possible que je rate quelque chose, ou que je n’ai simplement pas la capacité intellectuelle pour comprendre ces choses profondes qui ont été découvertes ces vingt dernières années* par les intellectuels parisiens et leurs disciples. Je suis assez ouvert, comme je l’ai toujours été toutes ces années lorsque des accusations identiques m’ont été portées – mais mes questions sont toujours restées sans réponse. Une fois de plus mes questions sont simples et on devrait pouvoir y répondre facilement si une réponse existe. Si je rate quelque chose, montrez-moi donc de quoi il s’agit, en des termes que je puisse comprendre. Bien entendu si tout cela se trouve au-delà de mes capacités de compréhension, ce qui est possible, je suis juste une cause perdue. Je serais donc contraint de m’en tenir à ce que je peux comprendre, et m’en tenir au contact de gens qui ont les mêmes points d’intérêt que moi (ce que je suis parfaitement heureux de faire, n’ayant aucun intérêt pour le petit monde intellectuel qui s’occupe de ces choses, mais guère plus apparemment).
Étant donné que personne n’a réussi à me montrer ce que je rate, nous devons nous tourner vers la deuxième option : je suis tout simplement incapable de comprendre. Je suis bien disposé à envisager cette hypothèse, mais je me permets d’avoir quelques doutes, et pour de bonnes raisons. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas : par exemple, les derniers débats pour savoir si les neutrinos ont une masse, ou comment on a (semble-t-il) récemment prouvé que le dernier théorème de Fermat est exact. Mais il y a cinquante ans* que je suis dans le circuit et j’ai appris deux choses : 1) je peux demander à des amis spécialistes de m’expliquer de façon à ce que je puisse comprendre, et ils peuvent le faire sans difficulté ; et 2) si je suis intéressé je peux poursuivre et étudier moi-même davantage de façon à comprendre.
Bien. Derrida, Lacan, Lyotard, Kristeva, etc., – et même Foucault que j’ai connu et apprécié, et qui était assez différent des autres – écrivent des choses que je ne comprends pas, mais 1) et 2) ne sont pas applicables. Pas une seule personne qui dit comprendre de quoi il s’agit ne peut m’expliquer et je n’ai pas la moindre idée sur la façon de procéder si je veux remédier à cette défaillance. Il faut donc choisir entre deux possibilités : a) une nouvelle avancée dans la vie intellectuelle, peut-être une soudaine mutation génétique, qui a créé un genre de « théorie » qui en puissance se trouve au-delà des mathématiques quantiques, de la topologie, etc. ; ou bien b)… je n’en dirai pas plus.
Encore une fois il y a cinquante ans* que je suis dans le circuit, j’ai moi-même réalisé pas mal de travaux dans ce qu’on appelle la « philosophie » et la « science », ainsi que dans l’histoire des idées, je connais assez bien la vie intellectuelle dans les sciences, dans les humanités, dans les sciences sociales, dans les arts. J’en suis arrivé à mes propres conclusions quant à la vie intellectuelle, mais je n’en dirai pas plus. Cependant si d’autres personnes s’intéressent à ces questions je leur suggérerais simplement de demander à ceux qui parlent des merveilles de la « théorie » et de la « philosophie » de justifier leurs affirmations – ce qu’on fait habituellement en physique, en mathématique, en biologie, en linguistique, et les spécialistes sont toujours ravis de répondre quand on leur demande, sérieusement, les principes de leurs théories, sur quels faits sont-ils basés ?, qu’est-ce qu’ils expliquent de nouveau ?, quelque chose qui n’était pas déjà évident, etc. Ce sont là des questionnements élémentaires et légitimes. Si personne ne peut y répondre, je suggère d’écouter le conseil de David Hume dans de tels cas : au feu.
Commentaire. Un des participants au forum demandait à qui je faisais référence lorsque je parlais de l’« École de Paris » et des « cultes postmodernistes » : j’ai donné quelques noms plus haut. Il me demandait alors pourquoi j’étais si dédaigneux. Prenons le cas de Derrida. Permettez-moi de commencer par dire que je n’aime pas faire ce genre de commentaire sans apporter de preuve, mais je doute que les participants à ce forum souhaitent une analyse approfondie de de Saussure, et je ne vais pas m’y mettre maintenant. Je ne parlerais pas de cela si on ne m’avait pas précisément demandé mon avis – et si on me demande d’argumenter, je vais répondre que cela ne mérite pas qu’on y perde plus de temps.
