Ouattara : le discours et la réalité

Le pré­sident Sar­ko­zy a confir­mé que la force fran­çaise demeu­re­rait en Côte d’Ivoire

La longue course pour le pou­voir, enta­mée par Alas­sane Ouat­ta­ra au len­de­main de la mort du pré­sident Hou­phouet Boi­gny en 1993, vient de se clô­tu­rer ce week end à Yamous­sou­kro, capi­tale admi­nis­tra­tive de la Côte d’Ivoire : en pré­sence d’une ving­taine de chefs d’Etats afri­cains et d’un seul diri­geant occi­den­tal, Nico­las Sar­ko­zy, le rival vic­to­rieux de Laurent Gbag­bo a été inves­ti dans ses fonctions.

Après six mois d’une crise meur­trière, due au refus de Laurent Gag­bo d’accepter sa défaite élec­to­rale, le pre­mier dis­cours du nou­veau pré­sident s’est vou­lu apai­sant. Il a lan­cé un « appel solen­nel à la récon­ci­lia­tion pour qu’émerge un Ivoi­rien nou­veau » et s’est « féli­ci­té de la vic­toire de la démo­cra­tie ». Sous les applau­dis­se­ments, M. Ouat­ta­ra s’est aus­si adres­sé à son hôte fran­çais : « Mon­sieur le pré­sident Sar­ko­zy, le peuple ivoi­rien vous dit un grand mer­ci » et il a ren­du hom­mage à « l’engagement de l’ONU ».

Alors que M. Gag­bo refu­sait de se rendre et esti­mait qu’il appar­te­nait au Conseil consti­tu­tion­nel ivoi­rien de consa­crer le vain­queur et non à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, c’est l’engagement mili­taire de la force fran­çaise Licorne et du contin­gent onu­sien qui, bom­bar­dant le palais pré­si­den­tiel, ont ame­né au pou­voir le pré­sident élu dont les forces n’arrivaient pas à empor­ter la déci­sion militaire.

Les moda­li­tés de cette inves­ti­ture résument les prin­ci­paux défis qui attendent le nou­veau chef de l’Etat : faire oublier qu’il doit son pou­voir à une inter­ven­tion étran­gère, deve­nir réel­le­ment le pré­sident de tous les Ivoi­riens, ins­tau­rer l’Etat de droit et réta­blir une jus­tice impar­tiale. Sur tous ces points, le che­min reste long : sou­li­gnant son « ami­tié » pour Ouat­ta­ra, le pré­sident Sar­ko­zy a confir­mé que la force fran­çaise, même réduite en nombre, demeu­re­rait en Côte d’Ivoire, pour pro­té­ger les res­sor­tis­sants fran­çais et contri­buer à la réor­ga­ni­sa­tion de l’armée natio­nale. Ces liens ren­for­cés avec l’ancienne puis­sance colo­niale risquent de pri­ver M. Ouat­ta­ra de cer­tains sou­tiens afri­cains et d’aiguiser les esprits cri­tiques, encore prompts à voir en lui le “can­di­dat de l’étranger”. En outre on peut se deman­der s’il était bien oppor­tun pour M. Sar­ko­zy d’annoncer le main­tien des liens mili­taires devant une audience essen­tiel­le­ment com­po­sée de Fran­çais rési­dant en Côte d’Ivoire et qui craignent par­fois de voir leur pré­sence ser­vir de jus­ti­fi­ca­tif politique.

Quant à l’apaisement et à la récon­ci­lia­tion, on en est encore loin : invi­té à la céré­mo­nie d’investiture, le pré­sident de l’Assemblée, Mama­dou Cou­li­ba­ly (ori­gi­naire du Nord et musul­man comme Ouat­ta­ra, mais pro Ggag­bo) a été conspué par les mili­tants pro Ouat­ta­ra, tan­dis que les pre­mières nomi­na­tions, dans l’administration, la diplo­ma­tie ou l’armée, font la part belle aux res­sor­tis­sants du Nord. Et sur­tout, les règle­ments de compte sont loin d’être ter­mi­nés : de nom­breux témoi­gnages venus de ter­rain font état de chasses à l’homme, de vio­lences et de vols com­mis par les troupes de Ouat­ta­ra rejointes par des déte­nus libé­rés de la mai­son d’arrêt d’Abidjan, de repré­sailles à l’encontre du groupe eth­nique des Bétés, dont était ori­gi­naire le pré­sident Gbag­bo. Ce der­nier est tou­jours déte­nu à Korho­go dans l’ancienne zone rebelle, sépa­ré de son épouse Simone. On a appris aus­si que Charles Blé Gou­dé, le lea­der des Jeunes patriotes, aurait été tué, après avoir été don­né pour dis­pa­ru durant un cer­tain temps. Rap­pe­lons que Blé Gou­dé, le “géné­ral de la jeu­nesse” très cri­ti­qué pour ses appels à la vio­lence en faveur de Ggag­bo fut le contem­po­rain de Guillaume Soro à la fête de la Fes­ci, (fédé­ra­tion des étu­diants de Côte d’Ivoire).

M. Ouat­ta­ra a aus­si publié une lettre adres­sée le 3 mai à la Cour pénale inter­na­tio­nale, deman­dant qu’elle se sai­sisse des crimes com­mis en Côte d’Ivoire. Sont cer­tai­ne­ment visés les com­bat­tants pro Gag­bo, y com­pris des mer­ce­naires recru­tés au Libe­ria. Mais si la jus­tice inter­na­tio­nale a un sens, et se veut impar­tiale, les forces pro Ouat­ta­ra devraient aus­si pou­voir répondre de mas­sacres dans l’Ouest du pays, de 2 à 3000 civils ayant été tués à Doue­koue, où 30.000 per­sonnes ter­ro­ri­sées sont tou­jours réfu­giées dans l’enceinte de la mis­sion catho­lique. En outre, Repor­ters sans Fron­tières et le CPJ (Comi­té pour la pro­tec­tion des jour­na­listes) ont insis­té pour que soit réta­bli le plu­ra­lisme de la presse, les jour­na­listes pro Ggag­bo étant actuel­le­ment en fuite ou menacés.

Sur la forme et le fond, le dis­cours d’investiture de M. Ouat­ta­ra était par­fait. Reste à savoir à quel prix en vies humaines ce triomphe a été obte­nu, reste sur­tout à savoir si, dans les temps qui viennent, les actes du nou­veau pré­sident et de ceux qui se réclament de lui cor­res­pon­dront à ses pro­pos apaisants…

Blog de Colette Brae­ck­man, Source : http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/2011/05/22/ouattara-le-discours-et-la-realite/