Prenons donc Derrida, l’un des vieux sages. Je pensais que je devais au moins être capable de comprendre sa grammatologie, et j’ai donc essayé de lire la grammatologie [« De la grammatologie », 1967]. J’ai partiellement réussi, par exemple, l’analyse critique de textes classiques que je connaissais très bien, et que j’avais commentés des années auparavant. J’ai trouvé son travail de recherche d’un niveau épouvantable, basé sur des incompréhensions ; et l’analyse, autant que je la comprenne, ne parvenait même pas aux conclusions élémentaires que je connaissais quasiment depuis l’enfance. Bien. J’ai peut-être raté quelque chose. C’est possible, mais le doute demeure, comme je l’ai déjà dit. Encore une fois, je suis désolé de faire ces commentaires sans apporter de référence, mais on m’a posé la question, et je réponds donc.
Certaines personnes que j’ai rencontrées dans ces cultes (c’est ce dont il s’agit pour moi) : Foucault (nous avons même eu un débat de plusieurs heures, qui a été édité, et nous avons plaisamment conversé sur différents sujets, en employant un langage qui était parfaitement compréhensible – lui parlant français, moi anglais) ; Lacan (que j’ai rencontré plusieurs fois et que je considérais comme un charlatan bien amusant, tout à fait conscient de ce qu’il faisait, bien que ses travaux initiaux, antérieurs au culte, fussent intéressants, je les ai commentés dans certains textes qui ont été édités) ; Kristeva (que je n’ai rencontrée que brièvement lorsqu’elle était une maoïste fanatique) ; et d’autres. Beaucoup parmi eux, je ne les ai jamais rencontrés, parce que je me trouve très loin de ces milieux, par choix, préférant des milieux assez différents et beaucoup plus larges – les milieux où je donne des conférences, où je donne des interviews, où je prends part à des activités, les gens pour qui j’écris des dizaines de longues lettres toutes les semaines, etc. J’ai regardé ce qu’ils écrivent, par curiosité, mais je n’ai guère approfondi, pour les raisons que je disais. Ce que je trouve est très prétentieux, mais à l’examen c’est pour une bonne part du charabia, c’est basé sur une très mauvaise compréhension de textes que je connais bien (pour les avoir écrit, dans certains cas), des argumentations lamentables, dépourvues de sens critique, une grande quantité d’affirmations banales (bien qu’enrobées d’un verbiage complexe) ou fausses ; et une bonne dose de simple charabia. Lorsque je procède comme je le fais dans d’autres domaines où j’ai des incompréhensions, je me trouve face au problème mentionné dans les points 1) et 2) ci-dessus. Voilà donc les gens dont je parle, et pourquoi je ne cherche pas plus loin. Je pourrais citer beaucoup plus de nom, si ce n’était pas inutile. Pour ceux qui seraient intéressés par une présentation littéraire du phénomène je suggère David Lodge [« Un tout petit monde »], parfaite description du phénomène, autant que je puisse en juger.
Un autre participant au forum trouve « particulièrement étrange » que je sois si « froid et dédaigneux » vis-à-vis de ces cercles intellectuels alors que je passe beaucoup de temps « à faire connaître les manipulations du New York Times » ;donc« pourquoi ne pas donner le même traitement à ces gars-là ? ». Question valable. Elle a des réponses simples. Ce qui apparaît dans les textes que je commente (le New York Times, la presse, les écrits universitaires, etc.) est tout simplement écrit dans une prose compréhensible et ces écrits ont un grand impact dans le monde, c’est ce qui constitue la structure doctrinaire qui veut borner la pensée et prétend délimiter ce qu’il est permis de dire. Nous connaissons le résultat dans les systèmes efficaces, comme le nôtre. Tout cela a de graves conséquences pour les peuples en souffrance, partout dans le monde, c’est ce qui est important pour moi, à la différence de ceux qui vivent dans le monde que David Lodge dépeint (excellemment, je crois). Il faut s’occuper de cela de façon sérieuse, au moins si on s’inquiète pour les gens ordinaires et leurs problèmes. Le travail auquel le participant au forum fait allusion n’a pas une seule de ces caractéristiques, autant que je sache. Dans la mesure où il s’agit d’intellectuels qui ne s’adressent qu’à d’autres intellectuels, leur travail n’a aucun impact. Par ailleurs aucun effort n’a été fait pour rendre ces textes intelligibles à l’ensemble de la société (les gens avec qui je parle constamment, que je rencontre, les gens à qui j’écris des courriers, les gens que j’ai en tête lorsque j’écris, et qui semblent comprendre ce que je dis sans difficulté particulière, alors qu’ils semblent avoir le même handicap cognitif que moi quand ils sont confrontés aux cultes postmodernes.). Aucun effort n’a été fait non plus pour montrer comment ces textes pourraient trouver une application dans le monde réel, en apportant des analyses novatrices et édifiantes. Dans la mesure où je ne m’intéresse guère aux modalités utilisées par les intellectuels pour faire enfler leur réputation, pour acquérir des privilèges, pour gagner du prestige, sans s’impliquer réellement dans les luttes populaires, j’ignore tout ce petit monde.
Ce participant au forum suggère de commencer par Foucault – qui, comme je le disais, est assez différent des autres, pour deux raisons : premièrement je trouve ses écrits compréhensibles, bien que généralement inintéressants ; et deuxièmement il ne se tenait pas à l’écart de tout engagement dans le monde réel et il ne se limitait pas aux relations dans les cercles restreints de l’élite privilégiée. Le participant fait exactement ce que je proposais : il donne quelques exemples qui pour lui montrent que le travail de Foucault est important. C’est exactement ce qu’il faut faire. Je pense que ce qu’il rapporte permet de comprendre pourquoi mon attitude est si « dédaigneuse » envers tout cela – en fait je ne m’en occupe pas. Ce que le participant cite, avec exactitude j’en suis sûr, ne me semble pas très important, parce que tout le monde le savait déjà, à part quelques détails de l’histoire sociale et intellectuelle, et à ce propos je suggère la prudence. Ce sont là des questions sur lesquelles j’ai moi-même travaillé assez longuement, et je sais que les références de Foucault ne sont tout simplement pas fiables, donc je ne lui fais pas confiance, faute de recherche indépendante dans des domaines que je ne connaîtrais pas – cela a un peu affleuré dans la conversation de 1972 qui a été éditée. Je pense qu’il existe de bien meilleurs travaux universitaires sur les 17e et 18e siècles, que je préfère consulter, ce qui ne m’empêche pas de pouvoir faire ma propre recherche. Mais restons-en là pour les données proprement historiques et regardons les « constructions théoriques » et les analyses : il y a eu « un grand changement, avec au départ des mécanismes répressifs pour aller vers des mécanismes plus subtils au moyen desquels les gens font » volontairement ce que les puissants veulent qu’ils fassent. C’est assez vrai, en fait c’est même banal. Si cela est une « théorie », alors toutes les critiques à mon encontre sont fausses : j’ai aussi une « théorie », dans la mesure où je disais cela il y a des années, j’en avais donné les raisons et le contexte historique, mais sans prétendre exposer une théorie (parce que ça ne mérite pas une telle appellation), et sans rhétorique emberlificotée (parce que c’est très simple), et sans affirmer que c’est nouveau (parce que c’est un truisme). On sait depuis longtemps que quand les moyens de contrôle et de coercition baissent il faut davantage recourir à ce que les spécialistes des relations publiques – qui connaissaient bien tout cela – ont appelé au début du 20e siècle « le contrôle de l’esprit public ».
Les raisons ont été identifiées par Hume au 18e siècle : « la soumission implicite par laquelle les hommes abandonnent leurs propres passions et sentiments pour adopter ceux de leurs dominants » repose au bout du compte sur le contrôle des opinions et des comportements. Pourquoi ces évidences deviendraient-elles soudain une « théorie » ou une « philosophie » ? D’autres l’expliqueront. David Hume aurait ri.
Certains exemples donnés par Foucault (prenons le cas des techniques de punition au 18e siècle) semblent intéressants, mais il faudrait en vérifier la véracité. Cependant la « théorie » n’est qu’une redite ampoulée et extrêmement complexe de ce que d’autres ont dit de façon très simple, et sans prétendre exposer des choses très profondes. Il n’y a rien dans tout ce que le participant au forum rapporte dont je n’ai pas déjà parlé depuis trente-cinq ans*, en donnant aussi beaucoup de références pour montrer que cela a toujours été évident, des choses qui ne sont guère plus que des truismes. Ce qui est intéressant dans ces banalités ce n’est pas le principe, qui est transparent, mais la démonstration de la façon de fonctionner dans les détails pour des cas qui sont importants pour les gens : les interventions, les agressions, l’exploitation, la terreur, l’arnaque appelée « libre marché », etc. C’est cela que je ne trouve pas chez Foucault, mais je trouve cela chez des gens qui semblent capables d’écrire des phrases que je comprends et qui ne sont pas placés au firmament de la vie intellectuelle comme autant de « théoriciens ». Bref, le participant au forum fait ce qu’il est tout à fait judicieux de faire : présenter ce qu’il perçoit comme « des avancées importantes et des constructions théoriques » qu’il trouve chez Foucault.
Le problème c’est que les avancées me sont assez familières et il n’y a pas de « construction théorique », sauf quelques idées familières et simples qui ont été enrobées dans une rhétorique prétentieuse et compliquée. Le participant au forum demande si je pense que cela est « faux, inutile, artificieux ». Non. Les parties historiques semblent parfois intéressantes, mais il faut les prendre avec prudence et une vérification indépendante est encore plus recommandée qu’à l’accoutumé. Les parties qui sont des redites de ce qui a été décrit il y a bien longtemps, en des termes beaucoup plus simples, ne sont pas « inutiles », mais utiles ; c’est pourquoi d’autres – dont moi – en ont déjà parlé. Quant à savoir si c’est « artificieux », à mon avis c’est le cas effectivement, dans une bonne mesure, mais je n’en veux pas particulièrement à Foucault : c’est tellement ancré dans la culture intellectuelle de Paris, très corrompue, qu’il en est imprégné tout naturellement ; même si, et c’est à son crédit, il s’efforce de s’en distancier.
La « corruption » de cette culture, notamment depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, c’est un autre sujet, dont j’ai parlé ailleurs, et je n’y reviendrai pas maintenant. Il y a des choses plus importantes à faire, à mon avis, que de mener une investigation sur les caractéristiques d’une élite intellectuelle engagée dans une compétition pour des carrières, ou pour d’autres objectifs dans leurs cercles restreints et inintéressants (du moins pour moi). Je fais une description à gros traits, et je répète qu’il n’est pas loyal de faire de tels commentaires sans apporter de preuve. Mais on m’a interrogé, et j’ai répondu sur un point spécifique qui est venu dans la discussion. Lorsqu’on me demande mon point de vue général, je ne peux que le donner, pour répondre à une question plus spécifique qui m’est posée. Je n’écrirai pas un essai sur ces sujets qui ne m’intéressent pas. À moins que quelqu’un ne puisse répondre à la question simple qui survient immédiatement à l’esprit de toute personne raisonnable lorsqu’on affirme qu’une « théorie » ou une « philosophie » voit le jour, je m’en tiendrai au travail qui me semble important et utile et à la fréquentation des gens qui cherchent à comprendre et à changer le monde.
Un autre participant au forum dit que « le langage ordinaire ne convient pas lorsque le cadre de référence n’est pas disponible pour le public ». Exact et important. Mais la bonne réaction ce n’est pas d’avoir recours à du verbiage inutilement complexe, obscure et artificieux pour parler de « théories » qui n’existent pas. Il est plus raisonnable de suggérer au public de remettre en cause le cadre de référence et de présenter dans une langue normale des alternatives qui pourraient être évaluées. Je n’ai jamais eu de problème lorsque je m’adresse à des personnes qui ont peu d’éducation formelle, ou qui parfois n’ont aucune éducation formelle ; mais il est vrai que plus les gens sont éduqués plus il est plus difficile de se faire comprendre, parce que l’endoctrinement est beaucoup plus profond, et la sélection par l’obéissance a fait son œuvre – l’élite éduquée est en gros le résultat de cela. Ce participant suggère que, en dehors de cercles comme ce forum, « pour le reste du pays, il est incompréhensible » (« il » étant moi). Ce n’est pas du tout ce que m’a montré expérience auprès de toutes sortes de publics. Mon expérience c’est plutôt ce que je viens de dire : l’incompréhension c’est généralement dans les secteurs les plus élevés. Prenez par exemple la radio. Je parle beaucoup à la radio, et il est généralement assez facile de deviner, avec l’accent, etc., de quelle genre de public il s’agit. J’ai généralement observé que lorsque les auditeurs sont plus pauvres et moins éduqués, je peux faire l’économie de beaucoup d’explications relevant de l’arrière-fond culturel, du « cadre de référence », parce que c’est déjà clair pour tout le monde, et je peux directement parler d’affaires qui nous intéressent tous. Avec des publics plus éduqués, c’est nettement plus difficile : dans ces cas je me dois de d’abord remettre en cause tout un tas de constructions idéologiques. Il est certainement vrai que beaucoup de gens ne peuvent pas lire les livres que j’écris. Ce n’est pas parce que la langue ou les idées sont compliquées – nous n’avons aucun problème dans les discussions informelles quand exactement les mêmes points sont abordés, et y compris dans les mêmes termes. Les raisons sont différentes, peut-être en partie à cause de ma façon d’écrire, peut-être à cause de la nécessité (que je ressens, au moins) de présenter des références, ce qui alourdit la lecture. Voilà pourquoi d’autres personnes ont parfois repris mes écrits, parfois avec les mêmes mots, pour les diffuser sous forme de pamphlets ou ce genre de choses. Personne ne semble avoir de problème – même s’il est vrai, encore une fois, que les critiques du Times Literary Supplement ou des revues universitaires n’arrivent pas comprendre de quoi je parle. C’est parfois comique.
Un dernier point.
Une chose dont j’ai parlé ailleurs (une discussion dans Z Papers, et dans le dernier chapitre de « L’An 501, la conquête continue »). Il y a eu un changement dans le comportement de la classe intellectuelle ces dernières années. Les intellectuels de gauche qui il y a soixante ans* auraient donné des classes dans les quartiers ouvriers, qui auraient écrit des livres comme « Mathematics for the Million » (qui a rendu les mathématiques compréhensibles à des millions de personnes), qui auraient participé à des organisations populaires, ou qui auraient au moins parlé pour ces organisations, etc., ne le font plus ces aujourd’hui*. Ils sont pourtant prompts à dire qu’ils sont beaucoup plus radicaux que vous. On ne les voit plus, alors qu’il y a un besoin réel, un besoin croissant, et il existe même une demande explicite pour le type de travail qu’ils pourraient faire dans la vie réelle où vivent les gens qui ont des problèmes réels. Ce n’est pas un mince problème. Ce pays est aujourd’hui* dans un drôle d’état. Les gens ont peur, sont fâchés, dépités, sceptiques, désorientés. C’est une situation rêvée pour un militant, comme Mike l’a dit une fois. C’est aussi un terrain fertile pour les démagogues et les fanatiques, qui peuvent (et en fait ils le font déjà) engranger un grand soutien populaire avec des discours qui ne sont pas si différents de ceux de leurs prédécesseurs dans des circonstances à peu près équivalentes. Nous savons où cela a mené dans le passé, cela pourrait se reproduire. Il y a un abîme qui avait autrefois été comblé au moins en partie par les intellectuels de gauche qui souhaitaient s’engager auprès du peuple.
Je trouve que c’est un peu inquiétant.
Noam Chomsky
*Rappel : ce texte a été publié pour la première fois en 1995
Source : http://www.zcommunications.org/postmodernism-by-noam-chomsky
Traduction : Numancia Martinez Poggi pour LGS